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Alexandre Guérin, CEO Ipsos France

Contre toute attente, le luxe maintient sa croissance depuis 2021 et représente aussi bien un plaisir réconfort qu’un marqueur social. Alexandre Guérin, CEO d’Ipsos en France, nous propose ici une analyse en profondeur de l’adaptation du secteur au contexte et un état des lieux des profils types des acheteurs du luxe.

Un article de Pierre Berthoux, issu du numéro 25 de Forbes France – hiver 2023.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours et comment celui-ci vous a mené à devenir CEO d’Ipsos France en 2021 ?

ALEXANDRE GUÉRIN : Cela fait plus de dix-huit ans que je suis chez Ipsos et j’ai passé près de dix ans aux États-Unis pour travailler sur des problématiques client, notamment auprès des grands noms de la tech. Ipsos représente la moitié du marché des études dans le monde avec une approche d’hybridation à la pointe entre les données first-party, second-party et third- party1. Une partie de ma carrière aux États-Unis a justement consisté à créer des systèmes d’écoute de données complétés de données d’études et de sondages. Cela permet de délivrer une analyse plus fine et plus pertinente du comportement des consommateurs.

Je suis un passionné de marketing depuis toujours, je travaillais déjà dans ce secteur dans les années 2000 et je me suis vite rendu compte que mon métier nécessitait des données de qualité. C’est une des raisons qui m’ont poussé à rejoindre Ipsos et je me suis spécialisé en 2010 dans l’expérience client. Très vite, le multicanal est devenu une norme et l’interaction des marques avec leur clientèle s’est complexifiée.

 

Qu’en est-il de cette interaction multicanale dans le monde du luxe ?

A.G. : C’est d’autant plus crucial pour le monde du luxe que le parcours d’achat a beaucoup évolué et que la clientèle s’est largement diversifiée. Le digital a décomplexé les jeunes générations, auparavant intimidées par les boutiques. Chez Ipsos, nous avons la capacité de délivrer à nos clients du secteur une expertise en termes d’analyse quantitative, de compréhension comportementale, mais aussi d’ethnographie et de veille des différentes stratégies de marques qui fonctionnent. Nos analystes sont également formés en continu sur les biais dans leur manière de sonder (effets de contexte, formulation et compréhension des questions, etc.).

 

Comment le luxe a-t-il vécu la crise de la Covid-19 et comment s’adapte-t-il au contexte inflationniste actuel ?

A.G. : L’e-commerce est le grand gagnant de la période Covid-19 et a accéléré la vente en ligne, tous secteurs confondus. Cette tendance est encore plus marquée en France, où les entreprises accusaient un léger retard. Pour ce qui est des métiers du luxe, ces derniers ont aussi connu une période d’anxiété profonde, contraints de s’adapter à marche forcée aux nouvelles habitudes et besoins des clients confinés. Cette anxiété a été amplifiée par le contexte inflationniste persistant, ainsi qu’aujourd’hui par la crispation géopolitique générale. On ne sait pas réellement à quel point ce contexte anxiogène va laisser des traces, mais une chose est sûre : le luxe incarne pour beaucoup une solution de repli et de réconfort. Le secteur connait une très forte croissance depuis 2021 et a su démontrer encore une fois sa capacité à être désirable malgré l’augmentation des prix. C’est aussi une période de forte expansion dans le monde avec notamment le marché émergent de l’Inde. Le pays est devenu en 2023 le plus peuplé au monde et puisque le niveau de vie moyen augmente, les marques de luxe s’y intéressent de très près. La Chine fait aussi toujours partie des priorités, même si son économie toussote depuis 2021 et qu’une crise immobilière frappe à ses portes.

 

Dans votre dernier magazine Ipsos Insight Tank, vous avez déterminé les six profils types constituant la population mondiale la plus aisée et leurs affinités avec le monde du luxe… Pouvez-vous nous les présenter ?

A.G. : D’abord, nous avons les Fashionistas ; ils représentent 26 % des acheteurs et sont en quête constante de nouveautés. Les plus gros acheteurs se trouvent en Asie et au Moyen-Orient ; 90 % d’entre eux admettent que l’achat de luxe est un marqueur social pour afficher sa réussite. En comparaison, ils sont 50 % à l’échelle mondiale. La deuxième catégorie est les Exclusifs qui représentent 16 % du panel. Ils cherchent la rareté, la distinction, l’envie de se sentir unique et l’accès à un monde d’exception. Ils sont également très présents en Asie.

La troisième catégorie concerne cette fois davantage l’Europe avec les Classiques (15 %). Ces clients portent un intérêt particulier à l’histoire et la tradition et considèrent le luxe comme un investissement, voire un héritage familial. On trouve ensuite les Indulgents (13 %) en Europe et aux États-Unis qui y trouvent une forme de réconfort émotionnel, notamment en réaction à cette période de polycrises. Il s’agit là d’un péché mignon qui consiste à prendre soin de soi.

Les derniers profils sont les Essentiels (15 %) et les Distants (16 %) pour qui acheter des marques de luxe n’est pas une priorité et qui ont d’autres centres d’intérêt. Ils ne nient pas la valeur du luxe, mais le réserve à des événements comme un mariage ou une naissance.

 

Quels profils retrouve-t-on plus particulièrement en France ?

A.G. : Par comparaison aux autres marchés, la France fait preuve d’une culture du luxe bien moins démonstrative, davantage marquée par la discrétion et l’entre-soi : il ne faut pas trop faire de bruit, surtout dans un contexte où les inégalités sociales se creusent. Nous notons également une nouvelle tendance chez la génération Z qui n’hésite pas à s’afficher avec des produits qui opèrent un mélange de genres entre luxe et culture de rue.

 

78 % des fashionistas sont prêts à payer plus cher un article de luxe s’il est écoresponsable… Mais les griffes sont-elles prêtes à répondre à cette nouvelle demande ?

A.G. : La seconde main est à la fois un risque et une solution pour les maisons de luxe. Le risque est tout simplement d’alimenter la revente non maîtrisée et donc d’intensifier la contrefaçon. Dans le même temps, 60 % des Français disent acheter de la seconde main et 16 % se sont déjà procuré des produits de luxe par ce biais pour des raisons économiques2. Fait encore plus important : 35 % d’entre eux l’ont fait pour contribuer à l’enjeu RSE et, évidemment, il est urgent pour les marques du luxe d’y répondre. Néanmoins, cela reste très difficile pour elles de faire de cette écoresponsabilité un atout marketing et commercial. Et le défi est de taille car les consommateurs estiment de leur côté que ce n’est pas à eux de faire l’effort mais bien aux marques, voire au pouvoir politique. Tout l’enjeu est de faire valoir son éthique et bien l’articuler pour mieux définir ce que cela signifie pour elles.

Il y a bien un paradoxe en la matière : si le luxe traduit un désir individuel, voire narcissique et de l’ordre de la gratification immédiate, la RSE reste un sentiment collectif avec des impacts sur le long terme. Et c’est bien là qu’une tension peut se créer entre ce qui est dit et ce qui est effectivement fait. Ce qui est sûr, c’est que d’un point de vue sociétal, de plus en plus de consommateurs s’attendent à ce que les entreprises prennent le sujet à bras-le-corps.

Mais pour éviter de tomber dans l’écueil du greenwashing, il faut que les marques évitent de communiquer sur des initiatives trop éloignées de leur histoire ou leur ADN. Il est extrêmement important de tester une initiative RSE avant de la déployer et de s’assurer qu’elle résonne auprès de sa clientèle. Ce n’est pas le rôle des entreprises de changer le monde mais bien de changer leur monde et les industries du luxe ont beaucoup à faire sur leurs chaines d’approvisionnement ou encore sur la durabilité des produits dès leur conception.

 

Pour finir, comment l’intelligence artificielle peut-elle amorcer une nouvelle ère d’hyper- personnalisation de l’expérience client ?

A.G. : C’est un enjeu qui me passionne à titre personnel car l’IA s’adapte à une multitude de cas d’usage et les maisons du luxe ont compris son potentiel en matière d’hyper-personnalisation de l’expérience client. Du côté du client, les attentes en la matière ne sont pas non plus nouvelles et nous avons déjà mené plusieurs expérimentations avec Ipsos Facto, notre outil d’intelligence artificielle interne récemment déployé vers l’ensemble de nos collaborateurs, pour mieux prédire quels seront les prochains achats des consommateurs. Il s’avère que l’IA est très performante pour synthétiser les données de contexte et du marché pour faire des recommandations d’achat encore plus ciblées. Ce sont des données encore plus précieuses pour le luxe car ses acheteurs restent très discrets.

Plus encore, avec la fin des cookies qui chamboule le modèle de ciblage des publicités, de plus en plus de marques mettent en place des mécanismes de qualification des audiences plus agrégées, sourcées à partir de bases de données contextuelles et moins intrusives. Ipsos se donne pour mission de faire la passerelle entre ces deux mondes et de délivrer une analyse plus pertinente du comportement des consommateurs, en respect des réglementations en vigueur.

Pour autant, il ne faut pas considérer l’IA générative comme la solution miracle. Ses limites sont techniques et éthiques : elle dépend entièrement des données à l’aide desquelles elle a été entraînée et n’est pas mise à jour en permanence. D’autre part, malgré le caractère très assertif des réponses, certaines sont inventées et fausses ; enfin, elle pose la question de la transparence de son fonctionnement, de l’usage et de la protection des données. Quel que soit le domaine, il est donc essentiel de faire constamment évaluer l’IA générative par des gardiens en chair et en os pour garantir à nos clients d’être parfaitement sûrs pour agir et décider. C’est d’autant plus crucial dans le domaine du luxe, au nom de l’excellence.

 

1* Ces trois niveaux vont des données les plus faciles à collecter et analyser par la même entreprise à celles qui sont traitées par des agrégateurs tiers.

2* Ipsos KnowledgePanel : échantillon national représentatif de la population française de 18 ans et plus.

 


À lire également : Belmond, filiale de LVMH, élargit son offre de trains de luxe avant son rival Accor 

 

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