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Climat social 2023 en France : Inondation technocratique et sécheresse démocratique ?

La France a été traversée par d’importantes vagues de manifestations, notamment au cours du premier semestre de 2023. Selon les différentes sources officielles (Ministères, organisations syndicales), des pics de manifestations ont même été enregistrés que cela soit en mars ou au 1er mai, un mécontentement populaire suscité par la réforme des retraites entrée en vigueur le 1er septembre, conjugué aux effets de la crise énergétique et des pressions inflationnistes.

Une telle configuration soulève le débat sur l’efficacité du modèle technocratique et la perception du risque social dans nos économies contemporaines. En faisant primer les données techniques ou économiques sur les facteurs humains et non financiers, le modèle décisionnel technocratique semble se trouver aujourd’hui dans une impasse. Avec plusieurs études récentes révélant l’absence de corrélation entre bien-être social et croissance économique, ce modèle semble être de plus en plus déconnecté des préoccupations des citoyens.

Face à la montée de stratégies politiques et d’attentes sociales divergents, serions-nous en train d’affronter une inondation technocratique et une sécheresse démocratique ?

 

La technocratie et la montée des indicateurs économiques

Dans un monde de plus en plus complexe, il est essentiel de s’appuyer sur des indicateurs pour comprendre les progrès des pays et leurs évolutions démographiques, sociales, économiques et environnementales. Depuis les années 1940, le modèle décisionnel technocratique s’appuie en grande partie sur le produit intérieur brut (PIB) comme principal indicateur pour évaluer les progrès d’une nation. Ce dernier est basé sur l’hypothèse selon laquelle la croissance économique est toujours synonyme d’une meilleure qualité de vie. Promu au cours du XXe siècle comme source de bien-être grâce à la création d’emplois et aux revenus qu’il génère, le « modèle PIB » a déjà démontré ses limites. En effet, malgré la croissance économique, les sociétés les plus riches sont confrontées à de graves problèmes sociaux (iniquités sociales, pauvreté, stress, conflits, problèmes environnementaux, etc.) qui affectent gravement le bien-être des populations.

Basé uniquement sur les aspects monétaires dans la mesure de la croissance, le PIB est aujourd’hui jugé trop restrictif dans sa compréhension des questions de développement humain. Il ignore de nombreux aspects de la vie tels que la liberté, le respect des droits de l’homme et de la démocratie, la paix et la sécurité, les niveaux de vie élevés, l’éducation et l’accès à la culture, entre autres. De plus, ce modèle axé sur la croissance de l’activité économique, soutenu par une consommation et une production sans précédent, est perçu comme nocif pour l’environnement. Il est également responsable de l’aggravation du mal-être sociétal, généré par les impacts de la surexploitation des ressources naturelles (impacts sur la santé, risques naturels et climatiques, etc.). Ces résultats ont soutenu la quête de durabilité, ouvrant le débat sur la nécessité de remplacer ou de compléter cette approche centrée sur le PIB. De nouvelles démarches et systèmes d’indicateurs sont en cours d’élaboration dans le but d’acquérir une compréhension plus globale du développement d’un pays, en tenant compte des trois piliers du développement durable : le bien-être social, économique et environnemental.

Or, un nouveau souffle pour le modèle de gouvernance technocratique, maillant croissance économique et bien-être social, est-t-il possible ?

Les nouveaux indicateurs de richesse et le bien-être social

Ce n’est que dans les années 1990 que l’économiste Amartya Sen a souligné que le progrès des pays et le bien-être socioéconomique n’est pas unidimensionnel et doit être considéré à plusieurs échelles. Appliqué à l’économie du bien-être et du développement, il a conçu l’Indice de développement humain (IDH), l’un des premiers indicateurs multidimensionnels créés comme alternative au PIB et composé d’indicateurs d’espérance de vie, d’éducation et de revenu par habitant, mesurés par le PNUD dans les années 1990. Son émergence a généré un intérêt croissant pour l’établissement d’autres indicateurs similaires permettant l’intégration d’aspects non financiers dans le but d’améliorer le bien-être social. C’est dans ce contexte qu’on observe la montée des nouveaux indicateurs de richesse en France.

En combinant des facteurs financiers tels que le revenu et les conditions de vie matérielles à des facteurs non financiers tels que l’emploi, la maitrise de l’endettement (publique et privé), l’espérance de vie en bonne santé, la satisfaction dans la vie, l’empreinte carbone, l’état des sols, entre autres, ces nouveaux indicateurs auraient le potentiel d’apporter plus de convergence entre les stratégies des politiques publiques et les attentes sociales. Le potentiel de ces outils hybrides peut être illustré par la montée de quelques initiatives économico-citoyennes tels que l’organisation par coopération, des initiatives de monnaie locale pour favoriser et renforcer le lien social, les mouvements associatifs d’aides aux personnes, le revenu universel de subsistance, entre autres.

Quid d’une technocratie plus démocratique ?

Il est ainsi évident que le modèle de gouvernance adopté doit être en accord avec le contexte politique et socioéconomique d’une nation. En effet, pour rendre viable ce fonctionnement hybride et faire converger les stratégies publiques avec les attentes sociales, le modèle doit pouvoir prendre en compte un ensemble de critères, financiers et non financiers, qui influencent le fonctionnement d’une société. Car tant que la technocratie sera conditionnée à traiter séparément les questions financières et non financières, en continuant à privilégier les données économiques au détriment des facteurs humains et non financiers, les stratégies politiques et les attentes sociales continueront à diverger.

Les décideurs doivent être ainsi en mesure de profiter d’une démocratisation dans l’utilisation de nouveaux outils d’évaluation des politiques publiques, associant des indicateurs monétaires traditionnels (tels que le PIB, les gains de productivité, etc.) à des indicateurs non monétaires (tels que des indices multidimensionnels de bien-être, la pauvreté multidimensionnelle, l’indice de développement humain, etc.), maillant croissance et productivité au bonheur et au bien-être durable.

En effet, il n’est pas trop tard pour arrêter une éventuelle inondation technocratique. Ni trop tôt pour éviter notre démocratie de s’assécher…

Louisiana Teixeira est économiste chez BSI Economics et coordinatrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement

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