Gouvernance floue, silos, absence d’outils interopérables, sous-investissement technologique : la donnée carbone est aujourd’hui un angle mort IT, alors même qu’elle est indispensable au pilotage stratégique des objectifs climat.
Une contribution de Pierre-François Thaler, cofondateur et co-CEO d’EcoVadis
Les engagements climatiques se multiplient dans les entreprises, les rapports de durabilité se raffinent, et les discours se veulent de plus en plus ambitieux. Pourtant, la réalité est plus contrastée : selon Accenture, seules 16 % des grandes entreprises mondiales sont aujourd’hui sur une trajectoire compatible avec la neutralité carbone d’ici 2050.
Pourquoi un tel écart entre intention et exécution ? Parce que sans infrastructure de données fiable, notamment sur la chaîne d’approvisionnement, toute stratégie climat reste une promesse abstraite. Et cette lacune pèse lourd, en crédibilité comme en compétitivité.
La donnée carbone, fondation (oubliée) de toute stratégie climat
La neutralité carbone ne se décrète pas. Elle se construit. Et comme toute stratégie de transformation, elle repose sur des fondations : ici, la qualité de la donnée. Cependant, dans de nombreuses entreprises, les données d’émissions sont aujourd’hui éparpillées, incohérentes, voire absentes. On s’appuie encore sur des moyennes sectorielles, des fichiers Excel transmis manuellement, des définitions floues des périmètres (Scopes 1, 2 et surtout 3). Résultat : la mesure de l’impact est faussée, les priorités sont mal définies, et les décisions s’appuient sur des estimations plus que sur des faits.
Pourtant, la donnée carbone est la condition d’un pilotage efficace. Elle permet d’identifier les postes les plus émissifs, d’objectiver les progrès, de comparer les fournisseurs, de modéliser des scénarios de réduction. Autrement dit : de transformer les ambitions en leviers concrets. Mais pourquoi, malgré cet enjeu évident, les entreprises peinent-elles à bâtir une telle base de données ?
Le problème n’est pas seulement technologique, il est systémique
Les difficultés que rencontrent les entreprises pour collecter et fiabiliser leurs données d’émissions ne sont pas uniquement liées à un manque d’outils. Le problème est culturel, organisationnel et structurel.
Premièrement, la gouvernance est floue : qui est responsable de la donnée carbone ? À quel niveau ? À quelle fréquence doit-elle être mise à jour ? Beaucoup d’organisations tâtonnent encore, faute de structure dédiée.
Deuxièmement, la chaîne d’approvisionnement est un angle mort. On attend des fournisseurs qu’ils remontent des données précises, mais sans leur fournir d’accompagnement, ni leur expliquer pourquoi c’est stratégique. Trop souvent, la relation est descendante, voire coercitive — ce qui crée de la méfiance et freine la collaboration.
Enfin, la perception même de la donnée pose problème. Trop souvent, elle est considérée comme une contrainte réglementaire, une tâche annexe pour alimenter un rapport RSE. Alors qu’elle devrait être traitée comme un actif stratégique au service de la performance durable de l’entreprise.
Repenser la donnée carbone comme un projet de transformation
Pour bâtir une base de données carbone fiable et exploitable, trois piliers sont essentiels :
• Des standards clairs et partagés, permettant une collecte cohérente entre services, filiales et fournisseurs ;
• Des processus techniques robustes, avec des formats lisibles par machine, des outils interopérables, et autant que possible des flux automatisés ;
• Une collaboration active avec les partenaires, dans une logique de transparence et de construction commune. Il ne s’agit pas de demander des données pour les stocker, mais de les analyser, les croiser, et en tirer des plans d’action concrets.
Toutes les entreprises ne pourront pas obtenir immédiatement des données parfaites sur l’ensemble de leur chaîne. Mais elles peuvent, dès maintenant, définir une feuille de route, structurer une gouvernance, construire un langage commun avec leurs fournisseurs.
La donnée carbone n’est pas uniquement un sujet technique ou réglementaire. Elle est un levier de transformation stratégique, au croisement de la performance durable, de la compétitivité et de la résilience. Tant qu’on continuera à sous-investir dans sa qualité, à l’externaliser ou à la traiter comme une obligation de conformité, on restera à distance de toute transition crédible. Il est temps de reconnaître que la performance climatique se mesure, se pilote et se partage. Et que tout cela commence par une donnée solide, fiable et intégrée. C’est ce virage que les entreprises doivent prendre aujourd’hui — et que la Semaine verte européenne rappelle avec force — avant que l’exigence ne vienne d’ailleurs : régulateurs, marchés ou clients.
À lire également : Comment les entreprises doivent-elles aborder la durabilité aujourd’hui ?

Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits