Dans le monde effervescent du commerce en ligne, rares sont les marques qui ont su captiver les consommateurs aussi rapidement que Shein et Temu. Leur ascension fulgurante a bouleversé le commerce traditionnel, remettant en question la suprématie d’Amazon grâce à une offre de produits ultra-abordables, livrés avec une rapidité déconcertante. Si certains articles proposés par ces acteurs peuvent sembler étranges, voire superflus — répondant à des besoins ou envies insoupçonnés — leurs prix très bas les rendent tout simplement difficiles à ignorer.
Aux États-Unis, les prix cassés de Shein et Temu ont en partie été rendus possibles grâce à l’exemption dite de minimis, qui permet l’entrée sur le territoire de petits colis sans droits de douane. Mais à mesure que les tensions réglementaires et géopolitiques s’intensifient, une question se pose : la machine exportatrice chinoise est-elle en train d’atteindre ses limites ?
Le commerce de détail bouleversé
Ces dernières années, Shein et Temu ont redéfini les règles du jeu du commerce en ligne en combinant puissance algorithmique, influence des réseaux sociaux et stratégie de prix ultra-compétitifs. Le résultat : une captation massive de l’attention — et des dépenses — des consommateurs, notamment dans les marchés occidentaux.
Shein, devenu en un temps record le plus grand détaillant de mode en ligne sur plusieurs continents, repose sur un modèle inédit : analyse accélérée des tendances, production à la demande et rotation ultra-rapide des collections.
Temu, de son côté, appuyé par le géant chinois PDD Holdings, a repris la recette en l’élargissant à tous les produits imaginables (du mobilier aux croquettes pour chiens) en s’appuyant sur la chaîne logistique tentaculaire de sa maison mère. Résultat : des prix défiant toute concurrence sur plus de 100 catégories, avec une livraison quasi-directe depuis les usines chinoises.
Face à cette offensive, Amazon voit son hégémonie menacée. Les jeunes consommateurs, notamment ceux au budget serré, se tournent en masse vers ces plateformes où la nouveauté est constante et l’achat compulsif récompensé. Quand tout peut être remplacé pour quelques dollars, la qualité ou la durabilité passent souvent au second plan — au profit d’une gratification immédiate, entretenue par le scroll infini de produits toujours plus ciblés.
La fin d’une exception fiscale stratégique
Pendant des années, l’exemption douanière dite de minimis a été un rouage clé du succès de Shein et Temu. Elle leur permettait de livrer rapidement des produits à bas prix aux États-Unis, sans passer par des entrepôts locaux ni payer de droits de douane sur les petits colis. Ce levier logistique et économique a permis aux deux géants chinois de dominer le segment ultra-low-cost du e-commerce.
Cependant, cette stratégie reposait sur une faille réglementaire fragile. En avril 2025, l’administration Trump a mis fin à l’exemption de minimis pour les produits en provenance de Chine, alourdissant brusquement les coûts d’importation. Une décision renforcée par la promulgation du « Big Beautiful Bill », qui prévoit l’extension de cette suppression à tous les pays dès le 1er juillet 2027.
Les effets ne se sont pas fait attendre. Selon CNBC, Temu a suspendu ses livraisons directes depuis la Chine vers les États-Unis, citant explicitement la fin de l’exemption comme facteur déclencheur. Les conséquences commerciales sont sévères : en mai, les ventes de Temu ont chuté de 48 %, celles de Shein de 23 %. Les deux applications ont également dégringolé dans les classements de téléchargements : Shein est passée de la 7e à la 80e place, Temu de la 3e à la 85e, selon les dernières données disponibles.
Virage européen ?
Face aux vents contraires qui soufflent désormais sur le marché américain, Shein et Temu amorcent un pivot stratégique vers l’Europe et d’autres marchés émergents. Début mai, Shein a augmenté ses dépenses publicitaires numériques de plus de 70 % en Europe, dans l’espoir de compenser le recul de ses ventes aux États-Unis. Selon Sensor Tower, Temu a vu ses ventes dans l’Union européenne bondir de 63 % en mai, tandis que celles de Shein progressaient de 19 %.
Mais cette offensive marketing rencontre déjà une résistance. En France, la campagne de Shein intitulée « La mode est un droit, pas un privilège », vantant l’inclusivité et la justice sociale, a été accueillie avec ironie. De nombreux internautes ont détourné le slogan pour dénoncer l’impact écologique et social d’un modèle reposant sur la surconsommation de vêtements à bas prix.
Dans le même temps, les régulateurs européens resserrent l’étau autour de l’ultra fast fashion. La Commission européenne envisage d’instaurer une taxe forfaitaire sur tous les colis de moins de 150 euros : une mesure qui viserait directement les plateformes comme Shein et Temu. Les débats autour de la publicité pour ces marques s’intensifient également, dans un climat de durcissement réglementaire général.
En France, le Sénat a récemment approuvé une loi protectionniste ciblant l’ultra fast fashion, sans jamais nommer Shein, mais en l’ayant clairement en ligne de mire. Le texte exclut volontairement les enseignes « classiques » de la fast fashion comme Zara, et protège certaines marques locales en difficulté, telles que Jennyfer et Naf Naf, toutes deux en redressement judiciaire.
Se réinventer ou disparaître
Face à une pression réglementaire croissante et à l’évolution des attentes des consommateurs, Shein et Temu sont contraintes de revoir leur modèle pour rester dans la course.
Shein tente de redorer son image : investissements dans le développement durable, transfert d’une partie de sa production vers l’Inde, efforts de transparence sur sa chaîne d’approvisionnement… De son côté, Temu localise une partie de sa logistique aux États-Unis pour limiter l’impact des nouveaux droits de douane. Les deux marques misent également sur une communication plus adaptée aux sensibilités locales, via des campagnes ciblées, des collaborations avec des influenceurs et une rhétorique axée sur la responsabilité sociale et environnementale (en particulier sur le marché européen, de plus en plus vigilant).
Sur la scène internationale, les marchés émergents deviennent des relais de croissance essentiels. Au Brésil, Shein a augmenté ses investissements publicitaires de 130 %, contre +800 % pour Temu. D’après un rapport de HSBC, 90 % des 405 millions d’utilisateurs actifs mensuels de Temu sont désormais situés hors des États-Unis.
La fin de l’exemption de minimis aux États-Unis signe peut-être le début d’un tournant plus large pour le modèle chinois à bas coûts et volumes élevés. À mesure que les droits de douane augmentent et que les régulations se durcissent, la stratégie fondée sur une production ultra-rapide, à prix cassés et livrée directement depuis l’usine se fragilise.
Cependant, ces géants de l’ultra fast fashion ont encore des cartes à jouer. Leur agilité stratégique et leur capacité à capter les désirs des consommateurs restent impressionnantes. Dans de nombreux pays en développement — où la production locale est limitée et l’offre de marques encore mince —, l’accès à des produits tendances et abordables continue de séduire une classe moyenne avide de nouveauté.
Alors que ces entreprises redoublent d’efforts pour se réinventer et conquérir de nouveaux marchés, une question persiste : l’ère des consommateurs occidentaux « achetant comme des milliardaires » touche-t-elle à sa fin ? Les mois à venir seront décisifs pour savoir si ces marques parviendront à maintenir leur croissance ou si elles deviendront les vestiges d’une tendance révolue, celle des produits bon marché et jetables.
Une contribution de Drew Bernstein pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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