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David Dana (Expansion Ventures) : « L’Europe ne peut plus compter sur les États-Unis. À nous désormais de penser “Europe First” »

David Dana, General Partner chez Expansion Ventures.
David Dana, General Partner chez Expansion Ventures.
Ancien responsable du capital-risque technologique au Fonds Européen d’Investissement (FEI), David Dana a rejoint en février 2025 le fonds Expansion Ventures en tant que General Partner. Ce Français installé au Luxembourg depuis 18 ans mise sur les technologies duales, la défense et le spatial pour bâtir des champions européens dans des secteurs stratégiques. Pour Forbes France, il revient sur son parcours, sa vision du venture capital et les défis de souveraineté qui redessinent l’écosystème européen.

Forbes France : Que retenez-vous de votre expérience au Fonds Européen d’Investissement et pourquoi avoir rejoint Expansion Ventures ?

David Dana : Avant de rejoindre Expansion Ventures, j’ai passé près de quinze ans au Fonds Européen d’Investissement, après un parcours initial dans le private equity chez Société Générale Asset Management. En 2008, j’ai voulu voir autre chose et j’ai rejoint le groupe BEI à Luxembourg. Au FEI, j’étais à un poste d’observation privilégié du financement de l’innovation en Europe — non pas en investissements directs, mais via des véhicules d’investissement. J’ai ensuite pris la tête de l’équipe tech, qui a soutenu certains des plus grands projets européens, comme Spotify ou Skyscanner.

À partir de 2018, je me suis spécialisé dans la deeptech et les technologies de souveraineté : IA, blockchain, semi-conducteurs, spatial, et plus récemment défense. Ces mandats visaient à démontrer que l’Europe pouvait répondre à ses propres besoins de financement. J’ai pris goût à ces sujets, notamment la spacetech et la défense, et c’est dans cette logique que j’ai rejoint Expansion Ventures, un fonds focalisé sur ces secteurs porteurs et stratégiques.

J’ai intégré l’équipe en février 2025, quelques mois après le premier closing du fonds début 2024. Ce qui est atypique chez Expansion Ventures, l’un des acteurs indépendants leaders en Europe, c’est son double modèle : un fonds d’amorçage, mais aussi l’existence d’un portefeuille de portage créé par mes associés pendant la levée de fonds pour acquérir 19 sociétés. Une approche agile et pragmatique, en phase avec les défis européens actuels.


 

Les technologies duales (civil/militaire) reviennent au cœur de la souveraineté européenne. Comment concilier innovation, éthique et compétitivité ?

D.D. : Le déclic a eu lieu pendant le Covid : l’Europe s’est rendu compte de sa dépendance structurelle à des fournisseurs extérieurs, des masques jusqu’aux semi-conducteurs. La guerre en Ukraine a amplifié cette prise de conscience. De nombreuses initiatives ont été lancées pour renforcer nos capacités de défense et d’innovation, même si des restrictions demeurent, notamment sur les armes et munitions.

Au FEI, j’ai contribué à la mise en place du projet pilote Defense Equity Facility, destiné à financer les technologies duales — celles qui ont à la fois des applications civiles et militaires. L’Europe avance prudemment, mais elle avance. Et il faut noter un paradoxe : des investisseurs américains et israéliens nous disent que certaines innovations de défense les plus concrètes viennent désormais d’Europe. Des startups comme Alta Ares ont pu tester leurs technologies directement sur le terrain en Ukraine, ce qui accélère leur maturation.

 

L’Europe semble en retard dans des domaines comme l’IA générative, le spatial ou le quantique. Où voyez-vous ses véritables atouts ?

D.D. : Le spatial reste une immense opportunité. Quand j’ai commencé à financer ce secteur au FEI, beaucoup jugeaient les coûts prohibitifs. Aujourd’hui, c’est un écosystème plus vertueux et mature, essentiel à la souveraineté : un pays qui veut protéger ses satellites doit pouvoir en produire et en lancer rapidement.

Nous investissons dans des acteurs comme Space Cargo Unlimited, qui envoie des modules autonomes pour permettre à des clients — notamment pharmaceutiques — de tester leurs produits en microgravité, ou Atmos, en Allemagne, qui développe des solutions de retour de capsules depuis l’espace. Toute la chaîne de valeur se structure. Mais la consolidation est inévitable : nous n’aurons pas un “SpaceX français, allemand et espagnol”, mais des rapprochements entre pépites européennes capables d’émerger face aux géants américains.

 

Les VCs européens déplorent souvent un déficit de taille et une culture du risque plus limitée. Comment y remédier ?

D.D. : Le FEI a lancé l’European Tech Champions Initiative, qui vise à soutenir une dizaine de fonds capables d’atteindre le milliard d’euros, pour financer les tours de late stage avec des tickets d’investieement unitaires de 60 à 120 millions par entreprise. Mais au-delà du financement public, il faut une vraie dynamique privée.

Les groupes industriels européens restent timides en matière d’acquisitions et de prise de risque, souvent abrités derrière un corporate VC qu’il faudrait combiner aux acteurs indépendants et non pas opposer. Des incitations européennes seraient nécessaires pour encourager les grands groupes à miser davantage sur l’innovation.

 

Le capital-risque a reculé en France. Est-ce un simple cycle ou un changement structurel ?

D.D. : La conjoncture politique et fiscale française n’inspire pas confiance. Vue du Luxembourg, la France est perçue comme un pays du Sud, moins stable financièrement. En 2024, le FEI a investi 1,5 milliard d’euros, soit 15% environ du marché VC européen — preuve que l’attractivité demeure, mais les investisseurs temporisent.

Chez Expansion Ventures, nous avons aujourd’hui 24 sociétés dans 7 pays, dont 16 françaises, mais avec un reach paneuropéen. La France reste forte sur le spatial et la défense, mais la sélectivité s’intensifie : depuis début 2025, nous avons reçu plus de 600 dossiers et n’en avons retenu que 5 ou 6.

Mon conseil aux entrepreneurs : démontrez l’usage et la scalabilité. Les technologies disruptives ne suffisent pas — il faut prouver leur impact économique, leur potentiel de rentabilité et leur liquidité. C’est ce qui manque le plus aujourd’hui : comment générer des retours financiers clairs pour les investisseurs.

 

Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche pourrait-il changer la donne pour l’Europe ?

D.D. : C’est un moment charnière. Si les États-Unis se replient sur eux-mêmes, c’est une opportunité historique pour l’Europe. Nous devons cesser de dépendre d’eux et assumer une logique “Europe First”. Cela passe par des politiques communes, une fiscalité harmonisée et un véritable marché unique du capital.

Les LPs américains réduisent déjà leur exposition en Europe, tandis que les investisseurs institutionnels européens restent trop lents. À nous de combler ce vide. Expansion Ventures, avec 140 millions d’euros sous gestion et un objectif de 200 millions, veut montrer la voie d’une nouvelle génération de fonds indépendants souverains et stratégiques.

 

Dans un monde multipolaire, l’Europe peut-elle tirer profit de la fragmentation géopolitique ?

D.D. : Absolument. La rivalité sino-américaine, la guerre en Ukraine ou encore la montée des BRICS redessinent les équilibres. Cela pousse l’Europe à renforcer sa résilience et à capitaliser sur ses atouts : la deeptech, la défense, l’énergie, la cybersécurité et le spatial. Ce sont des domaines où nous avons les talents, les laboratoires et l’appui des institutions. Il faut désormais le courage politique et l’ambition financière pour transformer l’essai.

 


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