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« Quand la Fed dicte encore la cadence » : décryptage des effets en cascade de la politique monétaire américaine sur l’Europe

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Frank Warnock, professeur à la Darden School of Business de l’Université de Virginie

Alors que la Réserve fédérale américaine doit annoncer le 30 juillet si elle abaissera son taux directeur, maintenu autour de 4,5 % depuis le début de l’année, l’Europe semble de plus en plus exposée aux décisions de la Fed. Entre vigueur du dollar, fuite de capitaux et ralentissement du secteur manufacturier, le continent subit des vents contraires puissants. Frank Warnock, professeur à la Darden School of Business de l’Université de Virginie, analyse pour Forbes France les mécanismes d’ajustement de la Fed, leurs répercussions en Europe, les tensions commerciales ravivées par Donald Trump, et les risques qui pèsent sur l’indépendance de la banque centrale américaine.

 

Forbes France : Quel lien unit la politique monétaire américaine à l’économie européenne ? La BCE suit-elle la Fed ?

Frank Warnock : Deux grands canaux relient indirectement les politiques monétaires des États-Unis et de l’Europe. D’une part, si la Fed soutient une croissance robuste aux États-Unis, cela stimule directement la demande pour les produits européens ; c’est un effet purement commercial. D’autre part, il y a un impact via le taux de change : si l’euro se renforce face au dollar à cause d’un écart de taux, cela peut pénaliser les exportations européennes.

Cela dit, la BCE ne suit pas mécaniquement la Fed. Elle agit selon son propre mandat. Philip Lane, économiste en chef de la BCE, a récemment rappelé que l’influence des taux américains sur l’inflation européenne reste limitée. Les deux institutions tiennent compte du contexte mondial, mais leurs décisions sont indépendantes.

 

Sur quels objectifs et indicateurs la Fed s’appuie-t-elle pour ajuster ses taux ?

F.W. : Contrairement à la BCE, la Fed a un double mandat. Elle doit à la fois stabiliser les prix (avec une cible d’inflation à 2 %) et favoriser le plein emploi. Aujourd’hui, l’inflation américaine reste autour de 2,7 %, légèrement au-dessus de la cible, tandis que le marché du travail reste solide. Cela justifie le maintien de taux élevés.

Mais ce sont surtout les taux à moyen terme, comme les taux à cinq ou dix ans, qui importent, car ce sont eux qui influencent concrètement les coûts de financement. Or, ces taux sont restés relativement stables depuis deux ans, signe que la Fed a réussi à ancrer les anticipations d’inflation malgré un environnement incertain.

 

Comment les nouveaux tarifs douaniers proposés par Donald Trump sont-ils pris en compte par la Fed ?

F.W. : Oui, la Fed modélise ces scénarios. Le gouverneur Chris Waller, lors d’un discours à NYU le 17 juillet, a estimé que les effets de l’inflation seraient probablement temporaires : une poussée ponctuelle sur les prix, sans impact durable. Dans ce cas, la Fed pourrait même envisager une baisse de taux.

Mais d’autres voix, comme celle de John Williams (Fed de New York), sont plus prudentes. Le 16 juillet, après avoir examiné les données à un niveau plus granulaire, il constate des augmentations de prix pour les biens exposés aux droits de douane, ainsi qu’un affaiblissement des prévisions de croissance. Il craint des effets de second tour – hausses de salaires, répercutions en chaîne sur les prix – qui engendreraient un état durable de l’inflation et donc justifieraient un maintien des taux élevés dans un contexte de prudence.

Le Summary of Economic Projections, publié le 18 juin, reflète cette incertitude : certains membres du FOMC prévoient une ou deux baisses de taux au cours de l’année civile, d’autres aucune. Cette division montre combien les décisions dépendent d’une lecture fine des données économiques (inflation, activité) et anticipées.

 

Comment les marchés anticipent-ils les futures décisions de la Fed ?

F.W. : Deux indicateurs sont clés. D’abord, les discours des membres influents du FOMC comme Powell, Waller, ou Williams, qui sont très surveillés. Ils donnent des signaux clairs et servent souvent à préparer les marchés pour éviter des réactions excessives.

Ensuite, le taux du Trésor américain à deux ans est un excellent thermomètre car il reflète les anticipations des marchés sur les taux futurs à moyen terme. Actuellement autour de 3,9 %, il est inférieur au taux directeur, ce qui suggère que le marché table sur une baisse des taux dans les mois à venir.

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Le graphique ci-dessus montre clairement cette tendance selon laquelle les investisseurs s’attendent à un assouplissement graduel de la politique monétaire.

 

Donald Trump critique régulièrement la Fed. Cela menace-t-il son indépendance ?

F.W. : Institutionnellement, l’indépendance de la Fed n’est pas compromise.Mais les attaques publiques répétées peuvent éroder sa crédibilité. Et cela, c’est un vrai danger.

Même si la Fed agit correctement selon ses objectifs, une perception d’ingérence politique suffit à éroder la confiance des marchés. Cela entraîne une « prime de risque » sur les taux à long terme, car les investisseurs craignent une inflation mal maîtrisée. Les anticipations d’inflation étant justement au cœur de la transmission monétaire, les banques centrales veulent ancrer ces anticipations pour garantir la stabilité. Or, si cette crédibilité est sapée, les taux d’emprunt augmentent. La stabilité monétaire repose en grande partie sur la confiance dans l’indépendance des banques centrales.

 

Quel est l’impact d’un dollar fort sur la zone euro ?

F.W. : C’est assez simple. Comme de nombreux produits sont facturés en dollars, notamment l’énergie, un euro fort permet de limiter l’inflation importée. Prenons l’exemple du pétrole : en euros, son prix a reculé de plus de 100 à 60 euros récemment. Cela contribue à faire baisser l’inflation en Europe.

La BCE suit de très près la parité euro/dollar. Un euro plus fort diminue ses projections d’inflation, et donc influence ses décisions. Dans un monde globalisé, le taux de change reste un canal d’ajustement essentiel.

 


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