Aptitude supposée universelle à juger sainement et à distinguer le raisonnable de l’absurde, le bon sens séduit autant qu’il inquiète lorsqu’il prétend se hisser au rang de fondement de la décision publique ou managériale.
À l’heure où l’empilement normatif, la technocratie et l’hyper-complexité administrative minent la confiance des citoyens et salariés, le retour au bon sens est invoqué comme un remède. À écouter certains leaders politiques ou économiques, il suffirait d’en revenir à l’évidence, à la logique intuitive, pour mieux gouverner. Pourtant, derrière son apparente évidence, ce recours révèle des limites méthodologiques, épistémologiques et politiques. Gouverner et décider par le bon sens est loin d’être neutre et sans risques.
Le bon sens, une notion loin d’être universelle
Le bon sens attire par sa promesse de simplicité, de pragmatisme, et d’efficacité dans la décision. Il semble trancher dans le vif là où la rationalité formelle s’enlise dans des procédures. Cette valorisation d’un « savoir immédiat » appuie la vision d’Henri Bergson pour qui le bon sens est une intuition tournée vers l’action, une forme d’intelligence issue de la vie concrète, orientée par l’élan vital plutôt que par la logique abstraite (La pensée et le mouvant, 1934).
Pierre Bourdieu prolongera cette idée à travers le concept de sens pratique : un rapport au monde qui s’appuie sur l’habitus, soit un ensemble de dispositions intériorisées issues de l’expérience sociale. Ce « bon sens social » permet d’agir sans calcul explicite, avec une forme d’aisance dans l’incertitude (Le sens pratique, 1980). Mais il est aussi socialement situé : ce qui semble évident à un cadre parisien ne l’est pas à un ouvrier ou à un soignant. Il ne saurait donc être universel ni neutre.
Herbert Simon, quant à lui, décrit le recours au bon sens comme une stratégie d’adaptation à une rationalité limitée. Face à des décisions à prendre dans un environnement incertain et sous contrainte de temps, les individus ne cherchent pas la solution optimale mais une solution « suffisamment bonne » (Administrative Behavior, 1947). Le bon sens devient alors un heuristique cognitif, une boussole imparfaite mais opérante dans l’action.
Ce rôle du bon sens dans la prise de décision incertaine est central aussi dans la théorie du sensemaking développée par Karl Weick (Sensemaking in Organizations, 1995). Il décrit la gouvernance comme un processus d’interprétation continue, où les dirigeants doivent « faire sens » de situations ambiguës à partir de signaux faibles, d’intuitions et de récits. Ici encore, le bon sens joue le rôle d’un cadre d’interprétation provisoire.
Dans l’entreprise, on retrouve cette approche chez certains dirigeants. Les décisions fondées sur le bon sens opérationnel – proche du concept de mètis chez les Grecs – permettent des arbitrages rapides dans des situations critiques. Paul Polman, ex-CEO d’Unilever, a refusé la pression financière du court terme au nom de valeurs simples : « une entreprise ne peut prospérer dans une société qui échoue ».
Le piège du bon sens : une évidence peut se traduire en erreur
Ce que l’on appelle communément « bon sens » peut s’avérer trompeur, voire dangereux lorsqu’il est appliqué à des environnements complexes. Loin d’être une vérité universelle, il agit davantage comme un raccourci cognitif subjectif, biaisé par des habitudes, des intuitions ou des intérêts implicites.
Paul Goodwin, dans Right Decision: A Guide for Decision Making under Uncertainty (2010), met en garde contre « l’illusion de simplicité » : ce qui semble évident l’est souvent parce que nos biais cognitifs, comme l’ancrage ou la représentativité, nous poussent à privilégier des jugements immédiats, au détriment de l’analyse. Selon lui, l’intuition – quand elle n’est pas confrontée aux données – peut entraîner des erreurs systématiques, y compris chez les décideurs expérimentés. Ce risque de réduction excessive ne relève pas seulement de mécanismes cognitifs individuels. Il s’ancre aussi dans les dynamiques collectives au sein des organisations : les individus ne cherchent pas la meilleure solution possible (optimal choice), mais une solution simplement « satisfaisante » (satisficing) comme l’explique Herbert Simon.
Par ailleurs, les environnements organisationnels tendent à réduire la complexité perçue pour favoriser l’action – souvent en invoquant une forme de bon sens opérationnel. Mais cette réduction peut masquer les incertitudes fondamentales ou les signaux faibles critiques (Marc Rothman, Decision Making: Its Logic and Practice, 1990).
Enfin, Karl Weick propose une remise en cause profonde de la nature même du bon sens. Selon lui, le sens ne précède pas l’action, il en découle : « We don’t interpret the world, we enact it ». Autrement dit, ce prétendu bon sens n’est souvent qu’une reconstruction rétrospective justifiant a posteriori nos décisions. Cela signifie que le bon sens est éminemment situé, contextuel, et donc fragile.
Cette prétendue évidence qu’offre le bon sens n’est pas toujours synonyme de clairvoyance mais peut en engendre la défaillance. Appliqué sans vigilance, il devient un outil réducteur, masquant la complexité, marginalisant les signaux faibles, et légitimant des décisions erronées.
Comment user de bon sens avec sagacité ?
Faut-il, face à ses limites, bannir le bon sens de toute gouvernance ? Certainement pas car il conserve une valeur heuristique, notamment lorsqu’il est encadré par l’analyse, enrichi par l’expérience, et mis à l’épreuve du réel. Ce que dénoncent les chercheurs, ce n’est pas son usage raisonné, mais son instrumentalisation idéologique ou son recours exclusif.
Aucune décision ne peut être évaluée hors de son contexte : elle est le fruit d’interactions complexes entre acteurs, valeurs, croyances et contraintes. Le bon sens, dans ce cadre, peut être un point d’entrée vers la délibération collective, à condition de ne pas se substituer à l’analyse critique.
Cette approche est au cœur des modèles de gouvernance adaptative, qui intègrent à la fois la rationalité technique et les savoirs d’expérience. Dans le monde de l’entreprise, l’exemple du groupe Semco au Brésil est souvent cité. Son fondateur, Ricardo Semler, a mis en place un modèle d’organisation basé sur la confiance, l’autonomie des équipes et le bon sens collectif. Mais ce bon sens n’était pas un slogan : il s’appuyait sur des processus délibératifs exigeants et des indicateurs de performance transparents.
Le bon sens fonctionne dans des systèmes simples ou locaux, mais qu’il échoue dans les organisations complexes où les effets systémiques ne sont pas intuitivement perceptibles. L’apparente évidence d’une décision peut masquer des effets contre-productifs à grande échelle. En somme, le bon sens ne peut être gouvernant, mais il davantage conseiller pour le décideur.
Le bon sens en politique : arme du peuple ou illusion populiste ?
Le « bon sens » occupe une place singulière dans les discours politiques contemporains. Présenté comme l’expression directe de la raison populaire, il se veut l’antidote à la technocratie, à l’abstraction des élites, et à la complexité des systèmes. Mais ce registre d’argumentation, loin d’être neutre, est souvent instrumentalisé à des fins idéologiques. Dans de nombreux partis politiques populistes à travers le monde, le bon sens est brandi comme un cri de ralliement. On y trouve l’idée que l’État serait plus efficace s’il se gérait « comme un bon père de famille ». Cette rhétorique a été régulièrement mobilisée, de Nicolas Sarkozy vantant le « bon sens paysan » face à la technocratie, à Emmanuel Macron appelant à « déverrouiller la France » par des réformes inspirées du terrain, censées répondre à une rationalité simple et accessible. Ce discours repose sur une logique de proximité, censée redonner du pouvoir au « peuple » face à des institutions jugées lointaines, déconnectées voire parfois corrompues.
Mais cette posture masque une simplification extrême des enjeux, qu’il s’agisse de gouvernance budgétaire, de diplomatie, ou de politiques publiques complexes. Elle entretient un anti-intellectualisme assumé, dans lequel toute expertise devient suspecte, toute médiation est vue comme une trahison de la vérité directe. Comme nous le rappelle Pierre Bourdieu, le recours au bon sens politique repose souvent sur « des évidences fabriquées » — c’est-à-dire sur des constructions discursives qui masquent des intérêts de pouvoir (La distinction, 1979 ; Sur l’État, 2012). Il disqualifie les arguments contradictoires, dévalue la complexité du réel, et transforme le débat démocratique en affrontement émotionnel. Le bon sens devient ainsi un outil de disqualification morale, où l’opposant est accusé d’être « hors sol ».
Cette rhétorique prospère dans un climat où l’excès de normes, l’inflation réglementaire et la surmédiatisation des experts épuisent les citoyens comme les salariés. L’appel au bon sens répond alors à un besoin compréhensible : celui de lisibilité, de clarté et de simplicité. Mais c’est précisément dans cette faille que s’engouffrent les usages les plus dangereux du bon sens : lorsqu’il devient prétexte à ignorer les nuances et la complexité du monde qui nous régit.
Le bon sens n’est pas ce qui doit gouverner, mais ce à quoi il faut répondre
Gouverner par le bon sens n’est pas une hérésie. C’est même une nécessité dans certaines circonstances – pour décider vite, incarner une éthique, renouer avec la réalité du terrain parfois oubliée. Comme le disait Hannah Arendt : “le bon sens est ce que produit l’expérience d’une vie, pas l’improvisation d’un jour.” Il doit être cultivé, confronté, discuté, car il n’est ni neutre, ni universel. Il n’a de valeur qu’à condition d’être confronté à la complexité du monde réel sans vouloir l’évincer.
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