Le 23 mai 2025 a été une date clé, celle du retour de menaces de droits de douane de la part de Donald Trump à l’encontre de l’Union européenne.
Une contribution d’Anne-Sophie Alsif, Associée et Cheffe économiste BDO France et Sébastien Boch, Consultant Senior BDO-Advisory
Les nouvelles tensions entre les partenaires commerciaux historiques que sont les États-Unis et l’Union européenne, et plus généralement les évolutions politiques des dernières années, illustrent une remise en cause de la mondialisation telle qu’elle s’est développée depuis les années 1990. Sous l’effet de la crise sanitaire, des tensions géopolitiques croissantes et des impératifs environnementaux, les États cherchent à sécuriser leurs approvisionnements, relocaliser certaines productions stratégiques et redéfinir leurs alliances commerciales. Cette tendance, qualifiée de « fragmentation » ou de « démondialisation », ne signe pas la fin des échanges internationaux, mais une recomposition profonde de leur logique, avec des implications macroéconomiques majeures.
La mondialisation sous tension : de l’interdépendance à la vulnérabilité
Entre 1990 et 2008, le commerce mondial a connu une expansion rapide, passant de 39 % à près de 61 % du PIB mondial selon la Banque mondiale. Cette dynamique a été portée par l’ouverture de la Chine, l’effondrement du bloc soviétique, les accords commerciaux (ALENA, OMC) et la révolution logistique (conteneurisation, numérisation). Mais depuis la crise financière mondiale de 2008, cette tendance s’est ralentie. Le commerce mondial stagne autour de 55 % du PIB depuis une décennie. Après un pic post-Covid à 63% en 2022, la tendance est de nouveau à la baisse en 2023 et devrait se poursuivre en 2024 et 2025.
Trois chocs ont cristallisé les limites du modèle :
- La crise du COVID-19 : en 2020, les chaînes de valeur mondiales ont été massivement perturbées : 94 % des entreprises du « Fortune 1000 » (les 1 000 plus grandes entreprises américaines classées en fonction de leur chiffre d’affaires) ont subi des interruptions d’approvisionnement.
- La guerre en Ukraine : la dépendance énergétique de l’Union européenne à la Russie (jusqu’à 40 % du gaz importé en 2021) a révélé une vulnérabilité stratégique majeure.
- Les tensions sino-américaines : la guerre commerciale (droits de douane, restrictions technologiques) a fragilisé les flux bilatéraux. En 2023, les investissements directs étrangers américains vers la Chine ont chuté de 60 % par rapport à 2018.
Ces événements ont relancé la logique de « sécurité économique », où les chaînes de valeur sont pensées non plus comme des outils d’efficience, mais comme des risques à contenir. Les Etats redessinent leurs relations commerciales, en sélectionnant davantage leurs partenaires et en protégeant certains secteurs. Découlant de ces tendances, s’est enclenchée une multiplication des restrictions commerciales. Selon le Fonds Monétaire International, le nombre de restrictions commerciales au niveau mondial est passé d’environ 1000 en 2019 à plus de 3000 en 2023. En 2024, les restrictions commerciales ont encore augmenté et surtout affectent des montants beaucoup plus importants. Selon l’Organisation mondiale du commerce, 169 nouvelles mesures restrictives ont été appliquées sur une année entre octobre 2023 et octobre 2024, et couvrent 887,7 milliards de dollars de commerce international, soit près de trois fois plus que celles imposées l’année d’avant, entre octobre 2022 et octobre 2023.
Encore plus récemment, les tensions géopolitiques ont conduit à une escalade des mesures protectionnistes :
- Aux États-Unis, l’administration Trump a imposé un taux de droits de douane plancher de 10% sur tous les produits étrangers. Sur l’acier, l’aluminium et l’automobile, c’est un taux de 25% qui s’applique, affectant particulièrement l’Allemagne et ses constructeurs automobiles. Le Président Trump menace désormais de fixer les droits de douane à 50% à l’égard de l’Union européenne. À l’égard de la Chine enfin, le taux de droits de douane a été fixé à 30 % sur toutes les importations chinoises, avec des menaces d’augmentation à 54 %. Il y a aujourd’hui un moratoire sur ces taux le temps de trouver un accord.
- L’Union européenne a répliqué de manière réciproque aux mesures américaines et, des discussions sont en cours pour instaurer des tarifs douaniers sur les voitures électriques en provenance de Chine, en réponse aux subventions massives accordées par Pékin à son industrie automobile.
- En Chine : en réaction aux mesures occidentales, la Chine applique des droits de douane de 10% sur les produits américains, et a menacé de restreindre les importations de certains produits européens, comme le cognac français.
Ces mesures reflètent une volonté des États de protéger leurs industries nationales et de réduire leur dépendance à l’égard de partenaires jugés peu fiables.
Le commerce international s’oriente vers une régionalisation croissante autour de zones d’échanges intrarégionaux : l’accord RCEP (Chine, ASEAN, Japon, Corée, etc.) est devenu en 2023 la plus grande zone de libre-échange au monde, tandis que les États-Unis privilégient les partenaires géopolitiquement alignés comme le Canada, le Mexique (effet de l’Inflation Reduction Act) et certains pays européens. Enfin, l’Union européenne tente de relancer sa politique commerciale avec l’Amérique latine (accord UE-Mercosur) et l’Afrique.
Un retournement dans le mouvement des délocalisations
Autre indicateur de « démondialisation » potentielle, les investissements directs à l’étranger sont en diminution en part du PIB mondial depuis la crise de 2008. En 2023, ils représentaient 1,5% du PIB contre 3,8% en 2007. Les flux d’investissements vers la Chine ont atteint en 2024 leur plus bas niveau en 30 ans, selon la Rhodium Group. En parallèle, les IDE vers le Mexique, le Vietnam, l’Inde ou l’Europe de l’Est augmentent dans un mouvement de « diversification stratégique ».
Dans les stratégies de localisation des entreprises, on observe de nouvelles tendances qui ne répondent plus simplement à la logique de main d’œuvre la moins chère. 3 tendances sont à l’œuvre :
- Relocalisation : La relocalisation consiste à rapatrier des activités de production précédemment délocalisées. Elle est fortement incitée par les pouvoirs publics et peut servir l’image de l’entreprise. En France, plusieurs entreprises ont entrepris cette démarche, comme Toyota Material Handling France, le fabricant de jouets Smoby, ou Kusmi Tea. Cette démarche permet également de se rapprocher du consommateur, avec des délais de livraison réduits.
- « Nearshoring » : le nearshoring implique le transfert de la production vers des pays géographiquement proches. Cette stratégie permet de réduire les délais de livraison et d’améliorer la flexibilité. Par exemple, de nombreuses entreprises européennes envisagent de déplacer une partie de leur production vers des pays d’Europe de l’Est ou du Maghreb.
- « Friendshoring » : Le friendshoring consiste à relocaliser la production dans des pays alliés partageant des valeurs communes. Cette approche vise à sécuriser les chaînes d’approvisionnement en évitant les partenaires jugés géopolitiquement instables. Les États-Unis, par exemple, encouragent les entreprises à transférer leur production de la Chine vers des pays amis comme le Mexique ou le Vietnam.
Pour les États, la relocalisation répond à une logique de sécurisation des approvisionnements, notamment sur des secteurs stratégiques comme les métaux rares et les semi-conducteurs. Les États-Unis ont imposé lors de la crise, en 2022, un embargo sur les semi-conducteurs exportés vers la Chine. En réponse, la Chine a restreint en 2023 l’exportation de gallium et de germanium, métaux critiques pour l’électronique. De son côté, l’Europe prévoit d’investir 43 milliards d’euros dans son EU Chips Act d’ici 2030 pour réduire sa dépendance à Taïwan et à la Corée.
Impacts macroéconomiques : vers une mondialisation plus coûteuse et plus politique
La fragmentation des chaînes de valeur mondiales, résultant de tensions géopolitiques, de politiques protectionnistes et de stratégies de relocalisation, engendre des coûts économiques significatifs. Selon une étude du Fonds Monétaire International (FMI), les pertes de production au niveau mondial pourraient atteindre 2,3 % du PIB mondial, ce qui équivaut à la taille de l’économie française. À long terme, les pertes pourraient atteindre 7% du PIB mondial, selon le Forum économique mondial.
Dans un scénario alternatif suivant une logique de blocs plutôt qu’une fragmentation complète, l’OCDE estime qu’un découplage complet entre blocs occidentaux et Chine pourrait entraîner une perte de PIB mondial de 1 à 5 % à long terme. Les coûts de production plus élevés se répercutent sur les prix, renforçant des pressions inflationnistes durables.
En Europe, une mise à exécution des menaces du Président Trump pourrait avoir un effet particulièrement néfaste sur l’économie. Capital Economics estime qu’un taux de droits de douane à 50% pourrait réduire de -1,7% le PIB allemand sur trois ans. Selon le CEPII, le taux plancher de 10% déjà mis en œuvre diminuerait le PIB français de -0,2%, et le PIB allemand de -0,3%.
La mondialisation n’est pas en voie de disparition, mais elle devient plus prudente, plus politique et plus régionalisée. Les États arbitrent entre efficience économique et souveraineté stratégique. Le défi est désormais de construire une mondialisation résiliente et durable, qui réponde à la fois aux impératifs de sécurité, de transition écologique et de stabilité macroéconomique.
Plutôt que de subir cette fragmentation, l’Europe peut y voir une opportunité : celle de développer des politiques industrielles communes, de renforcer ses chaînes de valeur stratégiques (énergie, défense, numérique), et de redéfinir son autonomie dans un monde plus incertain.
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