Le 26 février dernier, la Commission européenne a présenté une nouvelle proposition réglementaire — dite « Omnibus » — visant à simplifier et à alléger certaines obligations du Green Deal, dont celles de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Visant à réduire la complexité administrative, cette proposition marque un tournant, mais génère aussi une part d’incertitude à court terme.
Une contribution d’Anna Cerf, Head of Policy Product chez Watershed
Calendriers de reporting repoussés, critères potentiellement assouplis, exigences floues sur les niveaux d’assurance : à première vue, certains y voient un sursis. En réalité, ce moment charnière doit être perçu comme une opportunité stratégique pour passer à l’action. Car si les contours réglementaires bougent, les attentes des investisseurs, des clients et des collaborateurs, elles, restent constantes. Les entreprises qui utiliseront cette période pour clarifier leurs priorités, renforcer leurs systèmes et avancer concrètement auront une longueur d’avance quand la régulation s’imposera.
Une réglementation en évolution, et un cadre qui se dessine de plus en plus clairement
Dans son volet CSRD, la proposition Omnibus envisage notamment de décaler de deux ans l’obligation de reporting pour certaines grandes entreprises non cotées, ainsi que de réintroduire une phase d’adoption progressive des standards (ESRS). L’objectif est de donner aux organisations davantage de temps pour se préparer, tout en réduisant les coûts initiaux liés à la collecte et à la vérification des données.
Cependant, ces ajustements ne signifient pas que tout est remis en question. Au contraire, bien que certains éléments restent à finaliser, les piliers du cadre européen – et des standards internationaux qui y convergent – prennent de plus en plus forme. Mesure des émissions carbone sur l’ensemble des scopes, gestion des risques climatiques, gouvernance ESG, assurance des données : ce socle commun, partagé aussi bien par la CSRD que par les référentiels ISSB, CDP ou les nouvelles lois californiennes, constitue la base sur laquelle les entreprises doivent construire.
Plutôt que de geler les plans, repenser ses priorités
Face à cette période de transition réglementaire, certaines directions pourraient être tentées de suspendre ou ralentir leur mise en conformité, en attendant que les textes soient finalisés. Ce serait une erreur stratégique.
Ce moment d’ajustement peut – et doit – être mis à profit pour clarifier ce qui constitue, pour chaque entreprise, un impératif de durabilité propre. Cela suppose d’aller au-delà des grilles de conformité, en intégrant les attentes des parties prenantes internes et externes, des investisseurs, clients, aux régulateurs, ou encore les collaborateurs.
Ce recentrage permet de différencier ce qui est réellement structurant pour la performance extra-financière et la résilience de l’entreprise. Il invite aussi à traiter des sujets parfois mis de côté par manque de temps ou de ressources, comme l’articulation entre stratégie climat et plan d’investissement, ou l’intégration des objectifs ESG dans la gouvernance.
Quatre chantiers à avancer dès maintenant
Quelles que soient les évolutions réglementaires à venir, certaines priorités doivent rester en haut de l’agenda. La première concerne la mesure et la publication des émissions sur les scopes 1, 2 et 3. Maîtriser la comptabilité carbone, y compris sur l’ensemble de la chaîne de valeur, est désormais incontournable. Ce travail ne se limite pas à un impératif réglementaire : il constitue un indicateur clé pour les investisseurs, un critère de sélection pour les clients, et un facteur de réputation auprès de l’ensemble des parties prenantes.
Le deuxième chantier porte sur la gestion des risques climatiques et l’élaboration d’un plan de transition crédible. Il s’agit pour les entreprises d’identifier de manière rigoureuse les risques physiques et de transition auxquels elles sont exposées, d’en évaluer l’impact potentiel sur leur activité, et de définir une réponse stratégique cohérente avec les objectifs climatiques. Dans un contexte de pression réglementaire mais aussi d’évolution des attentes des marchés financiers, cette capacité à anticiper et à planifier devient un marqueur de maturité.
En parallèle, les organisations doivent engager une transformation en profondeur de leurs processus de collecte, de contrôle et d’assurance des données. La troisième priorité consiste à structurer les mécanismes internes qui permettront d’assurer la fiabilité des indicateurs ESG. À mesure que les obligations d’audit vont se renforcer, il devient indispensable d’anticiper cette évolution en déployant dès maintenant des processus robustes de revue et de vérification, qui éviteront des ajustements coûteux ou précipités plus tard.
Enfin, aucun de ces efforts ne pourra produire de résultats durables sans une gouvernance adaptée. Le quatrième chantier implique d’intégrer pleinement la performance extra-financière dans les processus de pilotage de l’entreprise. Il ne suffit plus que les enjeux ESG soient suivis par une direction dédiée : ils doivent faire l’objet d’un suivi régulier en comité exécutif, d’un dialogue éclairé au sein des conseils d’administration, et d’une prise en compte dans les arbitrages budgétaires. C’est à cette condition que les engagements se traduiront en actions tangibles.
Sortir d’une approche opportuniste, construire une architecture durable
Jusqu’à présent, beaucoup d’entreprises ont abordé les enjeux ESG à travers une logique de conformité, en répondant à un questionnaire, en remplissant une grille, ou en produisant un rapport. Cette approche réactive, souvent dictée par les délais réglementaires ou les demandes ponctuelles d’un client, a donné naissance à des systèmes d’information fragmentés telles que les feuilles Excel, les bases de données isolées, ou encore les chaînes manuelles de validation.
Néanmoins, cette logique n’est plus tenable. Les entreprises doivent aujourd’hui passer d’une approche « last mile » à une architecture ESG robuste, conçue pour soutenir à la fois le reporting et l’action. Cela implique de construire des systèmes de données centralisés, interopérables, capables de fournir des indicateurs fiables aux fonctions finance, RH, achats, opérations.
Une telle infrastructure permet non seulement de produire des rapports de qualité, mais aussi de piloter la stratégie durable au quotidien, avec la même rigueur que les indicateurs financiers.
Le moment d’agir, pas de subir
Si les calendriers réglementaires peuvent évoluer, les attentes du marché, elles, se durcissent. Dans un contexte de hausse des taux, d’exigence de rentabilité et de sélection accrue des actifs, les entreprises capables de démontrer une trajectoire ESG crédible et mesurable seront mieux positionnées pour attirer les capitaux et sécuriser leurs relations commerciales.
Les directions durabilité et RSE devraient donc profiter de ce moment pour définir une feuille de route climat alignée avec les nouveaux standards, et formaliser les processus de collecte, vérification et restitution des données ESG. Mais ce n’est pas tout, il leur faudrait lancer ou consolider des exercices de reporting volontaire (via CDP, ISSB, rapports climat), et aussi former les instances dirigeantes aux exigences des prochaines étapes.
Ce travail en amont évite le piège du « reporting de dernière minute », où les données sont instables, les messages peu cohérents, et la valeur réelle du rapport questionnée par les parties prenantes.
Une régulation plus fluide, mais une pression constante
La proposition Omnibus s’inscrit dans un mouvement plus large au niveau européen, celui d’une régulation qui cherche à être à la fois ambitieuse et pragmatique. Le Green Deal ne faiblit pas, il se réorganise. Ce signal politique fort appelle une réponse stratégique des entreprises, celle de ne pas attendre des textes définitifs pour avancer, mais construire une résilience durable et leur leadership mondial.
La durabilité n’est plus un supplément de communication. Elle devient un facteur de compétitivité, de financement, de performance. Et si les règles du jeu évoluent, les entreprises capables d’investir dans des systèmes robustes, transparents et interopérables tireront leur épingle du jeu, aujourd’hui comme demain.
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