L’annonce de l’arrivée du géant chinois de l’ultra‑fast fashion au BHV, prévue pour le 1ᵉʳ novembre, a déclenché un tollé. Manifestations de salariés, départs de marques, pétition dépassant les 100 000 signatures et critiques d’élus montrent que ce choix ne laisse personne indifférent.
Sur le papier, c’était une success story à la française : partis de rien et à seulement 34 ans, Frédéric Merlin et sa sœur Maryline avaient tout de l’entrepreneur qui s’est battu pour réussir : la résilience comme ADN et la réussite comme boussole. En 2024, ils arrivent là où on ne les attendait pas : à la tête d’une institution parisienne, le BHV, ce monument incontestable du commerce français, à la fois mythique et essoufflé.
Le défi est immense, presque impossible : redonner souffle à un grand magasin qui, malgré son ancrage historique rue de Rivoli, peinait à se réinventer face à l’ascension du e‑commerce et à la désaffection des grands magasins.
Lorsqu’on les rencontre pour le numéro print de Forbes France, trois semaines avant leur grande annonce, les Merlin racontent leur parcours d’autodidactes passionnés et leur conviction que le grand magasin parisien peut redevenir un lieu de vie, d’expérience et de désir. Et pour preuve : en quelques mois, le pari semble réussi. La fréquentation est en hausse, l’image dépoussiérée, un BHV qui se redresse. Les collaborations inattendues mais saluées s’enchaînent, notamment le pop up de l’Hôtel Mahfouf, véritable coup d’éclat marketing. Les chiffres sont là : +12 % de fréquentation, un chiffre d’affaires en nette progression, des corners qui retrouvent de la vitalité. Le pari semblait gagné.
Lors de cet entretien, Frédéric Merlin glisse, sourire en coin, qu’une « grande annonce » se prépare. « Un pure player du web » va s’installer dans les allées du BHV, confie‑t‑il, sans en dire plus. On devine l’excitation du stratège : il veut frapper fort, créer un pont entre commerce physique et génération digitale. Après le succès Mahfouf, la curiosité nous pique. On insiste, on creuse, mais il reste muet sur le nom de l’entreprise. Nous imaginons alors l’arrivée d’un Asos, d’un Revolve ou d’un Zalando au 52 rue de Rivoli.
Des débuts prometteurs au choix controversé
Deux jours après la sortie du magazine, le rideau tombe : le mystérieux pure player n’est autre que Shein. L’annonce fait l’effet d’un séisme. En interne, certains y voient un coup de modernité audacieux, d’autres un pari dangereux. Des marques historiques du BHV, attachées à une certaine idée du commerce responsable et du « made in France », prennent leurs distances.
Les clients expriment leur malaise, des salariés manifestent contre l’accord en dénonçant des arriérés de paiement et l’arrivée d’une enseigne qui ne respecte pas leurs valeurs, tandis que plusieurs marques ont annoncé leur départ pour des raisons de valeurs et d’impayés. Frédéric Merlin, qui pensait signer un coup de génie marketing, se dit surpris par l’ampleur des réactions et assume n’avoir « aucun regret ».
Au-delà des marques, un flot de critiques émerge : une cliente de longue date estime que « le magasin a vendu son âme au diable » La dirigeante du label Paul & Joe dénonce des pratiques qui « ne respectent ni les gens ni la créativité ». Le premier adjoint à la maire de Paris, Florentin Letissier, affirme que Shein représente « un modèle à combattre », avec des vêtements « fabriqués dans des conditions proches de l’esclavage moderne », tandis que la maire Anne Hidalgo déplore une « trahison des valeurs de Paris ».
Une tempête réputationnelle
Ce scénario rappelle la vulnérabilité d’une marque face à sa réputation. Selon une étude d’Echo Research, la réputation peut représenter plus d’un quart de la valeur de marché d’une entreprise, et selon Ipsos, 87 % des consommateurs interrogés déclarent tenir compte de la réputation d’une marque lors de leurs achats. Une réputation fragile peut donc avoir des conséquences tangibles sur le chiffre d’affaires, la fidélité client et la confiance des partenaires. À titre d’exemple, Le Slip Français – qui a d’ailleurs annoncé quitter le BHV – avait vécu une crise d’image majeure début 2020 après la diffusion de photos jugées racistes.
Si aucun retrait massif d’investisseurs n’avait été officiellement annoncé, la marque a connu une perte de confiance et une baisse drastique de chiffre d’affaires, estimée à environ 10 % par an les années suivantes. Son fondateur Guillaume Gibault a reconnu publiquement l’impact : « Moralement, c’est contraire à nos valeurs (…) Ce genre de comportement n’a pas sa place dans notre équipe. »
Pour se relever, Le Slip Français a dû réaligner sa communication avec ses valeurs, restaurer la confiance de sa communauté et adapter ses levées de fonds via de nouveaux formats (obligations participatives, crowdfunding). La marque a ainsi montré qu’il est possible de se reconstruire après une tempête réputationnelle, à condition de cohérence, transparence et actes concrets. « J’avais à cœur de redorer notre blason, pour l’entreprise et pour les salariés », avait‑il déclaré lors des 10 ans de la marque.
Dans le cas du BHV, c’est précisément ce désalignement qui interroge. Comment un lieu perçu comme patrimonial, enraciné dans une tradition d’artisanat et de création, peut-il s’associer à un acteur mondialement critiqué pour sa production massive, ses conditions sociales et son empreinte environnementale ?
Dans le secteur, l’incompréhension est palpable : des acteurs du commerce et des élus locaux dénoncent publiquement l’arrivée de Shein, allant jusqu’à lancer une pétition qui a recueilli plus de 100 000 signatures et à qualifier cette décision de « contraires aux ambitions écologiques et sociales de Paris ». Le président de la Fédération française du prêt‑à‑porter féminin, Yann Rivoallan, évoque un « désastre annoncé » et fustige une gestion qui « n’a pas payé ceux qui font vivre le commerce français ». Le consultant Maxime Brousse voit dans cette installation une « erreur d’image » et un « coup porté à tout le secteur ». D’autres responsables, comme Pierre‑François Le Louët ou Christophe Verley, parlent de « faillite en direct » et dénoncent un modèle fondé sur la recherche de volume au détriment de la cohérence à long terme.
Certes, le contexte économique du BHV pèse lourd : une crise de fréquentation persistante, des étages vides et la nécessité de remplir les rayons pour maintenir le flux. Mais dans un monde où l’acte d’achat est de plus en plus politique, ce choix stratégique a un coût.
Le BHV peut-il se relever ?
Le BHV traverse depuis plusieurs années une zone de turbulences : changement de direction, concurrence accrue, effritement du trafic, étages vides… l’institution est fragilisée. L’arrivée de Shein, censée créer un électrochoc positif, a au contraire cristallisé les tensions et révélé la fracture entre vision économique et perception publique.
Faire machine arrière serait-il une solution ? D’un point de vue réputationnel, revenir sur cette décision pourrait marquer un geste fort et réconcilier le BHV avec ses partenaires et clients historiques. Mais la question dépasse le simple choix stratégique : est‑ce encore possible ? Certaines marques ont déjà quitté le navire et la Banque des Territoires, via la CDC, a mis fin aux négociations engagées avec SGM pour le rachat des murs du BHV, invoquant une « rupture de confiance ». Selon FashionNetwork, la Caisse des Dépôts rappelle que tout investissement public doit respecter des valeurs de responsabilité locale et d’écologie.
Dans ce contexte, le BHV peut-il encore se repositionner sans perdre davantage de légitimité et de contrôle sur son destin ? Faire machine arrière implique non seulement un coût financier (rupture de contrat, compensation des partenaires) mais aussi un coût symbolique : reconnaître publiquement qu’une décision stratégique a été un échec. Cela peut redonner confiance à certains, mais en aliéner d’autres.
L’histoire du retail montre que la reconstruction réputationnelle est possible, mais qu’elle exige cohérence, transparence et rapidité. Des groupes de luxe, après des collaborations controversées, ont su rectifier le tir sans perdre la face. Le BHV, lui, doit aujourd’hui gérer un dilemme plus complexe : les enjeux financiers, les partenariats institutionnels et la perception publique se superposent.
Après un mois de silence, Frédéric Merlin a réagi sur Instagram
Dans un post du 2 novembre, le Président de la SGM Family a enfin pris la parole publiquement. Il dit « comprendre l’incompréhension » mais refuse de revenir sur sa décision :
« Ceux qui pensent que notre conviction n’est que quête de profit se trompent : j’ai peut-être plus à perdre qu’à gagner. »
L’entrepreneur défend une vision pragmatique du commerce :
« Je refuse de céder à la bien-pensance qui croit détenir la vérité. Le commerce, c’est la vie réelle. »
Un message applaudi par certains, mais jugé « hors-sol » voire « populiste » par d’autres internautes.
Resté jusque-là silencieux, Frédéric Merlin a pris la parole sur les réseaux sociaux. Les questions auxquelles il avait accepté de répondre pour Forbes demeurent quant a elles sans réponse. Décidé à garder son cap, l’entrepreneur est convaincu que le temps et les chiffres finiront par lui donner raison. Mais la contrainte est tangible : il ne s’agit plus seulement d’un pari sur l’image ou la fréquentation, mais d’un enjeu de gouvernance et de légitimité. La direction de SGM rappelle que l’accord avec Shein vise à attirer une clientèle plus jeune et que les retards de paiement seraient liés à un changement de système. Shein, de son côté, assure que l’ouverture de son corner au BHV augmentera la fréquentation du magasin et profitera aux autres commerçants.
À l’heure où le commerce se joue autant sur l’image que sur les chiffres, la réputation est devenue la première ligne du bilan. Frédéric Merlin voulait un signal de modernité. Il a obtenu un signal d’alarme : celui d’un marché qui rappelle, une fois encore, que la réputation reste le premier capital d’une marque.
Peut-il encore faire machine arrière ? La question n’est pas seulement de stratégie ou de courage : elle est de faisabilité. L’entrepreneur semble décidé à garder son cap. L’avenir dira si ouvrir les portes de Paris à Shein était un coup de génie… ou un coup de folie.
Nouvelle polémique pour Shein
À quelques jours de l’ouverture de son premier corner permanent au BHV Marais, Shein fait face à une nouvelle controverse. La DGCCRF a signalé à la justice française la présence sur la plateforme de poupées sexuelles d’apparence enfantine, jugées à caractère pédopornographique. Le groupe chinois affirme avoir retiré les produits et ouvert une enquête interne, mais cette affaire ravive les critiques sur ses pratiques et entache encore un peu plus son image avant son arrivée à Paris.
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