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Robinhood : la crypto au centre d’une stratégie de conquête globale

Robinhood
Cryptomonnaies. Source : Getty Images

Après avoir bousculé les règles du courtage en ligne, Vlad Tenev s’attaque désormais à une nouvelle frontière de la finance. Grâce à son virage assumé vers la cryptomonnaie, il a multiplié sa fortune par six, atteignant les 6 milliards de dollars. À présent, il ambitionne de redessiner la finance mondiale : actions tokenisées, investissements pilotés par l’IA, et une stratégie audacieuse pour capter une part du colossal transfert intergénérationnel de richesses estimé à 124 000 milliards de dollars.

 

Les investisseurs en cryptomonnaies ne sont peut-être pas ceux qu’on s’attendrait à croiser dans les somptueuses villas Belle Époque qui dominent la baie de Cannes. Et pourtant, c’est bien dans ce cadre que Robinhood a organisé, par un après-midi ensoleillé de juin, un événement unique au Château de la Croix des Gardes — un somptueux domaine de 10 hectares rendu célèbre par Alfred Hitchcock dans La Main au collet. Baptisé To Catch a Token en hommage au film culte, ce rassemblement, imaginé par Johann Kerbrat, directeur de la division cryptomonnaie de Robinhood et résident de longue date de la Côte d’Azur, a réuni plus de 300 invités triés sur le volet autour de l’univers des jetons numériques.

Le décor était à la hauteur de l’ambition. La journée s’est ouverte par une vidéo cinématographique : Vlad Tenev, cofondateur et PDG de Robinhood, au volant d’une Jaguar Type E décapotable de 1962, serpentant le long des routes de la Riviera — un clin d’œil appuyé à Cary Grant dans La Main au collet d’Alfred Hitchcock. À la fin de la vidéo, Tenev fait une entrée théâtrale, en personne cette fois : costume blanc à rayures signé Tom Ford, cravate ascot noire et blanche, mallette verte à la main. Face à lui, une assemblée triée sur le volet, où figurent notamment Vitalik Buterin, le créateur d’Ethereum, et des cadres dirigeants de JPMorgan, Mastercard ou encore Stripe.


Ce luxe mis en scène n’avait rien de gratuit : il illustrait la nouvelle dimension prise par Robinhood. L’action de l’entreprise flirte avec les sommets à 111 dollars, en hausse de 384 % sur un an, valorisant la plateforme à près de 98 milliards de dollars. En 2024, Robinhood a affiché un bénéfice de 1,4 milliard de dollars pour un chiffre d’affaires avoisinant les 3 milliards, et gère aujourd’hui 255 milliards d’actifs, avec une croissance nette des dépôts de 44 % sur un an.

Avec 26 millions de comptes actifs ou financés, Robinhood comble rapidement l’écart avec Charles Schwab (37 millions) et distance nettement ses autres rivaux : E-Trade (Morgan Stanley) et Merrill Lynch. Quant à Vlad Tenev, sa fortune personnelle a explosé (multipliée par six en un an) pour atteindre 6,1 milliards de dollars.

À 38 ans, Vlad Tenev est constamment en mouvement. Fin mai, il prend la parole à Las Vegas devant 35 000 passionnés de bitcoin, expliquant comment la cryptomonnaie est appelée à transformer durablement la finance mondiale grâce à la tokenisation — ce processus qui convertit actions, obligations ou biens immobiliers en jetons numériques échangeables en continu sur la blockchain.

De là, il enchaîne avec une conférence à Tampa devant des conseillers en investissement agréés, avant de se retrouver quelques semaines plus tard dans les élégants bureaux new-yorkais de Robinhood pour son discours annuel aux actionnaires. « Cette semaine, je suis à New York, puis j’enchaîne avec la France et le Royaume-Uni », détaille-t-il. Robinhood compte déjà plus d’une dizaine de bureaux à travers les États-Unis, l’Europe et l’Asie. « Je dois me rendre dans chacun d’eux au moins une fois par an, et la liste ne cesse de s’allonger. »

Derrière son allure juvénile, sa coupe au carré et sa barbichette qui rappellent un Robin des Bois façon Errol Flynn, Vlad Tenev incarne désormais le PDG expérimenté d’un géant de la finance mondiale. La start-up de courtage née après la crise de 2008 et dans le sillage d’Occupy Wall Street s’est imposée comme un acteur majeur.

Robinhood ambitionne désormais de devenir la plateforme financière de référence pour les générations nées à l’ère du numérique : celles qui gèrent leur argent en ligne, investissent depuis leur smartphone et, surtout, s’apprêtent à hériter de quelque 124 000 milliards de dollars au cours des vingt prochaines années, principalement issus du patrimoine de leurs parents baby-boomers, selon Cerulli Associates.

La réunion au Château de la Croix des Gardes a marqué un tournant : il s’agissait du tout premier événement international de Robinhood consacré aux cryptomonnaies — et il n’a pas manqué d’annonces. Dès juillet, les utilisateurs européens pourront échanger des « jetons d’actions » adossés à la blockchain. Ces produits dérivés sans droit de vote répliquent les performances de centaines d’actions et d’ETF américains, y compris celles de sociétés non cotées comme SpaceX et OpenAI. Les transactions seront possibles sans commission, 24 heures sur 24, cinq jours sur sept.

Côté américain, Robinhood va enfin autoriser le staking (preuve d’enjeu) de cryptomonnaies, un procédé permettant de bloquer des actifs numériques sur des blockchains comme Ethereum ou Solana afin de générer des rendements. L’acquisition en juin de la plateforme luxembourgeoise Bitstamp, pour 200 millions de dollars, ouvre quant à elle l’accès aux contrats à terme perpétuels sur le bitcoin et l’ether pour les clients européens, des produits sans date d’échéance.

Pour soutenir cette expansion, Robinhood développe sa propre blockchain, signe d’une ambition de long terme. « Notre industrie est à un moment charnière », a déclaré Vlad Tenev devant une assemblée de dirigeants sous le soleil de Cannes. « Nous avons aujourd’hui l’opportunité de démontrer ce que nous avons toujours cru : la cryptomonnaie n’est pas simplement un actif spéculatif. Elle peut devenir l’infrastructure de base du système financier mondial. Et notre objectif est de transformer cette conviction en réalité. »

Pour comprendre la stratégie de Vlad Tenev aujourd’hui, il faut revenir aux origines mouvementées de Robinhood. En 2013, Tenev et son camarade de Stanford, Baiju Bhatt (tous deux diplômés en physique et mathématiques) ont flairé une faille dans le système financier traditionnel. Après leurs études, ils développent des logiciels pour des fonds spéculatifs pratiquant le trading à haute fréquence, un univers où le volume prime sur tout, et pour lequel les acteurs sont prêts à payer cher.

Ils comprennent alors que les petits investisseurs — qui déboursaient encore 10 à 25 dollars par ordre chez des courtiers comme Schwab, Fidelity ou Merrill Lynch — pourraient devenir une source précieuse de ce volume. Leur idée : une application de trading mobile, ludique, intuitive, sans solde minimum ni frais de commission. Les fonds spéculatifs paieraient pour exécuter les ordres (payment for order flow), et les utilisateurs bénéficieraient d’un accès gratuit à la Bourse. Leur promesse : démocratiser l’investissement.

Robinhood est lancée avec le ton et le marketing d’un jeu vidéo à succès. Avant même son lancement, près d’un million de personnes figurent sur la liste d’attente de l’App Store. En 2019, la pression devient telle que les courtiers traditionnels — Schwab, Fidelity, E-Trade, TD Ameritrade — sont contraints de suivre, supprimant à leur tour leurs frais de courtage. L’approche Robinhood devient la norme.

Mais l’ascension connaît un brusque coup d’arrêt. Début 2021, dopées par les chèques de relance et les confinements, les transactions explosent sur la plateforme. L’affaire GameStop éclate : poussée par les utilisateurs de Reddit (WallStreetBets), l’action de l’enseigne de jeux vidéo grimpe en flèche, ignorant les fondamentaux économiques. Face à cette frénésie, Robinhood se retrouve confrontée à des exigences massives de garanties de la part de sa chambre de compensation.

Dans l’urgence, Tenev suspend temporairement les achats sur plusieurs titres, déclenchant la fureur des utilisateurs, une tempête médiatique et des auditions devant le Congrès. Au cœur de la controverse : des accusations de partialité envers Wall Street, mais aussi un drame personnel, le suicide d’un jeune client après une mauvaise interprétation de son solde négatif sur l’application.

Plutôt que de battre en retraite après la tempête GameStop, Vlad Tenev y a vu une révélation : ce fiasco boursier avait mis en lumière les failles du système financier américain — trop lent, trop opaque, trop rigide. Une idée qu’il mijotait depuis un moment s’est alors imposée : et si les actions étaient hébergées directement sur une blockchain ? « Je me suis demandé s’il ne serait pas possible de rendre les marchés accessibles 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 », confie-t-il.

Robinhood a d’abord cherché à moderniser l’existant, en s’alliant avec des plateformes alternatives comme Blue Ocean, basée à West Palm Beach, pour étendre les horaires de négociation. Mais l’initiative s’est heurtée aux limites d’une infrastructure vieillissante. « Je n’avais pas mesuré à quel point il serait difficile de faire évoluer ces fondations, tellement d’éléments y sont liés. C’était sans doute un peu naïf », reconnaît Tenev.

Pendant ce temps, Johann Kerbrat, patron de la division crypto, explorait une autre voie : contourner les contraintes américaines en lançant des expérimentations en Europe, où un cadre réglementaire pour les actifs numériques existe déjà. Une stratégie pragmatique, alors que les régulateurs américains se montrent frileux sous l’administration Biden.

« Parfois, il est plus simple de repartir de zéro avec une nouvelle infrastructure », explique Tenev. « On pense que cette technologie peut s’adapter à toutes les juridictions. Et à terme, on trouvera le moyen de l’étendre à l’échelle mondiale. » Son pari : que les investisseurs du monde entier adoptent la bourse comme ils ont adopté les cryptomonnaies, en tradant des actions américaines comme des memecoins — à toute heure, sans interruption.

Pendant que Johann Kerbrat avançait ses pions sur la tokenisation en Europe, Robinhood, de son côté, poursuivait sa mue à grande vitesse. En mars 2024, Baiju Bhatt, cofondateur de la plateforme et désormais à la tête d’une fortune estimée à 6,7 milliards de dollars, a officiellement quitté l’entreprise (il avait déjà cédé son poste de co-CEO en 2020) pour se lancer dans une nouvelle aventure… dans l’énergie solaire spatiale.

De son côté, Vlad Tenev ne s’est pas laissé distraire par les contentieux toujours en cours autour de l’affaire GameStop. Il a piloté une série de lancements produits à un rythme effréné : comptes de retraite (IRA), livrets à haut rendement, carte de crédit avec 3 % de cashback (déjà 3 millions de personnes sur liste d’attente), service bancaire privé avec livraison d’espèces à domicile, et outils d’options sophistiqués jusqu’ici réservés aux professionnels. Résultat : Robinhood est en train de devenir, selon Brett Knobauch de Cantor Fitzgerald, « une plateforme tout-en-un, un véritable guichet unique pour tout échanger ».

Un tourbillon d’innovations qui reflète bien le rythme de vie de son PDG. Né en Bulgarie, Tenev lève les mains, mi-amusé, mi-résigné : « Je me lève, je travaille, je mange, je m’entraîne, je dors. Ma femme déteste quand je dis ça, mais en vérité, j’essaie d’intégrer mon travail dans ma vie personnelle autant que possible. »

Ce qu’il n’avait pas anticipé, dit-il, c’est à quel point la simplicité d’accès au trading pouvait résonner avec la culture entrepreneuriale. Lors d’un événement privé à Miami, il a été frappé par le profil des utilisateurs les plus engagés de Robinhood : des day traders autodidactes, certes, mais aussi des patrons de PME et des fondateurs de start-ups, tous animés par ce même esprit d’indépendance. « Les entrepreneurs n’ont pas confiance dans les experts pour faire les choses à leur place. Ils veulent comprendre, tester, expérimenter. » C’est pour eux que Robinhood a été conçu : un tableau de bord intuitif pour reprendre la main sur son argent, sans passer par un intermédiaire.

Pour Vlad Tenev, la conquête des investisseurs de la nouvelle génération se joue en trois temps, qu’il décrit comme autant « d’arcs » stratégiques. Premier arc : séduire les traders actifs, un segment où les retours sont rapides — les résultats financiers de Robinhood en témoignent déjà. Deuxième étape, à l’horizon de cinq ans : devenir le gestionnaire de portefeuille tout-en-un de ses clients, avec une offre couvrant cartes de crédit, prêts hypothécaires, cryptomonnaies et retraites. Enfin, le troisième arc, le plus ambitieux : bâtir le premier écosystème financier global, adossé à la blockchain exclusive à Robinhood. « Cet arc sera bien plus vaste que les deux premiers », affirme Tenev, la veille de l’assemblée générale des actionnaires. « Les opportunités mettent du temps à se concrétiser, mais elles s’amplifient avec les années. »

Si la tokenisation incarne l’avenir de Robinhood, son activité crypto actuelle est déjà en plein essor. En 2024, les revenus issus des cryptomonnaies ont bondi à 626 millions de dollars, contre 135 millions un an plus tôt — soit plus d’un tiers des revenus transactionnels. Et la tendance s’accélère : au premier trimestre 2025, ils atteignent déjà 252 millions de dollars. « Robinhood est en train de détrôner Coinbase sur le marché américain », observe Rob Hadick, associé chez Dragonfly, un fonds spécialisé dans les cryptomonnaies.

La dynamique est palpable : en mai 2025, les volumes de trading crypto chez Robinhood ont grimpé de 36 % par rapport au mois précédent, tandis que ceux de Coinbase reculaient, souligne Brett Knoblauch de Cantor Fitzgerald. Certes, Coinbase conserve un net avantage sur le segment institutionnel, notamment grâce à ses services de garde, mais l’acquisition de Bitstamp, finalisée en juin, change la donne. Robinhood y gagne 5 000 clients institutionnels, ainsi qu’un éventail de licences en Europe et en Asie — autant de leviers pour son expansion mondiale.

Vlad Tenev et Johann Kerbrat tiennent à marquer une distinction claire : Robinhood n’est pas une énième plateforme crypto comme Coinbase. « Dans ce secteur, on entend beaucoup parler des mérites techniques de telle ou telle couche de blockchain, mais l’utilisateur final est souvent relégué au second plan », déplore Kerbrat. « Notre but n’est pas de créer de la technologie pour la technologie. Nous voulons bâtir un produit que les gens utilisent réellement, au quotidien, et qui leur apporte une vraie valeur ajoutée par rapport au système financier traditionnel. »

Micky Malka, fondateur de Ribbit Capital — l’un des premiers investisseurs de Robinhood, mais aussi de Coinbase et de leur concurrent européen Revolut — abonde dans ce sens. Selon lui, opposer les deux géants américains du crypto-trading est une fausse piste : « Le véritable enjeu des dix prochaines années, ce n’est pas qui gagnera entre Robinhood et Coinbase. C’est combien de terrain ils vont prendre aux institutions historiques. »

Un constat que partage Brett Knoblauch, analyste chez Cantor Fitzgerald. À ses yeux, les 255 milliards de dollars d’actifs actuellement gérés par Robinhood pourraient rivaliser avec les 665 milliards d’Interactive Brokers d’ici sept ans. Il note par ailleurs que Robinhood a gagné des parts de marché sur Charles Schwab pendant 14 mois consécutifs — un signal clair que la montée en puissance du trublion de la finance ne fait que commencer.

La diversification est devenue un axe stratégique majeur pour Vlad Tenev. Autrefois critiquée pour sa dépendance au paiement pour flux d’ordres (PFOF) — une pratique controversée qui lie les revenus de Robinhood aux volumes de transactions et aux hedge funds les plus agressifs de Wall Street — la plateforme rebat aujourd’hui les cartes. Les transactions pèsent encore 56 % de son chiffre d’affaires (contre 77 % en 2021), mais Robinhood s’appuie désormais sur dix lignes de revenus censées générer chacune plus de 100 millions de dollars d’ici deux ans, selon John Todaro, analyste chez Needham & Company.

Parmi ces relais de croissance, Robinhood Gold joue un rôle central. Initialement lancé comme une formule premium modeste (5 dollars par mois ou 50 dollars par an), le service s’est mué en véritable moteur d’abonnement. Aujourd’hui, les abonnés profitent d’un rendement de 4 % sur leurs liquidités, de prêts sur marge sans intérêt jusqu’à 1 000 dollars, ou encore d’une contribution de 3 % sur les versements dans leurs comptes de retraite (IRA). Dernière brique : la carte de crédit Robinhood Gold, offrant 3 % de cashback sur tous les achats, vient d’être envoyée à 200 000 clients.

Pour Brett Knoblauch de Cantor Fitzgerald, le potentiel est considérable : « S’ils atteignent 15 millions d’abonnés, cela représenterait près d’un milliard de dollars de revenus récurrents. Ce serait un virage majeur pour une entreprise longtemps soumise aux cycles de marché. »

Autre pilier de la stratégie de diversification de Robinhood : Robinhood Strategies, un nouveau service mêlant conseil automatisé et accompagnement humain, conçu pour concurrencer les géants traditionnels de la gestion de patrimoine comme Morgan Stanley ou Merrill Lynch. Le marché visé est colossal : 60 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion rien qu’aux États-Unis. Pour 0,25 % de frais annuels, plafonnés à 250 dollars pour les abonnés Robinhood Gold, les utilisateurs se voient proposer des portefeuilles personnalisés d’actions et d’ETF, construits par des algorithmes et ajustés sous la supervision de conseillers humains. Lancée en mars, cette plateforme disruptive a déjà engrangé 350 millions de dollars d’actifs.

Tenev décrit son processus de développement comme résolument empirique. Chez Robinhood, les petites équipes sont encouragées à expérimenter, testant leurs hypothèses directement auprès des utilisateurs, qui réagissent en temps réel, notamment via les réseaux sociaux. « Beaucoup d’entreprises se contentent de copier ce qui existe, en faisant du benchmarking concurrentiel », estime-t-il. « De notre côté, chaque nouveau produit part d’un vrai besoin que nous cherchons à comprendre. »

Dernier exemple en date : les prêts hypothécaires. Proposés depuis juin à 6,1 % sur 30 ans à taux fixe, avec 500 dollars de frais de clôture, ils sont le fruit d’un test discret mené en ligne. L’initiative a rapidement attiré l’attention sur les réseaux. « C’est devenu viral sur X, alors j’ai fini par confirmer le pilote dans un tweet », raconte Tenev. « C’est probablement l’un de mes tweets les plus partagés cette année. »

Tenev mène une campagne ambitieuse de tokenisation, avec un objectif clair : réinventer Robinhood à l’ère de la blockchain. Et pour ce chantier d’envergure, l’Europe fait office de laboratoire. La région a déjà adopté de nombreuses régulations en matière de cryptomonnaies, bien avant les États-Unis, où le Congrès tergiverse encore sur le sujet. « En Europe, nous testons ce à quoi pourrait ressembler Robinhood si l’on reconstruisait tout depuis zéro, avec une infrastructure 100 % crypto », explique Tenev. « L’idée est d’identifier les avantages, les limites, puis d’importer le meilleur de cette version européenne aux États-Unis et ailleurs. »

Mais la tokenisation des actions en est encore à ses balbutiements. La start-up suisse Backed Finance, via sa plateforme xStocks, est aujourd’hui pionnière du secteur : elle a déjà tokenisé plus de 60 titres cotés, comme Apple ou Amazon, disponibles sur des plateformes crypto telles que Kraken ou Bybit. Pourtant, le volume quotidien reste faible – moins de 10 millions de dollars – et les défis techniques ne manquent pas.

Ces titres ne sont pas des actions traditionnelles, mais des dérivés adossés à des actifs hors chaîne. Résultat : dès qu’un événement corporate classique survient – paiement de dividendes, split d’actions, etc. – surtout en dehors des heures de marché, cela peut déséquilibrer les garanties et provoquer des liquidations inattendues. « Certains teneurs de marché acceptent de prendre ce risque, mais sans marché ouvert pour se couvrir, ils doivent augmenter leurs marges, ce qui renchérit les coûts pour l’utilisateur », explique Rob Hadick, associé général du fonds crypto Dragonfly. « L’infrastructure off-chain n’est pas encore prête, et celle on-chain non plus. J’ai bien peur que ces premiers produits échouent. »

Malgré les défis, la tokenisation attire de plus en plus d’acteurs. En juin, Gemini, la plateforme fondée par les jumeaux Winklevoss, a lancé pour ses clients européens la négociation tokenisée d’actions MicroStrategy. Coinbaseaurait de son côté entamé des démarches auprès de la SEC pour obtenir le feu vert sur des actions tokenisées. Même Larry Fink, patron de BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde (12 500 milliards de dollars), appelle désormais à l’adoption de cette technologie pour les actions et les obligations.

Fidèle à son esprit de disruption, Robinhood va encore plus loin : après les actions cotées, l’entreprise s’attaque désormais aux titres non cotés. Elle a ainsi annoncé la création de tokens adossés à des sociétés privées comme OpenAI et SpaceX, dont la valorisation dépasse aujourd’hui 300 milliards de dollars chacune.

Le problème ? OpenAI a immédiatement désavoué l’initiative, affirmant que ces tokens n’avaient été ni autorisés, ni approuvés. Une critique récurrente dans cet univers. « Aucun fondateur ne veut voir ses actions circuler librement sur la blockchain entre les mains d’inconnus », avertit Rob Hadick de Dragonfly.

Tenev, rompu aux controverses, ne se démonte pas. « Oui, c’est encore un peu brouillon », reconnaît-il, utilisant le terme de développeurs pour qualifier un code inutilement complexe. Mais pour lui, la direction est claire : contourner les courtiers traditionnels en permettant aux investisseurs de conserver eux-mêmes leurs actions tokenisées. « Quand on pourra auto-conserver ses titres comme on le fait déjà avec des cryptos sur MetaMask, Robinhood ou Coinbase, plus besoin d’infrastructure de courtage. On pourra acheter, vendre et détenir des actions via n’importe quelle interface », explique-t-il.

C’est précisément pour cela que Vlad Tenev nourrit une obsession : faire de Robinhood l’unique interface financière des jeunes générations. Dans la banque de détail, l’inertie des clients est aussi puissante que les effets des intérêts composés : une fois installés, les usages changent rarement. Tenev le sait, et il voit dans ce moment de transition générationnelle une opportunité inédite. Alors que les baby-boomers transmettent des milliers de milliards de dollars à leurs enfants, natifs du numérique, les géants historiques de la finance – Fidelity, Schwab, Merrill Lynch – apparaissent plus vulnérables que jamais. Mais pour Tenev, la véritable concurrence ne vient ni de Fidelity ni même de Coinbase, mais d’acteurs comme Anthropic ou OpenAI : « Ce sont eux qui avancent le plus vite, qui font les choses les plus audacieuses. Même si je pense qu’il est encore trop tôt pour dire que ChatGPT bouleverse la finance », tempère-t-il.

Micky Malka, investisseur historique de Robinhood, que Tenev décrit comme un mentor, est convaincu du potentiel de son protégé. Sa société aurait déjà tiré plus de 5 milliards de dollars de gains grâce à sa participation dans Robinhood, selon Forbes. « Tenev a moins de 40 ans, il comprend l’intelligence artificielle, il maîtrise la tokenisation, et il exploite ces deux leviers mieux que la plupart », estime-t-il. « On est à l’aube d’un moment charnière pour la finance, équivalent à ce qu’a été l’arrivée d’Internet pour l’information : un monde où n’importe qui, où qu’il soit, pourra épargner dans le même produit. Les prêts coûteront moins cher, car la souscription sera optimisée. Tout va changer. »

Tenev, lui, entrevoit l’arrivée d’agents d’intelligence artificielle capables d’offrir les mêmes services qu’un family office — ces structures réservées aux très grandes fortunes — mais de façon automatisée, accessible à tous et disponible sur smartphone.

L’intelligence artificielle occupe une place si centrale dans la vision de Tenev qu’il n’a pas hésité à cofonder Harmonic, une start-up d’IA qu’il préside aux côtés de Tudor Achim, ancien directeur de la société de conduite autonome Helm.ai. En juillet, Harmonic a levé 100 millions de dollars lors d’une levée de fonds de série B menée par Kleiner Perkins, Paradigm et Sequoia, atteignant une valorisation de 875 millions de dollars. Ce laboratoire de « superintelligence mathématique » développe un moteur de raisonnement avancé destiné à garantir la précision et à éliminer les erreurs — un atout précieux à l’heure où l’IA et la finance se croisent.

« Ce serait incroyable de résoudre l’hypothèse de Riemann ou un autre grand problème mathématique du millénaire sur une application mobile », confie Tenev, avant d’ajouter : « Plutôt que de rester spectateur, je veux contribuer activement à ces avancées. »

 

Un article de Nina Bambysheva pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie


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