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Les avocats face aux spécificités des conflits au sein des entreprises familiales

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Les avocats face aux spécificités des conflits au sein des entreprises familiales

En France, plus de huit entreprises sur dix sont des entreprises familiales, d’après les chiffres de l’Institut Montaigne. Fondements de notre tissu économique, ces organisations produisent 60 % du PIB français [1]. Des chiffres vertigineux qui viennent cacher des réalités structurelles plus complexes, sur fond de conflits familiaux souvent liés à des rivalités, des freins fiscaux ou des successions mal organisées. Un sujet particulièrement brûlant, puisque ce sont près de 700 000 entreprises qui seront concernées par la transmission de leur gouvernance sur les dix prochaines années.

[1] Family Business Network France, 12 juin 2024

Une contribution de Jérôme Marsaudon et Louis-Marie Absil, avocats associés, cabinet Reinhart Marville Torre.

Du grand déchirement aux petits règlements de compte en famille, l’avocat est au premier plan de ces histoires dignes des meilleurs scénaristes. Si peu ont envie de délaisser leur robe pour endosser le rôle de psychologue, les avocats se trouvent régulièrement amenés à dépasser leur fonction purement juridique pour prêter une oreille attentive aux secrets familiaux. Dans ce contexte particulier, l’avocat joue le rôle du tiers objectif, capable de poser un regard neutre sur des situations où l’affect a souvent pris le dessus sur la raison. Sa capacité à objectiver la situation est d’autant plus précieuse que les parties elles-mêmes peuvent être aveuglées par des décennies de relations familiales complexes.


La gouvernance de ces structures repose sur un équilibre fragile entre logiques entrepreneuriales et dynamiques familiales. Lorsque survient un contentieux, cet ensemble est mis à rude épreuve et, très vite, de simples différends peuvent se transformer en véritables crises existentielles pour l’entreprise. Charge alors aux avocats de s’employer à un véritable jeu d’équilibriste pour trouver des solutions efficaces et pérennes. Face à l’emportement émotionnel, parfois irrationnel, des parties, l’avocat doit constamment rappeler l’intérêt supérieur, la véritable boussole : l’intérêt de la société.

« Plus le conflit d’associés revêt une dimension familiale, plus les émotions s’entremêlent avec les enjeux juridiques, transformant le terrain en une pente particulièrement glissante. »

 

Quand l’affect s’invite dans la stratégie d’entreprise

 

L’une des spécificités des entreprises familiales réside dans l’imbrication de relations personnelles et professionnelles. Alors que les décisions stratégiques ne sont jamais totalement déconnectées de considérations affectives, les désaccords commerciaux peuvent rapidement raviver d’anciennes rivalités ou des blessures familiales enfouies. En pratique, ces contentieux présentent une dimension émotionnelle sans commune mesure avec les litiges classiques entre partenaires commerciaux.

La conséquence ? Une procédure qui pourrait se résoudre en quelques mois dans un contexte purement professionnel peut s’éterniser pendant des années lorsque les parties partagent un bagage émotionnel et relationnel lié à leurs relations familiales plus ou moins apaisées.

Derrière les griefs apparemment économiques se cachent parfois une blessure d’enfance jamais cicatrisée : ainsi de cette personne qui, devant un juge conciliateur, finit par concéder que la cause principale du lourd et long contentieux initié trouvait sa genèse dans sa jalousie à l’endroit de son frère, lui reprochant d’avoir toujours été l’enfant préféré du père, fondateur de la société familiale.

Cette dimension affective transforme la nature même du conflit. Un désaccord sur la stratégie d’investissement devient une remise en cause de la succession, une divergence sur la politique de dividendes prend des allures de débat sur la contribution à l’édifice familial. Et le terrain juridique devient le théâtre de situations, parfois lourdes, parfois cocasses, qui dépassent de fait le cadre de l’entreprise et s’invitent aux repas et évènements familiaux.

 

Les contentieux spécifiques aux entreprises familiales

 

Certains types de litiges surviennent avec une régularité presque prévisible au sein des entreprises familiales. La succession ou la transmission générationnelle de la gouvernance constitue souvent le nœud du problème. Le passage de témoin entre générations cristallise les tensions. Un grand classique : les fondateurs peinent à lâcher prise, tandis que, de leur côté, les successeurs sont déjà prêts à imposer leur style. Ces transitions mal négociées débouchent fréquemment sur des contentieux portant sur les modalités de gouvernance ou la stratégie de développement de la société.

Une autre configuration typique et particulièrement épineuse concerne le cas de l’actionnaire minoritaire qui remet en cause la gestion de la majorité familiale. Estimant son patrimoine en danger, ce minoritaire cherche alors, par diverses critiques ou actions, à faire pression en gênant, voire bloquant, toutes décisions au sein de la société. S’engage alors une bataille visant soit à forcer sa prise de pouvoir au sein de l’entreprise, soit à organiser sa sortie dans les meilleures conditions possibles.

Enfin, des conflits peuvent aussi éclater entre actionnaires familiaux actifs et passifs. Impliqués dans la gestion quotidienne, les premiers privilégient généralement le réinvestissement des bénéfices pour assurer la croissance de l’entreprise, quand les seconds plaident pour une politique de dividendes plus généreuse.

Toutes ces divergences d’intérêts peuvent conduire à des situations de blocage pénalisantes pour la société. Malgré elle, cette dernière se trouvera ainsi souvent impliquée dans des procédures judiciaires initiées par ses actionnaires familiaux : procédures en faute de gestion, en abus de majorité ou de minorité … et, pire, enquêtes pénales pour abus de confiance ou en abus de biens sociaux. Autant de temps et d’argent qui ne sont pas consacrés à son développement.

À ces dynamiques classiques s’ajoute parfois un phénomène d’aveuglement particulièrement délicat à gérer : celui où un membre de la famille se refuse à admettre qu’un parent proche est en train de le flouer. Le lien du sang crée une présomption de confiance parfois difficile à remettre en question, même face à l’évidence. L’avocat se retrouve alors dans la position inconfortable de devoir ouvrir les yeux de son client sur une réalité qu’il préférerait ignorer.

« Au-delà des aspects juridiques et des stratégies contentieuses, comprendre les motivations profondes de l’adversaire reste essentiel »

 

Une famille au bord du précipice : l’art de la gestion de crise

 

La recherche de solutions négociées doit toujours primer. La médiation, fortement préconisée par les juridictions françaises, a fait ses preuves dans le désamorçage de conflits au sein des entreprises familiales. Contrairement à une procédure judiciaire désignant un gagnant et un perdant, la médiation permet d’élaborer des solutions sur mesure, respectueuses des intérêts de chacun. Mais là encore, l’irrationalité peut faire échouer les initiatives les plus prometteuses : comme cette médiation sur des enjeux à plusieurs millions d’euros qui a échoué après des mois de négociations, car la solution trouvée entraînait une imposition fiscale de quelques milliers d’euros, qu’aucun des membres de la famille ne consentait à prendre à sa charge. Illustrant parfaitement cette disproportion entre l’orgueil et la raison économique.

Quand le contentieux se révèle inévitable, l’enjeu est clair : éviter l’escalade et préserver autant que possible le patrimoine familial, tant matériel qu’immatériel. L’avocat doit élaborer une stratégie contentieuse qui prenne en compte non seulement les aspects juridiques, mais également les dimensions psychologiques et patrimoniales du conflit. Il endosse souvent le rôle essentiel de paratonnerre, absorbant les charges émotionnelles excessives qui risqueraient, sans son intervention, de faire dérailler toute tentative de dialogue constructif. Cette capacité à dépassionner le débat, à ramener ses clients à la raison et à leur rappeler les enjeux véritables – notamment l’intérêt de la société – constitue une valeur ajoutée inestimable dans ces contextes explosifs, propices à l’enkystement de rapports conflictuels.

Au terme de ces procédures, les solutions convergent généralement vers deux issues principales : une restructuration de la gouvernance permettant de rétablir un équilibre opérationnel ou le rachat des titres de l’actionnaire mécontent. Cette dernière option, souvent privilégiée pour apaiser la situation, n’est pas sans poser problème : elle implique généralement que la société rachète elle-même les titres du minoritaire, s’appauvrissant ainsi au bénéfice du partant. Une solution qui, si elle met fin au conflit, peut fragiliser durablement l’équilibre financier de l’entreprise familiale.

« La prévention des litiges s’avère plus efficace lorsque les fondateurs mettent en place, dès l’origine, des pactes d’actionnaires et des statuts incluant des mécanismes de résolution des conflits, notamment un conseil de famille structurant les prises de décision. »

 

Anticiper pour mieux prospérer

 

Face à de tels risques, on comprend que la meilleure stratégie reste l’anticipation. L’élaboration de pactes d’actionnaires robustes, la rédaction de statuts adaptés ou encore la mise en place de pactes familiaux extra-statutaires, ou chartes familiales, constituent des outils précieux. Ils permettent d’encadrer les relations entre membres de la famille, d’anticiper les points de friction potentiels et de faciliter la transmission.

La mise en place d’un organe de dialogue spécifique, distinct des organes sociaux traditionnels et pouvant même intégrer des tiers de confiance, est fortement recommandée. La création d’un conseil de famille ou comité familial peut être prévu au sein d’un pacte extra-statutaire, afin de représenter les différentes générations d’une même famille. Ce comité de famille deviendra ainsi la pierre angulaire d’une gouvernance familiale équilibrée, constituant un espace privilégié où les questions familiales peuvent être abordées séparément des enjeux opérationnels de l’entreprise. Cet organe spécifique permet de faire le lien entre les dynamiques familiales et le plan de développement de l’entreprise. Son périmètre d’action couvre des aspects tels que la préparation de la succession ou la sensibilisation des descendants aux enjeux de l’entreprise. Le comité familial – ayant la légitimité pour prendre des décisions s’imposant à tous – peut même directement résoudre des différends.

Enfin, l’investissement dans un conseil juridique fiable en amont de la création d’une entreprise familiale ou au cours de la vie d’une société, constitue ainsi l’un des piliers d’une relation professionnelle saine. Notamment pour accompagner l’évolution de la dispersion du capital social entre les générations d’une même famille.

 

Véritable exercice d’équilibriste, la gestion des contentieux exige ainsi de concilier défense d’intérêts économiques légitimes avec préservation de liens familiaux précieux, mais aussi de naviguer entre application stricte du droit et recherche de solutions amiables. Car n’oublions pas que les entreprises familiales constituent aussi un modèle économique particulièrement résilient, capable de traverser les tempêtes avec une vision à long terme. L’anticipation, la communication et un accompagnement adapté sont les clés pour transformer les tensions en opportunités de clarification et, parfois, de réinvention du projet familial.

 


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