Ingénieure de formation, Kiki Lauwers est CEO de Thorizon, start-up néerlandaise récemment implantée à Lyon, au cœur de la vallée nucléaire française. Elle défend une vision du nucléaire circulaire, décentralisée et pragmatique, convaincue que cette technologie peut répondre aux défis climatiques et de souveraineté énergétique en Europe.
Forbes France : Comment est née Thorizon et quelle est sa mission ?
Kiki Lauwers : Thorizon est un spin-off de l’Institut néerlandais de recherche nucléaire (NRG), fondé par notre directeur technique Sander et Lucas Pool, ancien CEO. Notre objectif est de valoriser l’énergie contenue dans les combustibles usés, souvent perçus comme des déchets. Ces stocks peuvent pourtant produire de l’électricité pendant plus de 40 ans, une ressource souveraine est donc déjà disponible en Europe.
Notre technologie repose sur des réacteurs à sels fondus, testés dans les années 60 mais jamais commercialisés à cause de contraintes techniques. Nous développons un cœur de réacteur modulaire, avec des composants remplaçables avant qu’ils ne présentent un risque pour la sûreté. Cela permet un recyclage poussé de la matière fissile, notamment le plutonium et les actinides mineurs. Ce qui m’a séduite, c’est la possibilité de déconstruire les idées reçues autour du nucléaire – sécurité, coûts, déchets – grâce à cette technologie.
En quoi votre approche diffère-t-elle des réacteurs traditionnels ?
K. L. : Les réacteurs actuels à eau légère utilisent de l’uranium qu’ils ne valorisent qu’une fois. Résultat, il y a une forte production de déchets, un gaspillage énergétique et des coûts de stockage très élevés, comme en témoigne le projet Cigéo.
Notre réacteur recycle en profondeur les éléments radioactifs, en les détruisant au cœur du processus. Il fonctionne à basse pression, avec un système intrinsèquement sûr, c’est-à-dire qu’en cas de défaillance, le sel se vide automatiquement, stoppant la réaction. Cela permet de produire une énergie bas carbone, localement, sans compromis sur la sécurité.
Quel est votre modèle économique ?
K. L. : Nous ne construisons pas les centrales mais nous fournissons une licence technologique, des services de conception, d’ingénierie et de maintenance. La principale source de revenus repose sur la fabrication et la livraison continue des modules de sels fondus qui alimentent le réacteur. Ce modèle modulaire assure une source de revenus récurrente. Aujourd’hui, nous en sommes à la phase de conception de base et de prototypage de nos composants clés : pompe, échangeur thermique, modules internes.
Où en est le déploiement en Europe ?
K. L. : Nous visons une implantation sur des sites nucléaires existants, ce qui facilite les autorisations. C’est le cas aux Pays-Bas avec l’opérateur EPZ, et c’est notre ambition aussi en France, avec EDF ou Orano. Nous croyons fermement qu’il est essentiel de s’appuyer sur les compétences existantes du secteur, plutôt que de chercher à tout faire seuls. Les industriels, comme les sites chimiques, ont besoin d’énergie décarbonée, mais ne peuvent pas assumer seuls le coût d’un réacteur pour les 60 prochaines années.
Vous avez été sélectionnée dans le cadre du programme France 2030. Quel est votre lien avec ce dispositif ?
K. L. : Notre projet s’inscrit pleinement dans les priorités du plan France 2030, dont l’un des piliers majeurs est le développement de réacteurs innovants avec une meilleure gestion des déchets. Nous avons été retenus parmi les 14 lauréats de l’appel à projets sur les réacteurs innovants, ce qui nous a permis d’obtenir une subvention de 10 millions d’euros. Ce soutien a été un vrai levier car il a formalisé un partenariat stratégique avec Orano, le seul acteur capable de recycler le combustible usé à grande échelle. Ensemble, nous développons un nouveau type de combustible nucléaire.
Comment ce programme vous aide-t-il concrètement ?
K. L. : Il nous donne accès à des ressources de recherche inaccessibles autrement pour une start-up comme la nôtre. Nous avons lancé des tests avec l’INSA de Lyon sur la corrosion des matériaux, collaborons avec le CEA sur le choix des alliages, et testons actuellement notre combustible liquide dans un réacteur à haut flux aux Pays-Bas. Ce type de soutien public nous permet de franchir des étapes critiques de notre développement, plus rapidement et efficacement.
Quelle est votre vision du nucléaire en France ?
K. L. : Nous ne voulons pas remplacer les grands réacteurs, mais les compléter. Nos réacteurs modulaires de 100 mégawatts visent des usages décentralisés tels que les usines, les data centers, ou pour les zones isolées. Et surtout, ils valorisent les déchets issus des grands réacteurs pour produire une nouvelle énergie. C’est une double réponse stratégique : produire localement et réduire les stocks radioactifs.
Pourquoi avoir implanté Thorizon en France, et à Lyon ?
K. L. : La France est un leader mondial du nucléaire, avec des acteurs majeurs comme Orano, EDF et le CEA. Lyon, au cœur de la vallée nucléaire, regroupe un écosystème unique et accessible pour attirer les talents. Cette implantation nous permet de combiner l’expertise française avec l’agilité entrepreneuriale néerlandaise, un mélange que nous jugeons clé pour innover rapidement.
Comment votre parcours influence-t-il votre approche ?
K. L. : Je viens de l’aérospatial et du logiciel, pas du nucléaire. Cette expérience m’a appris à avancer vite, à travailler en livrables concrets. Chez Thorizon, nous avons une culture du prototypage, c’est-à-dire que nous construisons tôt, même à petite échelle. Cela nous permet de tirer des enseignements pratiques que la théorie ne révèle pas toujours.
Un ingénieur a une idée ? On commande les matériaux, on teste, et on valide à bas coût. C’est cette agilité, typique des start-ups, qui nous pousse à innover. Nous avons déjà réalisé deux levées de fonds et cette pression à livrer tous les six mois nous oblige à rester focalisés et crédibles.
Quel lien faites-vous entre nucléaire et souveraineté ?
K. L. : Le nucléaire est aujourd’hui la première source d’électricité décarbonée en Europe. Nous avons donc déjà une base solide, que nous devons consolider. L’uranium, bien que majoritairement importé, est très dense en énergie car un petit stock suffit à alimenter un pays pendant des années. Réutiliser le combustible usé renforce encore cette indépendance puisque la demande en importation sera moins importante. D’autant que le nucléaire complète le renouvelable, car il garantit une production continue, essentielle pour l’industrie.
Initialement, j’étais sceptique. Mais en creusant, j’ai compris le potentiel immense du nucléaire propre. Le vrai tournant a été la reconnaissance de France 2030 et le soutien d’acteurs comme EDF. Ce jour-là, nous ne faisions plus seulement partie d’une start-up ambitieuse : nous intégrions un mouvement européen engagé pour transformer le paysage énergétique.

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