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Sophie Vannier (La Ruche) : « L’entrepreneuriat ne doit plus être un privilège, mais un levier pour tous »

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Sophie Vannier (La Ruche) : « L’entrepreneuriat ne doit plus être un privilège, mais un levier pour tous »

Depuis plus de quinze ans, Sophie Vannier agit pour que l’entrepreneuriat ne soit plus réservé à une élite. Cofondatrice et Présidente de La Ruche, un réseau national qui accompagne les porteurs de projets à impact dans toute la France, elle incarne une autre façon d’entreprendre : inclusive, responsable et régénérative.

Dans un contexte économique tendu, où l’exclusion sociale menace une part croissante de la population, La Ruche défend un entrepreneuriat comme levier d’employabilité, d’égalité des chances et de transformation écologique. Avec plus de 12 000 personnes orientées et 4 700 entrepreneurs accompagnés, un maillage de 16 antennes locales et une approche profondément humaine, Sophie Vannier est aujourd’hui une voix qui compte dans l’économie sociale et solidaire.

 

Forbes France : Vous avez consacré toute votre carrière à l’ESS. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous engager dans cette voie ?

Sophie Vannier : Ce fut un mélange de rencontres et d’intuition. À la sortie de mon école de commerce et de droit, je ressentais un profond malaise avec le monde du travail tel qu’on me le présentait : trop compétitif, trop déconnecté du réel. C’est lors d’un échange en Australie que j’ai exploré une autre approche, plus humaine, plus durable, en découvrant notamment le travail d’un anthropologue qui parlait d’un entrepreneuriat ancré dans les territoires.

À mon retour, j’ai rencontré mon futur associé de La Ruche, qui m’a embauchée comme stagiaire. Nous avons tissé une relation de confiance qui dure encore aujourd’hui. C’est en 2008 que La Ruche est née, avec l’idée que l’entrepreneuriat social pouvait être un levier d’impact et d’inclusion. À l’époque, on disait encore que l’intérêt général et le business étaient incompatibles… Aujourd’hui, cette frontière s’efface.

 

Comment avez-vous vu évoluer l’économie sociale et solidaire depuis la création de La Ruche ?

S. V. : Nous avons vu l’ESS s’élargir. À nos débuts, elle comprenait les coopératives, associations ou fondations. La loi Hamon de 2014 a marqué un tournant, en introduisant le statut ESUS (Entreprise solidaire d’utilité sociale) et en élargissant les formes possibles.

Mais sur le plan économique, la progression reste lente : l’ESS représente environ 13 % de l’emploi salarié privé, mais sa part dans le PIB ne progresse que faiblement depuis 10 ans. Malgré cela, la jeunesse s’approprie ces enjeux, les formations ESS se multiplient dans les écoles, et les entreprises à mission, même si elles ne relèvent pas strictement de l’ESS, ont introduit une nouvelle conscience dans le secteur privé.

 

La Ruche, c’est aujourd’hui un réseau national. Quelle est votre mission ?

S. V. : Nous voulons remettre l’entrepreneuriat à portée de celles et ceux qu’on n’attend pas : femmes, réfugiés, habitants de quartiers prioritaires, personnes en situation de handicap, demandeurs d’emploi, jeunes sans réseau… Nous accompagnons aussi des startups à impact en phase d’accélération pour faire rayonner une économie responsable.

En 2023, nous avons sensibilisé plus de 12 000 personnes aux enjeux durables, formé 4700 entrepreneurs et nous sommes présents dans 15 villes en France, de Paris à Marseille, de Strasbourg à Saint-Nazaire. Nos espaces sont des tiers-lieux où se mêlent coworking, accompagnement et vie communautaire. Et nous tenons beaucoup à notre ancrage local, à la proximité : les besoins ne sont pas les mêmes à Montreuil, dans le Nord et en Occitanie.

 

En quoi l’entrepreneuriat peut-il être un levier crédible d’employabilité ?

S. V. : Parce qu’il permet de reprendre la main sur son parcours professionnel. Beaucoup de gens que nous accompagnons ne trouvent pas leur place dans le salariat classique. L’entrepreneuriat leur redonne un moyen de se projeter, des compétences, et parfois leur crée leur propre emploi. Mais attention : ce n’est pas l’entrepreneuriat en soi qui est la clé du succès, c’est l’accompagnement, l’entraide, l’appui individuel et collectif.

Selon notre mesure d’impact, 80 à 85 % des personnes accompagnées dans nos programmes sortent vers un emploi, une formation ou une activité entrepreneuriale dans les mois qui suivent. C’est ce que nous appelons une “sortie dynamique”.

 

Quels sont les principaux freins pour les personnes issues de milieux sous-représentés ?

S. V. : Le premier, c’est la confiance en soi. On ne leur a jamais dit qu’ils pouvaient entreprendre. Le deuxième, c’est le manque de réseau et la méconnaissance des codes. Et le troisième, c’est l’accès au financement, encore trop élitiste. C’est pourquoi nous proposons des programmes comme Les Audacieuses depuis 10 ans, avec le soutien de banques et de collectivités, pour outiller ces talents.

 

Des projets accompagnés vous ont-ils particulièrement marqués ?

S. V. : Oui, beaucoup. Le Moulin Demain, par exemple, réhabilite des moulins pour produire de l’électricité en circuit court. Oceano, une startup qui recycle les combinaisons de surf en lunettes de soleil. Ou encore Traille, qui valorise la laine de mouton qui n’était pas exploitée pour créer des nouvelles alternatives aux matières synthétiques. Ce sont des projets beaux, utiles et visionnaires, portés par des gens incroyablement résilients.

 

La levée de fonds devient plus difficile. Est-ce un frein pour l’innovation à impact ?

S. V. : C’est un frein, mais aussi une opportunité. L’impact a longtemps été une “mode”, maintenant, il doit prouver son modèle économique. Les porteurs de projets doivent s’aligner sur les évolutions législatives (loi AGEC, loi EGALIM…), anticiper les mutations à venir : moins de plastique, plus d’énergies renouvelables, plus d’inclusion. L’argent va suivre ces transitions, il faut savoir où regarder.

 

Quel rôle doit jouer la France face au recul de certaines politiques sociales à l’international ?

S. V. : Un rôle moteur. La France a historiquement un tissu associatif fort, des valeurs de solidarité et un socle républicain qui peuvent devenir un avantage compétitif dans l’économie de demain. L’ESS doit s’inscrire dans les politiques publiques comme un levier stratégique et non comme une option marginale.

Investir dans l’ESS, c’est aussi faire des économies budgétaires. Réinsérer une personne dans l’emploi, c’est éviter des mois de chômage. À La Ruche, nous le constatons tous les jours.

 

Quels défis pour La Ruche dans les prochaines années ?

S. V. : Trois grands défis :

  1. Renforcer notre ancrage territorial, en allant là où il n’y a rien, notamment en milieu rural.
  2. Stabiliser notre modèle économique, en diversifiant nos revenus, et en limitant notre dépendance aux subventions.
  3. Préserver notre culture d’équipe. Nous étions une dizaine en 2018, nous sommes 80 aujourd’hui. Il faut maintenir notre esprit collectif et nos valeurs.

 

Quel message adresseriez-vous à ceux qui hésitent à entreprendre à impact ?

S. V. : N’attendez pas d’être “prêt”. Testez. Essayez. Entourez-vous. On ne décide jamais bien sur des hypothèses. On forge ses convictions en marchant. Et surtout : l’entrepreneuriat n’est pas réservé à une élite. Il peut être un outil de transformation personnelle et collective.

 


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