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Interview | Voyages d’affaires à l’étranger : Comment éviter qu’il vire au cauchemar ? 

Quels sont les dangers auxquels un salarié en déplacement à l’étranger est exposé, et comment y remédier ?  Trois questions posées à Jean Cabridens, ex directeur sûreté à l’international d’Alcatel-Lucent.

 

La conquête de nouveaux marchés impose aux entreprises d’envoyer de plus en plus de personnels, dans des pays souvent sensibles en termes de sécurité. Vol (d’argent, de papiers, d’ordinateur, téléphone…), agression physique, menaces, chantage, maladies (covid, sida, paludisme, cholera…), accident de la route, vol de données, prison, kidnapping… Les risques potentiels sont nombreux lors de déplacements professionnels, selon la zone du monde dans laquelle les salariés voyagent.

Simple initiative personnelle, ou avec une délégation d’entreprises se déplaçant en vue d’initier un courant d’affaires, nombreux sont les motifs pour se déplacer à l’étranger : analyser un marché potentiel, entretenir et suivre les affaires en cours, visiter des clients, prospecter…Afin d’en savoir plus sur le sujet, je vous partage trois questions posées à Jean Cabridens, expert sur le sujet. 

 

Quelle expérience avez-vous en matière de sûreté et plus particulièrement sur le sujet des déplacements professionnels à l’étranger ?  

 

Jean Cabridens : J’ai passé trente ans dans le management opérationnel, la gestion de crises, le renseignement et les relations internationales, au service de l’armée française, de l’OTAN et des Nations Unies.  Servant tour à tour dans des unités de combat, des états-majors en France, dans les forces françaises stationnées à Berlin, au SHAPE en Belgique, dans le corps des observateurs de l’ONU dans tous les pays du Moyen-Orient et au Mozambique, ainsi que dans les états-majors de l’OTAN dans les Balkans et en Afghanistan. Directeur sûreté pour Alcatel Lucent, j’ai par la suite mené avec grands succès des centaines d’interventions et missions, de techniciens et d’expatriés, sur des projets dans les zones les plus reculées et risquées dans tous les pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie centrale, par exemple pour le compte de TOTAL/YLNG au Yémen.

 

Pourquoi les salariés à l’étranger constituent-ils un risque ?

 Le fait de ne pas être dans son milieu naturel présente un désavantage (culture, usage, langue…). De plus selon le pays visité, il peut y avoir des risques de criminalité, de terrorisme accrus. Autre élément, il est important de prendre en compte l’environnement et l’actualité du pays dans lequel on se déplace. Le moment de la visite peut être inopportun : relations diplomatiques délicates, fêtes religieuses, élections, crise politique locale exacerbant les esprits… Personne ne doit sous estimer le contexte économique dans lequel évolue l’entreprise. La concurrence d’entreprises étrangères soudoyant les autorités locales pour vous « pourrir » la vie sont des méthodes qui ont déjà été utilisées.

 

Quel est le TOP 8 des choses à ne PAS faire ? 

  1. Dans l’avion, éviter de travailler sur des documents « confidentiels entreprise » et garder sa sacoche avec soi en permanence,
  2. Ne pas parler de son boulot à des inconnus très sympathiques,
  3. Être accueilli avec discrétion avec panneau mentionnant seulement le prénom de l’accueillant à l’aéroport,
  4. Si retard de l’accueillant, ne pas accepter les services d’un pseudo taxi,
  5. Comportement général « profil bas » (modestie de rigueur),
  6. A l’hôtel, mettre immédiatement ses affaires sensibles dans le coffre,
  7. Ne jamais partir seul de l’hôtel,
  8. Ne pas se laisser aborder par des personnes charmantes et curieuses et ne pas vous faire accompagner dans votre chambre.

 

Durant votre carrière, militaire ou civile, de quelles anecdotes pouvez-vous nous faire part ? 

Les exemples sont nombreux, néanmoins je retiendrais en guise de conseils, ceux là : 

  • Ordinateurs laissés ouverts (intrusion clef USB) quand vous dormez ou aux WC,
  • Visiteurs drogués dans leur chambre par une visiteuse et dévalisés à leur insu,
  • Photos dénudées / films rapports sexuels compromettants amenant au chantage ou à l’élimination physique.

 

Pourquoi identifier en amont les risques ?

A cause des conséquences, à la fois pour le salarié et pour l’entreprise.

Pour le salarié :

  • l’agression, le vol, l’enlèvement… entraine des traumatismes importants. Si on pense souvent au salarié, les impacts indirects surviennent sur l’entourage, des collègues de travail, sur la famille, sur les recrutements en cours. L’entreprise a plutôt tendance, après une période de repli sur soi et de cohésion, à se fragmenter, à se diviser, et à remettre en question le management et la direction.

Pour l’entreprise :

  • En cas de médiatisation, si elle est sous les feux des projecteurs, son image et sa notoriété sont terriblement égratignées. Coup du hasard pour certains, mauvaise préparation symptomatique de ce qui se passe dans cette entreprise pour d’autres. Vous ne gérez plus, vous ne maitrisez plus rien, le navire est dans la tempête, et personne dans l’équipage ne sais naviguer en pleine tempête. C’est la débâcle assurée, et une gestion de crise mal gérée dont l’entreprise sortira forcément affaiblie. Chaque année de grands groupes sont confrontés à ces problématiques, les gèrent assez mal dans l’ensemble, imaginez donc un ETI ou une PME dans la tourmente, avec beaucoup moins de moyens humains et financiers, et un cruel manque de compétences en interne sur les sujets de sécurité-sûreté, gestion et communication de crise.
  • L’argent dans le cadre d’une demande de rançon, peut fragiliser financièrement l’entreprise,
  • Le risque juridique peut être très important, 
  • Le management est montré du doigt. 

 

L’actualité est riche sur le sujet, et le panel des risques étendu. Retenons par exemple les cas suivants, qui ont tous pour points communs d’avoir des salariés expatriés (ou pas), victimes d’actes graves à l’étranger. Toutes ces entreprises ont été déstabilisées, et ont fait la une des médias.

  • « Le 8 mai 2002, onze salariés travaillant pour la Direction des constructions navales (DCN), expatriés au Pakistan, à Karachi, meurent à la suite d’un attentat kamikaze, alors qu’ils se rendent sur leur chantier à bord d’un bus affrété par l’employeur. »
  • « Le 4 avril 2008, le voilier de croisière « Le Ponant » (appartenant à la compagnie CMA CGM), est pris d’assaut par des pirates le long des côtes de Somalie. Les trente membres de l’équipage sont retenus en otages. Les forces navales françaises de l’Océan Indien aussitôt informées montent dans l’heure une vaste opération aéro-maritime. Moins de huit jours après, les otages sont libérés. Une partie de la rançon récupérée et les pirates arrêtés. »
  • « Janvier 2013, la prise d’otages d’In Amenas. « Plusieurs centaines de personnes essentiellement algériennes, mais aussi une centaine d’étrangers de nationalités norvégienne, autrichienne, roumaine, japonaise, française, américaine et britannique, employés de la base et sous-traitants, sont pris en otage par les terroristes, qui visent d’abord à prendre des otages étrangers. »

 

Face à ces constats, comment le cadre juridique a évolué ? 

 

Pour rappel, « Un salarié français envoyé à l’étranger dans le cadre de son contrat de travail, bénéficie toujours de la protection accordée par le Code du travail. Le Code du travail oblige en effet l’employeur à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. » (L’article L 4121-1)

Il est impératif de prendre en compte ces deux éléments juridiques en matière de déplacement de salariés à l’étranger, et de la responsabilité de l’entreprise.

  • L’arrêt Karachi, de la Cour d’apple de Rennes, est une date clé en matière de devoir de protection des salariés expatriés face aux menaces criminelles. Le 24 octobre 2007 , la Cour d’appel a retenu une faute inexcusable à l’encontre de l’employeur d’un salarié qui avait été victime de l’attentat de Karachi, considérant que l’employeur était tenu d’une obligation de sécurité de résultat. Rappelons qu’en cas de reconnaissance d’une faute inexcusable, l’employeur doit indemniser en totalité le préjudice de son salarié, et même rembourser les sommes payées par la sécurité sociale à ce salarié. Les montants peuvent ainsi être considérables.

 

  • La Jurisprudence Abidjan , quand à elle va plus loin. « Dans son arrêt du 7 décembre 2011, la Cour de cassation, dès lors que l’employeur a été prévenu de risques ou de menaces, il est tenu responsable de la sécurité de ses salariés expatriés et doit prendre les mesures nécessaires pour les protéger, y compris en dehors des horaires de travail. Les faits à Abidjan, concernent une salariée d’un laboratoire pharmaceutique français qui avait été agressée en Côte d’Ivoire alors qu’elle se trouvait au volant de sa voiture, dans un cadre privé. »

 

La taille de l’entreprise importe peu. Multinationale ou TPE, c’est de l’ordre du bon sens. Les inégalités s’accentuent dans le monde, et si l’entreprise voit dans un déplacement une opportunité de développement économique ou social, la vision que peut en avoir un individu dans son pays, peut-être tout autre : 

  • la possession matérielle : voler pour acquérir ce qu’il ne possède pas
  • le gain financier à court terme : voler pour revendre et (sur)vivre, y compris dans des capitales européennes.
  • le gain financier à long terme : enlèvement et rançon (« kidnapp and ransom ») souvent en lien avec des organisations terroristes, principalement dans certaines zones du monde. (cf : le film Captain Philipps avec Tom Hanks relate ces faits)
  • Mettre la main, sur une information stratégique ou opérationnelle, permettant d’acquérir un savoir-faire, une technologie, des conditions de ventes, d’identifier les contacts clés … pour les revendre, pour prendre l’avantage sur l’entreprise, lui fermer un marché, ou par exemple arriver en premier sur un pays. 

 

Sans tomber dans la psychose, il est nécessaire pour toutes les entreprises de connaitre leur responsabilité en terme de déplacement des salariés à l’étranger. Une sensibilisation avant le départ, est importante. Le minimum vital est de prendre connaissance des fiches ariane sur le site du MAE. Accompagner ces fiches d’un livret à destination des personnes concernées est un excellent complément. Encore une fois anticipation et bon sens prévalent en matière d’intelligence économique. 

 

SOURCES

https://www.cdse.fr/7e-barometre-cdse-de-la-securite-des-collaborateurs-a-l-international

https://www.berton-associes.fr/blog/droit-des-affaires/le-devoir-de-vigilance-des-entreprises/

 

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