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Champagne sous pression : comment la guerre commerciale de Trump secoue une filière d’excellence française

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Olivier Cril, directeur export de la maison familiale Jean-Noël Haton

Menacée par des droits de douane américains pouvant atteindre 200 %, la filière champagne est en alerte. Premier marché d’exportation pour le précieux vin effervescent, les États-Unis pourraient devenir inaccessibles, mettant en péril une industrie emblématique. Olivier Cril, directeur export de la maison familiale Jean-Noël Haton, décrypte pour Forbes France les impacts de cette crise et les stratégies de résilience mises en place.

La filière champagne fait face à une menace majeure depuis que Donald Trump a annoncé en novembre 2024 la mise en place de droits de douane pouvant atteindre 200 % sur les vins et champagnes français. Cette mesure, qui s’inscrit dans une guerre commerciale transatlantique, pourrait entraîner un arrêt quasi total des exportations vers les États-Unis. Or, ce pays représente le premier marché d’exportation pour le champagne français, avec près de 27 millions de bouteilles expédiées en 2023, pour un montant de 810 millions d’euros. Une telle surtaxe aurait des effets en cascade sur l’ensemble de la chaîne — des producteurs aux logisticiens — et pourrait coûter jusqu’à 4 milliards d’euros à la balance commerciale française. Dans ce contexte, la filière a appelé à un dialogue transatlantique constructif pour éviter une escalade commerciale aux conséquences lourdes.

La maison Jean-Noël Haton incarne les valeurs d’un savoir-faire indépendant et familial. Fondée en 1928 par son grand-père, avec l’expérience de générations de vignerons HATON depuis le 17ième s.; Jean-Noël fait passer la Maison de 50 000 bouteilles produites à ses débuts à plus de 1,1 million de bouteilles commercialisées aujourd’hui. Elle s’est développée grâce à un réseau de distribution fondé sur la dégustation et la recommandation. En 4 ans, la maison a doublé ses volumes à l’export et est distribuée sur 36 marchés internationaux — tout en conservant son ancrage dans le terroir français (encore 70% des ventes).

Olivier Cril est le Directeur Export de la maison de champagne Jean-Noël Haton. Il en connaît parfaitement l’ADN, étant lui-même le petit-cousin de Jean-Noël Haton, fondateur de l’entreprise. Il a toujours exercé dans des fonctions internationales, au service de plusieurs maisons prestigieuses, avant de rejoindre la maison familiale il y a trois ans. Fort de vingt ans d’expérience dans le secteur champenois, il répond à Forbes France sur les enjeux de la filière champagne française dans le contexte économique actuel.


 

Forbes France : Pour commencer, pourriez-vous dresser le bilan de l’année 2024, et du 1er trimestre 2025, et indiquer quelle place représente le marché américain pour cette filière ?

Olivier Cril : L’année 2024 a été globalement difficile pour la filière champagne, avec une baisse de 9.2 % (France -7.2% et Export -10.8%). Mais chez Jean-Noël Haton, on observe une dynamique à contre-courant. Notre maison familiale et indépendante a enregistré une croissance de 5 à 6 % en 2024 sur notre marque principale, ce qui reflète la solidité de notre positionnement malgré un contexte international tendu.

Le début de l’année 2025 confirme cette tendance positive, avec notamment une croissance de 17 % de nos exportations vers les États-Unis entre janvier et mi-avril. Ce marché reste d’ailleurs stratégique pour nous : il représente aujourd’hui 28 % de nos exportations. À titre de comparaison, la moyenne du secteur champagne se situe à 18% de la valeur exportée (soit 14% du total Champagne).

Cela dit, il ne faut pas négliger l’importance du marché français. Chez Jean-Noël Haton, le marché national représente encore environ 70 % de nos ventes totales, ce qui en fait notre socle principal. Cette répartition particulière, avec un export en croissance mais encore minoritaire, nous donne une assise solide tout en nous permettant de développer progressivement notre présence à l’international.

 

Comment l’industrie a-t-elle été affectée par les droits de douanes américains sur les vins et spiritueux européens ?

O. C. : Depuis la réélection de Donald Trump en novembre 2024, la situation est devenue très instable pour les exportateurs de champagne vers les États-Unis. Toutes les commandes ont été suspendues, même celles qui étaient déjà en cours. Plus rien ne partait, ce qui a naturellement provoqué un coup d’arrêt brutal de nos exportations.

Actuellement, une trêve douanière a été instaurée : les droits de douane ont été temporairement gelés à 10 % pour une période de 90 jours (à compter du 4 avril 2025). Cela a généré deux réactions très contrastées chez nos importateurs américains. Certains, comme notre client ABC en Floride — une grande chaîne de cavistes —, ont décidé d’accélérer massivement leurs commandes pour profiter de cette période plus clémente, par crainte d’un durcissement futur, même si je ne pense pas qu’ils atteindront la valeur de 200% comme il l’avait annoncé en novembre 2024. D’autres, en revanche, adoptent une stratégie d’attente : ils espèrent une baisse ou une suppression totale des taxes à l’issue des négociations.

Mais il y a un autre facteur, souvent sous-estimé, qui pèse lourdement sur nos échanges : le taux de change. Depuis l’investiture, l’euro s’est affaibli face au dollar, ce qui renchérit de près de 10 % le coût d’achat pour les importateurs américains. Cette variation de change a un impact aussi fort, voire plus fort encore, que les droits de douane eux-mêmes.

 

Est-ce que cette guerre douanière va impacter la manière dont vous faites du commerce avec les États-Unis ?

O. C. : À ce stade, nous n’anticipons pas de baisse de nos volumes vers les États-Unis. Bien au contraire, nous pensons pouvoir maintenir, voire augmenter nos expéditions, car nous ne sommes pas encore pleinement distribués sur l’ensemble du territoire américain. Il reste donc des marges de progression, notamment dans plusieurs grands États où notre présence reste partielle.

Cette résilience tient en grande partie à notre modèle. Même si pendant des années les grandes maisons productrices de champagne ont été un business model merveilleux qui a permis de tirer la filière vers le haut en termes d’export, leur développement atteint ses limites dans le contexte actuel. Là où les grandes maisons ont beaucoup souffert, c’est qu’elles ont depuis des années basé leur croissance sur une stratégie de hausse continue des prix – elles ont “tiré” sur l’élasticité-prix. Cette logique, qui reposait sur l’idée que la demande resterait insensible à la montée des tarifs est en train de s’affaiblir au-delà d’une crise passagère. La plupart des marchés ne suit plus « les yeux fermés ».

Chez Jean-Noël Haton, nous avons toujours préféré rester sur une politique de prix raisonnable, sans compromettre la qualité. C’est cette combinaison d’authenticité, de régularité et de juste prix qui nous permet aujourd’hui de tirer notre épingle du jeu, même dans un contexte international incertain.

 

Est-ce que le marché asiatique, ou d’autres marchés, vont-ils monter en puissance ?

O. C. : Aucun marché, aujourd’hui, ne peut prétendre remplacer les États-Unis en termes de volume ou de consommation. Même des marchés historiques comme le Japon, la Corée du Sud, Hong Kong… restent encore loin derrière. Cependant, il existe des zones en expansion qu’il ne faut pas négliger, des marchés qui ne sont pas encore dits “matures” – c’est-à-dire que les parts de marchés ne sont pas encore dominées par les 5 plus grands groupes producteurs de champagne français.

La Corée du Sud, certains pays d’Afrique, le Brésil ou encore Singapour, l’Australie font partie des marchés que nous avons identifiés comme porteurs pour notre style de Maison. En trois ans, nous avons ainsi ajouté 36 nouveaux importateurs. Cela ne veut pas dire qu’ils compenseront un éventuel retrait américain à court terme, mais ils constituent des relais de croissance importants pour l’avenir.

Nous sommes dans une période très particulière : pour la première fois, il n’y a plus de moteur évident à l’export. Les grandes locomotives historiques sont à l’arrêt ou en recul. Dans ce contexte, chaque nouveau marché conquis est une victoire.

 

Dans le contexte économique actuel, comment des maisons de champagne indépendantes telles que la vôtre s’adaptent-elles ? 

O. C. : Notre force, c’est notre structure légère. La maison Jean-Noël Haton fonctionne avec une structure de 40 personnes seulement (surtout aux vignes et en production). Nous n’avons ni service marketing, ni pôle communication. Toute notre stratégie repose sur le bouche-à-oreille, les dégustations auprès des professionnels, et la qualité constante de nos champagnes. C’est un modèle qui nécessite de pouvoir fonctionner sur le long terme, mais qui a fait ses preuves en termes de fidélisation de nos clients.

Cette simplicité organisationnelle nous permet de proposer des prix très compétitifs : notre première cuvée se vend encore sous 30 € chez nos cavistes (La Grande Epicerie, Cavavin, Repaire de Bacchus, Majestic Wines…), tout en offrant l’expérience gustative d’une grande maison. C’est ce positionnement qui séduit les cavistes, les restaurateurs, les hôteliers — en France comme à l’international.

Notre stratégie pour les années à venir est simple : continuer à développer de nouveaux marchés, tout en préservant notre indépendance et notre identité. Le consommateur, aujourd’hui on le voit, est en quête d’autre chose : de sens, de transparence, d’authenticité. Cela correspond parfaitement à ce que nous sommes.

 

Prévoyez-vous d’effectuer des coupes dans les effectifs, comme celles annoncées récemment chez Moët-Hennessy ?

O. C. : Absolument pas. Nous n’avons ni la taille, ni le modèle qui nous le permettrait. Notre équipe est déjà extrêmement resserrée : 40 collaborateurs à l’année, et 80 en plus pendant les vendanges. Chacun a plusieurs casquettes, et l’équilibre est déjà tendu. Licencier serait contre-productif et nous mettrait en danger.

Là où de grandes maisons sont contraintes à des plans sociaux, souvent à cause d’un modèle devenu trop lourd ou trop dépendant d’un marketing promotionnel agressif, nous bénéficions de notre agilité. Cette souplesse est aujourd’hui un atout majeur dans un environnement économique instable.

 

Attendez-vous des mesures de soutien du gouvernement ? et de l’Europe ?

O. C. : Honnêtement, nous n’attendons pas de soutien financier spécifique. Ce que nous attendons, en revanche, c’est une simplification des règles. L’un des grands paradoxes, c’est que l’export intra-européen devient parfois plus complexe que l’export vers des pays tiers. Les réglementations, les étiquetages, les taxes, et les normes varient d’un pays à l’autre, et cela alourdit considérablement notre travail.

Prenez l’Italie, par exemple : il faut refaire des contre-étiquettes spécifiques rien que pour ce marché. Ce sont de petits volumes, mais avec une charge de travail énorme et moins de rentabilité à la clé.

Quant aux aides, elles existent déjà, comme celles proposées par FranceAgriMer par exemple, mais sont d’un accès terriblement compliqué. Les démarches sont longues, les règles changent souvent, et il faut parfois recourir à une agence spécialisée pour simplement remplir le dossier et espérer qu’il soit accepté. Ce système, aujourd’hui, profite surtout aux grandes structures.

 

Selon vous, quelles solutions sont envisageables pour renforcer la résilience de la filière champagne en France ?

O. C. : Il y a une réflexion de fond à mener sur la valorisation du kilo de raisin. Aujourd’hui, on atteint parfois 7,50 à plus de 8 € le kilo dans certains crus, ce qui devient difficilement soutenable pour le consommateur final. Avec au minimum l’arrêt de l’inflation annuelle systématique historique, on pourrait maintenir une production viable et une rémunération correcte pour les vignerons. Cela relancerait les ventes (en volume et plus seulement en valeur) à l’étranger et l’exportation de la filière champagne qui a encore beaucoup de potentiels dans la plupart des pays, et renforcerait les résultats de la filière dans son ensemble. Cette logique de hausse continue a été tirée par les grandes maisons, qui ont pu se le permettre grâce à leur positionnement haut de gamme. Mais ce modèle est à bout de souffle. D’autant que certaines d’entre elles compensent aujourd’hui la baisse des ventes par des promotions massives à l’international — ce qui prouve bien que les marges de certains étaient auparavant exagérées.

Du côté des débouchés, la priorité est de continuer à explorer les marchés en expansion. Nous avons encore une marge énorme : alors que les volumes export représentent 56 % pour l’ensemble de la Champagne, nous en sommes à peine à 30 %. Des pays comme la Corée, Singapour, l’Australie, certains marchés européens comme la Belgique, l’Italie, le UK — malgré la concurrence promotionnelle continuelle — sont autant de pistes que nous comptons approfondir. Mais cela demande de l’endurance, de la rigueur, et une vision à long terme : il faut du temps pour bâtir ces distributions.

En réalité, tous ces enjeux, on les avait déjà identifiés depuis plusieurs années. Ce que fait le contexte actuel — avec les droits de douane imposés par l’administration Trump et l’incertitude qui en découle —, c’est simplement de mettre en lumière des fragilités et tensions structurelles que la filière connaissait déjà. Cela nous oblige à réagir plus vite, à nous adapter. Mais chez Jean-Noël Haton, depuis plus de 50 ans, on ne change pas de cap. On suit la stratégie de Sébastien Haton, amorcée bien avant la crise en France (volumes x4 en 10 ans) et que nous tentons de reproduire à l’Export (x2 en 4ans). : « L’indépendance d’un artisan, l’exigence d’une maison, La liberté d’un vigneron, la qualité d’un grand nom ».

 


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