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Du microgrid au supergrid : l’avenir des réseaux électriques dans le monde

Le 17 mars dernier, l’agence ENTSO-E, regroupant les opérateurs de réseaux électriques de 35 pays européens, annonçait avoir réussi le raccordement de l’Ukraine au supergrid du Vieux Continent en réponse à la coupure russe survenue seulement quelques semaines auparavant, le 24 février. Cet incroyable exploit technique, précipité par la guerre, met en lumière le rôle crucial que jouent l’interconnexion dans la stabilité et la sécurité d’un réseau électrique national. Bien que souvent oubliées des débats sur la transition énergétique qui s’attachent principalement à résoudre l’équation d’un mix électrique parfait et trouver les meilleures solutions pour réduire notre consommation, la transmission et la distribution sont pourtant des acteurs essentiels dans la transformation du système électrique dans son ensemble. 

 

Les différents scénarios et préconisations des organismes internationaux, comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) ou la Commission Européenne, indiquent de façon unanime le rôle clé que doit jouer l’électricité dans notre lutte contre le changement climatique. En somme, il faut électrifier nos besoins énergétiques pour limiter la consommation de fioul, d’essence ou de gaz naturel. A la manière de la démarche d’Edison au XIXème siècle, cette nouvelle électrification s’est tout d’abord intéressée à la décentralisation de la production d’électricité en proposant des solutions pour des usages individuels ou de quartiers.
Jusqu’à présent, le parangon de cette démarche a été le microgrid. Il s’agit d’un mini-réseau, doté d’une production d’électricité locale, comme des panneaux photovoltaïques et une solution de stockage, comme une batterie, pouvant fonctionner en autonomie. Si les microgrids doivent être effectivement déployés à grande échelle pour poursuivre la transition énergétique, l’insularité, seule, ne nous permettra pas de réaliser une électrification massive de nos besoins qui implique également une modernisation et une expansion significative du réseau de transmission et de distribution actuel. Pour des raisons de résilience et de sécurité d’approvisionnement, tout microgrid souhaitera se raccorder au grid, c’est-à-dire au réseau électrique général, notamment en cas d’intermittence de la production d’électricité locale ou de la limite de la capacité de stockage choisie.

 

L’électricité ne peut pas être stockée sous sa forme propre et doit donc être transformée en énergie chimique ou potentielle (batterie, stockage hydroélectrique) ou circuler dans un réseau et être transformée à son tour pour servir des usages finaux (éclairer ou cuisiner par exemple). Pour fonctionner, ce réseau électrique doit toujours être en équilibre, c’est-à-dire envoyer la même quantité d’électrons (production) que celle qui est retirée (consommation) et ce, à une fréquence constante variant selon les standards en vigueur dans chaque géographie (50 Hz pour l’Europe et 60 Hz pour les Etats-Unis). La gestion de ces réseaux est donc infiniment complexe et les objectifs de transition énergétique posent de nouveaux enjeux comme :

  • l’augmentation de la demande,
  • la modification des sources de production électrique, notamment avec l’accroissement des énergies renouvelables éolienne et solaire qui sont intermittentes et non pilotables,
  • la multiplication et la décentralisation des points de production entraînant une complexité accrue dans l’équilibrage et l’optimisation du réseau.

Si les énergies renouvelables comme l’électricité issue de l’éolien et du solaire sont indispensables à notre transition énergétique, leur rendement dépend du vent et du soleil et la production électrique qui en découle varie en fonction de l’heure de la journée et de la période de l’année. Elle est également peu pilotable parce qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de système de stockage à grande échelle permettant une mise à disposition des électrons de manière quasiment immédiate, contrairement aux centrales thermiques ou nucléaires, dont on connaît la production à toute heure et que l’on peut faire varier en fonction de l’état du réseau. 

 

Pour pallier l’intermittence des énergies renouvelables, il existe deux principales solutions : augmenter drastiquement les capacités de stockage et étendre le réseau électrique en créant de nouvelles interconnexions, c’est-à-dire en reliant les réseaux entre eux. Pourquoi est-il utile de relier les réseaux et de créer ainsi des « supergrids » ? Tout d’abord, cela permet d’échanger plus simplement de l’électricité : d’exporter en cas de surplus et d’importer en cas de sous-production.
Ces échanges permettent de faire baisser les coûts pour les consommateurs, particuliers comme entreprises. Cette simplification des échanges crée également de nouveaux débouchés pour la production d’énergie renouvelable, essentiels dans l’optimisation de sa consommation. Par exemple, l’Espagne achète de l’électricité à la France la nuit quand le prix est le plus bas et vend son surplus solaire la journée ce qui correspond au pic de consommation français. A l’échelle internationale, il existe des milliers de réseaux indépendants, mais la tendance va à l’interconnexion et à la construction de grands maillages électriques et ce sur tous les continents.

 

Le cas européen

La particularité européenne tient dans l’interdépendance de ces réseaux avec ces 400 interconnexions. Le « supergrid » européen est le plus grand réseau électrique interconnecté au monde, alimentant plus de 600 millions de personnes, grâce à 305 000 kilomètres de lignes électriques. Cette interdépendance est vue par l’Union Européenne comme un élément stratégique pour atteindre l’objectif de neutralité carbone tel que défini dans le cadre du Green Deal (référence article).
Aujourd’hui, il existe de nombreux plans d’interconnexion comme le projet « Golfe de Gascogne » visant à relier la France (Bordeaux) à l’Espagne (Bilbao) via l’Océan Atlantique, le projet « Celtic », qui connectera l’Irlande (Cork) à la France (Morlaix) ou encore le projet « Viking Link » entre la Grande-Bretagne et le Danemark à travers la Mer du Nord, un projet de plus de 760 kilomètres qui devrait entrer en opération en 2023. Ces nouvelles lignes ont pour but de relier les prochains centres de développement éolien en mer avec les principaux pôles de consommation.

Prysmian Group - Viking Link | Submarine Cable - YouTube
Mise en place d’une ligne électrique pour le projet d’interconnexion reliant le Danemark au Royaume-Uni (Source : Viking Link)

 

L’Europe développe également des liens avec ses voisins. Il existe déjà plus de 80 points d’interconnexion avec des pays frontaliers comme le Maroc, les pays des Balkans ou la Turquie. Quelques experts appellent de leurs vœux un raccordement plus important entre l’Europe et l’Afrique du Nord pour pouvoir bénéficier à terme de l’énergie solaire produite dans ces pays.

 

Le cas chinois

Bien que l’Europe ait une longueur d’avance sur les autres continents, la Chine a très rapidement rattrapé son retard grâce à l’interconnexion de ses différentes provinces, et à tel point qu’elle a développé une expertise reconnue à l’international dans la construction et l’installation de lignes à très haute tension. Ce vaste projet national est devenu au fil des années un cheval de bataille pour la diplomatie chinoise qui rêve d’un supergrid transcontinental reliant l’Asie à l’Europe et à l’Afrique. Derrière ce projet de coopération internationale se cache un intérêt commercial, mais aussi un intérêt géopolitique qui permettrait à la Chine de dicter ses propres standards à un système électrique mondial. À l’heure actuelle, peu d’avancées ont été faites sur le front d’un supergrid transcontinental, mais la Chine renforce ses positions dans les systèmes de distribution et de transmission à travers le monde comme en Afrique, en Amérique latine et également en Europe, où la Chine possède des parts dans les réseaux portugais et italien.

 

Le cas américain

 

Le réseau électrique américain (Source : North American Electric Reliability Council)

 

Aux Etats-Unis, le niveau d’interconnexion est plus bas qu’en Europe et a souvent été pointé du doigt par les observateurs et commentateurs du fait des nombreuses coupures d’électricité en Californie et plus récemment celle causée par la tempête Uri qui plongea le Texas dans le noir pendant plus d’une semaine, causant la mort de plus de 200 personnes. Il existe trois réseaux aux Etats-Unis, celui de l’ouest, de l’est et du Texas. Toutefois, même dans l’est et l’ouest, les États ne sont pas parfaitement reliés. Ainsi, chaque été en Californie, près de 190 000 MWh d’énergie solaire (environ 10% de sa consommation totale) ne sont pas consommés. Tandis que de l’autre côté des Rocheuses, le réseau électrique texan pourrait bénéficier de ce surplus du fait des fortes tensions liées à la consommation d’air conditionné durant les vagues de chaleur estivale.

De manière générale, les capacités installées d’énergie renouvelable se trouvent principalement dans la région des grandes plaines (citation article Texas), peu densément peuplée et loin des grandes villes et centres industriels américains. Développer plus de champs éoliens implique donc de renforcer le réseau de transmission et de distribution. Les premiers travaux sur un supergrid américain ont été développés à la fin du second mandat du Président Obama, mais n’ont pas été poursuivis sous l’administration Trump. Dans le prolongement de la loi Build Back Better votée en novembre 2021, l’administration Biden a proposé en janvier dernier une initiative intitulée Build a Better Grid qui vise à moderniser un réseau ancien et renforcer les capacités de raccordement et d’interconnexion. Selon le Department of Energy, les États-Unis devraient augmenter le réseau de 60% d’ici 2030. 

 

Contraintes

Le principal problème du supergrid, a contrario du microgrid, est de savoir si on peut faire confiance à son voisin ! Sera-t-il capable de maintenir son réseau en équilibre et en sécurité ? Ces grands réseaux requièrent une entente et une collaboration permanentes dans les standards utilisés, les niveaux de production choisis ou les opérations de délestage, mais aussi une grande solidarité. C’est ce qui est fascinant dans le cas européen : des pays souverains peuvent s’accorder sur leurs politiques énergétiques, apanage par excellence des pouvoirs régaliens, et ainsi venir au secours de l’un ou l’autre en fonction des incidents ou événements climatiques.
En 2006, alors que les Néerlandais faisaient des travaux de maintenance sur une des lignes électriques reliant leur pays à l’Allemagne, les Allemands décident de couper les deux lignes à haute tension enjambant le fleuve Ems pour laisser passer un nouveau paquebot de croisière tout juste sorti du chantier naval Meyer. En coupant ainsi les principales lignes allemandes et néerlandaises, les deux pays ont plongé une demi-douzaine de pays européens dans le noir, soit à peu près 10 millions de personnes. Le système a finalement pu être resynchronisé en une heure grâce à la coordination entre les différents acteurs européens et à l’utilisation des capacités hydroélectriques de réserve françaises et suisses pour stabiliser le réseau.

 

Au-delà des incidents techniques et de gestion, la complexité des échanges a renforcé la menace cyber sur les outils de contrôle et d’optimisation, devenus omniprésents et omnipotents. Un des exemples les plus tristement emblématiques est l’attaque contre le réseau électrique ukrainien de 2015 plongeant 230 000 personnes dans le noir pendant toute une journée.

 

Au même titre que les microgrids, les supergrids font partie des solutions à mettre en place pour mener à bien la transition énergétique. Toutefois, les supergrids se heurtent à une réalité géopolitique et politique parfois à contre-courant des enjeux environnementaux. Espérons que les replis identitaires observés en Europe ne fragilisent pas ces systèmes de collaboration, d’échanges et d’optimisation dont nous avons et aurons tant besoin.

 

Pour aller plus loin : 

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