Dans cet entretien exclusif, Marie-Ange Debon revient sur les ambitions de Keolis, ses projets en France et à l’international, la stratégie face à l’ouverture à la concurrence en Île-de-France, mais aussi sa vision de la transition écologique, des recrutements, et de l’avenir du transport public dans un monde bouleversé.
Diriger un groupe mondial de transport public dans un monde incertain, tout en répondant aux défis climatiques, technologiques et sociaux : c’est le quotidien de Marie-Ange Debon, Présidente du Directoire de Keolis, l’un des leaders mondiaux de la mobilité partagée. Depuis 2020, cette diplômée d’HEC et de l’ENA, passée par Suez et Technicolor, transforme en profondeur un groupe qui réalise plus de 3,3 milliards de voyages chaque année dans 13 pays, sur tous les modes de transport (bus, tramway, métro, train, vélo, navette fluviale…).
Dernier succès en date : La Metro West Regional Transit Authority (MWRTA) vient de choisir Keolis comme nouvel opérateur de ses services de transport local, de lignes fixes et de transport adapté. Ce contrat d’une durée de trois ans renforce la présence de Keolis dans la région du Grand Boston, où l’entreprise est déjà partenaire d’exploitation du réseau de trains de banlieue (Commuter Rail) et des services de stationnement pour le compte de la MBTA.
Forbes France : depuis votre arrivée en 2020, quels ont été les grands chantiers ? Quels accomplissements vous rendent la plus fière ?
Marie-Ange Debon : Il y en a plusieurs, mais je mettrais en premier la dimension humaine. J’ai trouvé chez Keolis une équipe d’une qualité remarquable, très mobilisée, avec une vraie culture de terrain. Nous sommes un groupe moitié français, moitié international — ce qui est rare — et cette diversité est un atout formidable.
Nous avons aussi mené une transformation culturelle au sein du Comex et des équipes dirigeantes, avec davantage de profils féminins et business. Et je suis fière de notre engagement environnemental : nous avons formé nos collaborateurs via des outils comme la Fresque du Climat, et nous intégrons désormais ces enjeux dans chaque décision stratégique.
Enfin, en termes de projets, remporter des appels d’offres majeurs comme les lignes 16, 17 et 18 du Grand Paris Express ou l’ambitieux projet de train à grande vitesse Alto, au Canada — de Québec à Toronto — montre notre compétitivité. La reconduction du contrat du Docklands Light Railway (DLR) à Londres est aussi une belle reconnaissance de notre savoir-faire.
Qu’est-ce qui différencie Keolis de ses concurrents, notamment publics ?
M.-A. D. : Notre force, c’est notre culture du passager. Nous ne nous contentons pas de transporter des usagers : nous cherchons à comprendre leurs attentes, leurs habitudes, leurs profils. Le service que nous déployons n’est jamais générique mais au contraire, sur mesure. Et nous avons un savoir-faire multimodal reconnu, capable d’intégrer train, bus, vélo, voiture partagée dans une expérience fluide.
Ensuite, j’insiste beaucoup sur l’agilité : nous sommes une grande entreprise (7,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024) mais avec des circuits de décision courts, comme une PME. Quand un client a un besoin, nous pouvons prendre une décision rapide. Cette réactivité commerciale, avec en ligne de mire la satisfaction client comme de l’usager, est un marqueur de notre culture.
L’ouverture à la concurrence en Île-de-France s’accélère. Quel rôle veut jouer Keolis ?
M.-A. D. : Nous avons toujours vécu dans la concurrence, sauf historiquement en Île-de-France. Mais cela évolue, comme partout en Europe. Le métro parisien traditionnel s’ouvrira à partir de 2040. En revanche, les nouvelles lignes sont déjà mises en concurrence, et sur les quatre premières, Keolis en a remporté trois (les lignes 16,17 et 18 du Grand Paris Express). Une nouvelle ère en matière de mobilité s’ouvre en Ile-de-France et Keolis y joue un rôle majeur.
Dans ces appels d’offres, le prix compte, bien sûr, mais pas uniquement. Il faut démontrer une capacité à réussir une transition fluide avec l’opérateur précédent et les salariés, assurer une qualité de service exemplaire, et disposer d’équipes compétentes. L’électrification des flottes de bus, par exemple, nécessite de tout réapprendre : conduite, maintenance, régulation.
Quelles innovations technologiques portez-vous pour améliorer l’expérience passager ?
M.-A. D. : L’innovation est aussi sociale que technologique. Nous travaillons avec des startups tech sur la data, l’IA ou la maintenance prédictive, mais aussi avec des acteurs comme Graines de Footballeuses et l’APELS, pour favoriser la réinsertion par le sport.
Le MaaS (Mobility as a Service) est un axe clé : nous développons des plateformes intégrées qui permettent aux voyageurs de planifier, réserver et payer tous leurs trajets, quels que soient les modes de transport utilisés. Nous l’avons, par exemple, implanté avec succès à Bordeaux et à Dijon, La digitalisation des usages est aussi au cœur de nos offres. Le règlement des titres de transport avec sa carte de paiement ou son smartphone est maintenant répandu sur la plupart des réseaux que nous opérons en France et à l’international.
Le secteur fait face à des tensions de recrutement. Comment Keolis y répond ?
M.-A. D. : Les tensions étaient assez fortes au moment la crise sanitaire et se sont apaisées depuis 2022-2023, mais nous restons très mobilisés. En novembre dernier, nous avons recruté plus que sur toute l’année 2019. Nous avons multiplié les candidatures par trois sur certains postes.
Notre campagne “C’est notre façon d’avancer” vise à attirer des femmes, à déconstruire les stéréotypes, et à valoriser des métiers concrets et utiles. Nous ciblons aussi des profils en reconversion — via des partenariats avec l’armée ou le secteur industriel — et nous formons en proximité, avec une forte implication des managers.
Après le recrutement, l’autre enjeu est la rétention des talents pour éviter un turnover trop important. Cela passe par la formation, la rémunération et un projet d’entreprise solide et centré sur les attentes des salariés. Nous utilisons ainsi l’innovation technologique pour améliorer le quotidien de nos salariés. Avec l’outil “Kustomize” par exemple, nous adaptons les plannings des conducteurs grâce à l’intelligence artificielle en fonction des souhaits de chacun. In fine, nous avons des plannings mieux construits, plus en adéquation avec les vies personnelles de nos salariés et cela se ressent sur la fiabilité de l’offre délivrée aux usagers.
Comment les transports publics peuvent-ils s’adapter au changement climatique ?
M.-A. D. : Le transport public est faiblement émetteur de CO₂, mais il est un levier majeur pour réduire les émissions, car les transports représentent 30% du total, dont une majorité liée à la voiture individuelle.
Mais le réchauffement nous impacte directement. Inondations, affaissements de terrain, canicules : nos infrastructures souffrent. À Dubaï, lors des inondations d’avril 2024, le métro — pourtant épine dorsale de la ville — a été fortement touché.
En réponse à ces défis climatiques, Keolis a une stratégie qui repose sur deux piliers : adaptation et atténuation. Concernant le premier axe, l’adaptation, nous avons lancé un audit de plus de 1000 sites à risque pour anticiper les vulnérabilités et alerter les collectivités. A moyen terme, nous visons une adaptation « curative », c’est-à-dire des actions techniques rapides qui permettent d’atténuer les conséquences des aléas climatiques. A Bordeaux, nous testons sur certaines rames de tramways le système “Fresh Air” qui permet le renouvellement de l’air « intérieur » (plus tempéré) au lieu de l’air « extérieur » (plus chaud). Ce procédé, qui nécessite de recycler cet air intérieur pour expurger son CO2, permet de fiabiliser les climatiseurs et d’économiser de l’énergie.
Enfin, il faut repenser, avec les autorités organisatrices, les infrastructures de transport. Par exemple, revoir la conception des arrêts de bus ou de tramways, revoir la localisation des dépôts ou encore, travailler avec les constructeurs, sur le choix des matériaux.
Le modèle de gratuité des transports publics est-il viable ?
M.-A. D. : En tant qu’opérateur de transport public, nous nous adaptons à la volonté des collectivités mais nous ne recommandons pas à nos clients la gratuité.
Le modèle de gratuité est avant tout un choix politique. Il existe dans quelques villes comme Montpellier, mais repose sur une fiscalité renforcée. Le risque, c’est de réduire les ressources des autorités organisatrices, donc la qualité de l’offre. Or, les trois principaux facteurs pour inciter au report modal, de la voiture individuelle au transports publics, sont selon plusieurs études : l’offre disponible, la sécurité, puis seulement en troisième position, le tarif.
Je crois à une tarification ciblée, proportionnée aux revenus et aux profils des usagers, ce qu’on appelle la tarification “sociale ou solidaire”. Le pass moyen hors région parisienne coûte 35 € par mois, souvent pris en charge à 50 ou 75% par l’employeur. Ce modèle est plus soutenable.
Keolis a vu son chiffre d’affaires progresser (+9,6%) grâce aux États-Unis. Quelles perspectives dans ce contexte géopolitique tendu ?
M.-A. D. : Nous ne sommes pas exposés directement aux tensions douanières, car nous faisons un métier de service, local, nous n’importons de produits manufacturés. Mais l’inflation, l’évolution du télétravail et les priorités politiques jouent. L’administration américaine veut par exemple réduire le télétravail — cela pourrait augmenter la fréquentation des transports publics, notamment à Washington, où nous opérons le réseau ferré.
Comment faire face à l’incertitude économique en tant que dirigeant ?
M.-A. D. : Le rôle d’un dirigeant, c’est d’anticiper. J’ai pour ma part vécu la crise sanitaire, la guerre en Ukraine, la hausse des coûts de l’énergie… il faut être flexible, agile, à l’écoute. Je crois aussi beaucoup à la diversité des équipes, qui permet de mieux lire le monde qui vient.
Et pour les dirigeantes ?
M.-A. D. : Il faut s’autoriser à diriger différemment, à être soi-même. J’encourage toutes les femmes à s’emparer de ces métiers où elles ont toute leur place, y compris dans les transports.
Quel est votre rapport personnel aux transports publics ?
M.-A. D. : Je suis une grande utilisatrice, en France et à l’étranger. Un réseau qui m’a marquée ? Le métro de Dubaï, qui transporte 860 000 passagers par jour, avec une ponctualité de 99,9%. Entre 2021 et 2022, il a connu des jours exceptionnels durant l’exposition universelle, avec une qualité de service inégalée. Cela reflète notre exigence. Je citerais également la ligne b du métro de Rennes, mise en service en septembre 2022, en tant qu’infrastructure visionnaire au service du développement de la métropole, ainsi que la ligne T9 du tramway, reliant Porte de Choisy à Orly Ville, emblématique des nouveaux enjeux de mobilité et de transformation urbaine.
Quels sont les prochains territoires de conquête pour Keolis ?
M.-A. D. : Nous venons de gagner les réseaux de Perpignan, Valenciennes, et nous nous rapprochons du cœur parisien. Le métro automatique ne s’arrête pas à la ligne 14 ou 1. Nous opérons déjà, entre autres, celui de Lille, pionnier en France, et celui du DLR à Londres. Avec la transition énergétique, le développement de la concurrence et de l’intermodalité avec les mobilités douces les prochaines années seront décisives. Et Keolis est prêt.
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