La Conférence des Nations Unies sur l’Océan qui s’est déroulé à Nice a été l’occasion d’attirer enfin l’attention générale sur les écosystèmes marins. L’océan est en effet trop souvent le grand oublié des politiques publiques, comme des stratégies des entreprises en faveur du climat et de la biodiversité. Malgré une mobilisation attendue, le sommet à Nice s’est conclu sur un accord a minima, révélateur d’un manque persistant de volonté politique. Ce constat oblige les acteurs économiques à prendre les devants et à structurer leur propre « feuille de route bleue ». Ils sont en effet directement concernés : non pas seulement par obligation morale, mais parce qu’il y va de leur propre résilience.
Une contribution de Maxime Dupont, Directeur Impact & Durabilité et Louis Raynaud de Lage, Senior Manager Impact & Durabilité chez Bartle
Notre économie est dépendante des océans
Les écosystèmes marins et côtiers couvrent plus de 70% de la surface terrestre et fournissent des services écosystémiques essentiels : l’océan produit plus de 50% de l’oxygène que nous respirons, régule le climat en absorbant chaque année 25% du CO₂ d’origine anthropique et plus de 90% de l’excès de chaleur. Il abrite une biodiversité essentielle et 40% de l’humanité vit à moins de 100 km de ses côtes.
Si l’économie bleue (liée aux océans) était un pays, elle serait la cinquième puissance mondiale, avec 2 600 milliards USD, contribuant directement à 100 millions d’emplois, selon l’OCDE.
Il ne s’agit en fait que de la partie émergée de l’iceberg. La valeur totale estimée des services écosystémiques marins pour l’économie s’élèverait en fait entre 25 000 et 50 000 milliards USD/an, selon les études menées ces dernières années. Cette incroyable création de valeur est liée à la biodiversité, à la régulation du climat, à la protection côtière (récifs, mangroves, herbiers), aux activités récréatives, au transport maritime ou encore aux énergies renouvelables offshore.
Une vulnérabilité stratégique sous-estimée
Malgré cet apport colossal peu valorisé, l’océan est aujourd’hui malmené : acidification, hausse des températures, désoxygénation, montée des eaux, effondrement de la biodiversité. Ces impacts sont systémiques et irréversibles à court terme. A moyen et long terme, ils provoquent des effets domino sur les chaînes de valeur mondiales dont la moitié présente une dépendance directe ou indirecte aux milieux marins : transport maritime, tourisme côtier, aquaculture, immobilier littoral… Face à cette dégradation, la vulnérabilité des entreprises est massive, mais souvent sous-estimée.
Aujourd’hui, peu d’acteurs économiques ont intégré l’enjeu océan dans leur stratégie climat ou biodiversité. L’ODD 14 (« Vie aquatique ») est le moins financé par les investissements privés. Il nécessite 175 milliards de dollars par an, mais peine à dépasser les 30 milliards par an depuis 2010. Moins de 3% de la surface océanique est protégée efficacement, alors que l’objectif international vise 30% d’aires marines protégées d’ici 2030.
Cette situation est symptomatique de la difficulté des entreprises à intégrer les enjeux liés aux océans dans leurs stratégies climat et biodiversité.
Des outils existent et doivent être activés
Pourtant, les outils existent. La directive CSRD propose un cadre précieux, la « double matérialité » : les entreprises doivent évaluer à la fois les impacts qu’elles exercent sur les milieux naturels, les risques que leur fait courir la dégradation de ces milieux et les opportunités qui peuvent être développées. Les référentiels TNFD ou Science-Based Targets for Nature permettent quant à eux d’objectiver ces dépendances et d’établir des plans d’action crédibles. Intégrer la dimension “océan” dans ces nouveaux cadres de pilotage stratégique des organisations doit devenir une pratique standard.
Concrètement, il s’agit de mesurer ses impacts marins (pollution plastique, perturbation des habitats), de comprendre ses dépendances et les risques qui en découlent, de réduire ses pressions (en réformant la logistique, les achats), et de contribuer à la régénération des milieux dégradés. De nouveaux leviers émergent pour y parvenir : éco-conception des infrastructures, biomimétisme, partenariats scientifiques.
Les directions RSE, des risques, des opérations et de la stratégie doivent être associées à une gouvernance “océan”, inscrite dans les comités climat et/ou ESG. L’enjeu est systémique : il nécessite un pilotage transverse, supposant des indicateurs de suivi et une feuille de route dédiée.
Des coalitions public-privé-ONG sont à renforcer, avec les collectivités littorales, les instituts de recherche, les acteurs du financement, pour faire émerger des solutions pérennes. Des outils existent : contrats de restauration écologique, fonds à impact, concessions marines durables.
Certaines entreprises montrent déjà la voie, en finançant des projets de restauration de mangroves, d’herbiers marins ou de récifs coralliens. Des alliances se structurent : Ocean Stewardship Coalition, Seaweed for Europe, 1000 Ocean Startups. Des standards émergent, tels que le Blue Standard ou les certifications Ocean Bound Plastic. Le monde de la finance, lui aussi, commence à intégrer ces enjeux dans l’allocation de ses capitaux.
Pour passer à l’échelle, chaque entreprise doit se doter d’une « boussole bleue » : un référentiel interne pour intégrer l’océan dans ses choix stratégiques, ses politiques achats, ses produits, ses partenariats, son reporting extra-financier.
Le message est clair : l’océan ne peut plus rester un angle mort des stratégies de durabilité, notamment quand les chaines de valeur sont concernées. Il doit devenir un pilier à part entière de la transition écologique et économique.
Protéger l’océan ne constitue pas un supplément d’âme environnemental. C’est un impératif stratégique pour assurer la résilience des modèles économiques. Dans un monde où les océans deviennent le thermomètre du dérèglement climatique, les entreprises peuvent choisir d’en faire le baromètre de leur engagement réel.
L’économie bleue de demain sera régénérative — ou elle ne sera pas.
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