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Le SMIC est-il indécent ?

Un débat s’est instauré récemment au sein de certaines entreprises par média interposé sur la question du caractère décent ou non des rémunérations versées aux salariés de certaines entreprises françaises.

Une contribution de Jacques Perotto avocat associé en droit social au sein du cabinet Alerion

 

Ce débat, qui par ailleurs peut surprendre dans un pays où le modèle social est l’un des plus protecteurs au monde, est né de l’invitation faite aux entreprises par le législateur européen au travers de la CSRD et ses normes d’application dites « ESRS » d’initier une réflexion sur la décence des rémunérations versées à leurs collaborateurs et à ceux des entreprises entrant dans sa chaîne de valeur.

Mais cette invitation a-t-elle un sens au pays du SMIC et des minima conventionnels ? En outre, une telle question ne remet-elle pas indirectement en cause la légitimité des négociations sur les salaires intervenant entre partenaires sociaux chaque année, dans les entreprises et au sein des branches professionnelles ?

Sans doute faudrait-il d’abord rappeler que la notion de salaire décent reste subjective ; celle-ci est d’ailleurs le plus souvent appréciée en référence à quelqu’un ou à quelque chose, comme par exemple une communauté de personnes.

S’agissant des rémunérations les plus élevées, les jugements diffèrent selon les catégories socio-professionnelles : ainsi, les 20 millions d’euros annuels de la star adulée Kylian MBappé ne choquent presque personne et toujours bien moins que le package financier perçu par Carlos Tavares, quelle que soit la performance du Groupe Stellantis.

L’idole est notre mauvais génie qui se permet presque tout sans jamais subir la vindicte populaire, même lorsque celle-ci se livre aux excès les plus douteux, à l’instar de certaines stars de la pop ou du cinéma à l’empreinte carbone bien chargée (jet privé, maison-palace) mais au blason redoré par leur chargé de communication.

Sur un plan moral, cette typologie de comportement est indécente, compte tenu du contexte environnemental qui est le nôtre.

Pour ce qui est des rémunérations plus modestes, et selon l’Organisation Internationale du Travail, le salaire perçu par un travailleur pour une semaine de travail normale est décente lorsqu’elle lui permet de subvenir à ses besoins essentiels (nourriture, eau, logement, éducation, santé, le transport et prévoyance en cas d’événements imprévus), ainsi que ceux de sa famille[1].

 

Alors le SMIC est-il à la hauteur de l’attente en France ?

Depuis la création du SMIG en 1950 et son remplacement par le SMIC en 1970, l’objectif, parfois, controversé de cette garantie de revenu est de maintenir au salarié « son pouvoir d’achat ».

Ainsi, la réglementation du SMIC est applicable à toutes les professions, à tous les salariés et doit être respectée quelle que soit la forme de la rémunération, au mois, au rendement, à la tâche, en nature, etc. (Article L. 3231-2 du Code du travail, dont le montant est révisé annuellement par décret) ;

L’applicabilité à tous du SMIC n’en fait pas pour autant un revenu « universel » dont l’objet est de garantir à chacun un minimum mensuel de ressources (on a parlé de 650 euros quand ce projet a été évoqué par le candidat Benoît Hamon), là où le SMIC ne garantit qu’un salaire horaire minimum et, à ce titre, n’assure qu’un pouvoir d’achat, fonction du nombre d’heures travaillées et dont le caractère décent ou non va in fine dépendre des paramètres liés à la situation propre du salarié.

 

Au sein de l’EEE ?

En l’absence de salaire minimum fixé par la législation ou par les négociations, l’entreprise doit utiliser un salaire de référence adéquat qui n’est pas inférieur au salaire minimum dans un pays voisin ayant un statut socio-économique similaire ou qui n’est pas inférieur à une norme internationale de référence commune telle que 60 % du salaire médian du pays et 50 % du salaire moyen brut[2].

L’entreprise doit se référer au salaire minimum fixé par la législation ou par les négociations collectives. En France, cela se traduit par le respect du Salaire Minimum de Croissance (‘SMIC’), tel que stipulé dans le Code du travail (Articles L. 3232-1 à L. 3232-9).

Sur 27 Etats membres :

  • 22 disposent d’une législation nationale qui établit un salaire minimum.
  • Les cinq autres Etats membres (Autriche, Danemark, Finlande, Italie et Suède) ont fixé un salaire minimum par branche ou prévoient que les salaires minima sont déterminés par négociation entre les partenaires sociaux.

 

Le salaire minimum varie fortement au sein des Etats membres qui en ont instauré un : de 477 euros mensuels brut en Bulgarie à 2 571 euros au Luxembourg au 1er janvier 2024, selon les données d’Eurostat.

A cette date, avec un salaire minimum mensuel brut de 1 767 euros, la France se situait à la sixième place des pays imposant le minimum le plus élevé, derrière le Luxembourg, l’Irlande (2 146 euros), les Pays-Bas (2 070 euros), l’Allemagne (2 054 euros) et la Belgique (1 994 euros).

Ces données existent nonobstant les salaires minima conventionnels négociés au niveau des branches professionnelles (18,5 millions de salariés couverts au 31 décembre 2021[3]).

 

Ce que disent les normes ESRS tirées de la CSRD

S’interroger sur le caractère décent des rémunérations qu’elle verse ne devrait pas poser de difficultés particulières si tous les salariés perçoivent un salaire « conforme aux indices de référence applicables » lorsque l’entreprise opère dans un pays avec des minima sociaux.

Rien n’interdit pour autant à une entreprise d’avoir sa propre notion de salaire décent et donc d’aller au-delà des minima conventionnels de la branche professionnelle à laquelle elle appartient, la voie de la négociation annuelle sur les salaires étant normalement le cadre dédié pour transformer cette volonté en décision opérationnelle.

La discussion sur le salaire décent devient alors surtout utile pour les entreprises situées hors EEE – y compris et surtout celles comprises dans la chaîne de valeur des entreprises européennes elles-mêmes soumises à la CSRD -, non soumises à des contraintes réglementaires en matière de salaire.

Aussi, répondre à l’interpellation de la norme européenne en faisant abstraction du véhicule juridique que constitue la négociation sur les salaires avec les partenaires sociaux au niveau de chaque branche professionnelle nous paraît quelque peu démagogique.

En conclusion, que la CSRD et les normes ESRS contribuent à susciter un débat en France sur ce que recouvre la notion de salaire décent au sein d’une entreprise et au sein de sa chaîne de valeur n’est pas illégitime. Mais il le sera d’autant moins si ce débat intervient dans le cadre juridique des NAO ; à défaut, le risque pour l’entreprise est d’avoir à se confronter à des distorsions de communication vis-à-vis de sa population de salariés.


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[1] Note d’information de l’OIT sur la question du salaire vital (wcms_861345 (1).pdf)

[2] Normes ESRS du règlement délégué (UE) 2023/2772 de la commission du 31 juillet 2023 (Règlement délégué (UE) 2023/2772 de la Commission du 31 juillet 2023 complétant la directive 2013/34/UE du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les normes d’information en matière de durabilité (europa.eu)) / Guide élaboré par l’Autorité des normes comptables (ESCR directive salaire décent guide.pdf)

[3] La direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du Ministère du travail (Les portraits statistiques de branches professionnelles | DARES (travail-emploi.gouv.fr))

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