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Carlo Purassanta, Vice-Président Exécutif de ION Group et ancien PDG de Microsoft France : « L’Europe a 10 ans pour accélérer sa digitalisation et pérenniser la croissance de ses entreprises »

Carlo Purassanta, Vice-Président Exécutif de ION Group et ancien PDG de Microsoft FranceCarlo Purassanta, Vice-Président Exécutif de ION Group et ancien PDG de Microsoft France

L’Europe doit reconquérir son leadership sur les standards de la transformation digitale si elle souhaite s’imposer sur l’échiquier mondial. C’est ce que Carlo Purassanta, ancien PDG de Microsoft France et désormais vice-président exécutif de la fintech européenne ION Group, défend dans son nouvel ouvrage « L’élan décisif », paru en fin d’année 2022 aux éditions du “Cherche midi”.

 

Que tirez-vous de votre expérience chez Microsoft ?

Carlo Purassanta : J’ai passé 26 ans de ma vie professionnelle dans deux magnifiques entreprises. Chez IBM tout d’abord, et ensuite chez Microsoft où j’ai pu assister à une transformation totale de son modèle grâce à l’adoption du cloud, et à son développement en écosystème ouvert. Il s’agissait d’un virage à 180 degrés par rapport aux trois décennies précédentes, marquées par la création et la vente d’applications logicielles propriétaires.

Dans ces entreprises, j’ai, par ailleurs, pu observer à quel point les investissements en faveur de l’innovation technologique peuvent représenter de puissants leviers d’amélioration économique et sociale. Cela a été une grande satisfaction de pouvoir contribuer à transformer l’approche stratégique de gouvernements, clients, partenaires, ou encore de nombreuses écoles. Le monde du digital est d’ailleurs fantastique car il permet justement de réaliser de grands projets avec de l’impact à tous les niveaux.

Pourquoi avoir décidé de quitter Microsoft ?

Si j’ai changé de voie, c’est avant tout par souci de cohérence. J’ai toujours voulu contribuer directement à la prospérité de l’économie européenne et jouer un rôle dans le développement d’une plus forte compétence locale. Je n’ai pas souhaité participer à ce projet dans une troisième entreprise américaine implantée sur le sol européen.

J’ai rejoint récemment la fintech ION Group en tant que vice-président. En un mot, nous aidons les organisations ayant des enjeux financiers importants à prendre des décisions fondamentales pour leur avenir, en matière d’investissements ou de couverture de risques. Je suis responsable de la stratégie à long terme et notamment de la croissance externe par acquisitions. C’est la meilleure manière pour moi d’accompagner des clients français, espagnols ou encore italiens.

Ma conviction est que la révolution digitale en cours n’est plus seulement une question de transformation de l’existant mais bien désormais d’invention de nouveaux business models. Il va nous falloir constituer des consortiums industriels, afin de redéfinir la concurrence à l’échelle mondiale. Cet effort marquera un chapitre clé de notre croissance industrielle en Europe.

Comment l’Europe peut-elle s’imposer sur le marché de la tech ?

L’Europe peut et doit retrouver son leadership sur les standards de la transformation digitale. La concurrence mondiale sur le marché de la tech est exacerbée : il est fréquent de voir les incursions de géants américains dans des verticales industrielles, à l’image de Google dans les véhicules autonomes ou encore Amazon dans le secteur bancaire.

Dans ce contexte, l’Europe doit impérativement retrouver le courage de mener de grands investissements pour soutenir son écosystème tech et déployer une politique industrielle ambitieuse. Nous avons raté le virage du cloud, mais il ne faudrait pas en faire de même pour les évolutions technologiques prometteuses du futur.

Il faut dire que l’enjeu est de taille car la tech représente un « booster » très significatif de la croissance mondiale. Les économies qui ont déjà une forte intensité technologique ont eu une plus forte progression de leur productivité et de leur croissance dans la dernière décennie, Etats Unis et Chine en tête. Si on s’intéresse par exemple à l’évolution du PIB per capita, on constate que l’Europe est restée ces dix dernières années autour de 34000 dollars par personne. De leur côté, les États-­Unis ont évolué de 47000 à 63000 dollars et la Chine de 4400 à 10500 dollars. En France, le secteur numérique représente 5% de son PIB et ce chiffre est en constante augmentation. D’où la nécessité d’anticiper les révolutions numériques à venir et d’aider notre industrie et nos talents à s’adapter.

De manière générale, la vraie question que chaque nation européenne devrait se poser est la suivante : est-ce que notre PIB est riche en innovations tech exportées à l’international ? Car cette richesse est à mon sens stratégique, et une nation résiliente se définit de plus en plus par sa densité technologique et sa capacité à l’imposer aux quatre coins du monde. De mon point de vue, l’Europe a 10 ans pour accélérer sa digitalisation et pérenniser la croissance de ses entreprises.

 


Carlo Purassanta : De nos jours, le numérique fait partie intégrante de nos vies et l’enjeu est maintenant de comprendre et adopter certains paradigmes de l’économie « l’hyperscale »


 

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous définissez comme “quatrième révolution industrielle” dans votre ouvrage ?

Une révolution industrielle ne se résume pas à l’apparition d’un progrès technique, elle intègre aussi l’application de ce progrès pour changer de fond en comble les méthodes de production. Par exemple, les premières machines électriques sont restées peu ou prou les mêmes que les machines à vapeur qu’elles ont initialement remplacées. Le modèle de production est resté à l’identique pendant une bonne quarantaine d’années. C’est le fordisme, arrivé des décennies plus tard, qui a marqué une révolution, en profitant de cette nouvelle forme d’énergie, plus facilement distribuée. Le fordisme a réinventé l’organisation du travail le long d’une ligne de production, créant de fait une inflexion totale de la productivité humaine.

Aujourd’hui, l’informatique a atteint ce point d’inflexion, pas seulement en termes de facteur de production mais aussi dans sa capacité à bouleverser les codes du travail, de la productivité et de la créativité humaines. Il faut d’ailleurs accepter de faire la paix avec la technologie pour en tirer pleinement parti. La position d’arrière-garde qui consiste à protéger l’existant est dangereuse. Imaginons qu’une entreprise de 200 000 personnes se rende compte que des algorithmes peuvent bousculer son modèle en lui permettant de faire la même chose avec 70 000 personnes. Évidemment, le choix de réduire ses effectifs est extrêmement difficile, mais lorsqu’un nouveau concurrent apparaitra et embrassera pleinement ce nouveau modèle de rupture, l’entreprise plus établie risquera la faillite et tous les emplois seront donc perdus. Ce scenario est bien plus dramatique et compliqué à gérer.

De nos jours, le numérique fait partie intégrante de nos vies et l’enjeu est maintenant de comprendre et adopter certains paradigmes de l’économie « l’hyperscale ». Nous avons beaucoup de choses à apprendre, à mon sens. Plutôt que de refuser en bloc le modèle d’entreprise « plateforme » telle qu’Amazon, en critiquant certains défauts, qui existent certes, mais qu’on pourrait corriger, nous serions bien mieux avisés de nous inspirer de ce modèle d’optimisation et d’innovation à l’échelle, en l’appliquant non seulement à la création de valeur économique, mais aussi à la résolution d’enjeux cruciaux comme l’écologie.

La technologie est présentée comme source de progrès pour l’humanité mais comment ne pas tomber dans les écueils du transhumanisme ? C’est peut-être cette réflexion qui pousse l’Europe à prendre plus de temps dans la régulation, vous ne croyez pas ?

Je ne suis pas un philosophe mais j’accorde une place importante à ces réflexions dans mon livre. Je propose des recommandations fruits de mon expertise en matière de règlementation et d’éthique dans les affaires. Aujourd’hui, toutes les réussites de création de valeur économique ou de grandes transformations de business se font grâce à l’utilisation de données et algorithmes. C’est pour cela qu’on entend souvent dire que les données sont le nouveau pétrole du XXIe siècle.

Je considère que les grands débats autour des valeurs européennes deviennent souvent un point faible dès lors qu’ils engendrent un délai dans la transformation. Les pays scandinaves ont tendance à être plus efficaces sur ce point, tandis que les pays latins prennent du retard à cause de multiples interrogations. Autrement dit : la réflexion est cruciale quand les valeurs formulées sont là pour accompagner et encadrer la transformation, et non pour la ralentir. A mes yeux, il faut impérativement imaginer un monde souhaitable, fidèle à nos valeurs européennes, mais le réaliser avec célérité, en étant au cœur de la révolution digitale et non à la marge.

Dans quelle mesure est-ce donc une opportunité ?

Nous voyons bien qu’à l’échelle mondiale, nous sommes en pleine adolescence dans l’utilisation des nouvelles technologies, et que nous avons besoin de viser la maturité et un plus grand sens des responsabilités. Il suffit de penser à ce qui vient de se passer avec les catastrophes économiques et de gouvernance de FTX ou Theranos. Or l’Europe est le lieu de débat idéal pour imaginer la technologie de demain. La régulation est très importante et c’est in fine la marque de fabrique de l’Europe ; il n’y a qu’à voir comment le RGPD s’impose au reste du monde. Cependant, là aussi, le cycle de réflexion est toujours trop lent par rapport au développement technologique. Le temps nécessaire pour encadrer un monopole est tel, qu’un autre peut apparaître entre temps et devenir irrattrapable. Dois-je rappeler que Tik Tok n’existait pas il y a 5 ans ?

Nous devrions donc déjà redéfinir le concept même de concurrence loyale et de marché digital. Il nous faut apprendre à créer un cadre juridique dynamique à la fois efficace et rapide, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ainsi, nous n’avons toujours pas réglé la question de la responsabilité des réseaux sociaux et déjà, nous faisons face à des scandales sur les plateformes de cryptomonnaies !

Maintenant l’Europe ne doit pas se contenter de ça. La réglementation n’est pas le seul point à considérer car par nature, la législation suit le problème et ne l’anticipe jamais. Nous devrions mettre en place une vraie politique industrielle et formuler de nouveaux projets d’investissement en recherche et développement, et cette fois-ci en les raisonnant à l’échelle du continent. Sur le cloud par exemple, on peut difficilement se passer de l’offre des géants américains, qui sont déjà ultra sophistiqués et à ce stade et… irrattrapables. Mais attention, ce n’est pas une raison pour faire appel à eux sans comprendre comment les données sont effectivement utilisées.

Nos choix stratégiques doivent accorder de manière volontariste une juste place aux jeunes pousses tech locales, qui ajoutent de la valeur et nous permettent de garder la maitrise de notre métier contenue dans les données. Ensuite il faudrait, dès à présent, investir de façon significative dans les prochaines innovations technologiques, et non mener des batailles d’arrière-garde au sujet de technologies existantes.

Un dernier exemple pour illustrer mon argument sur la politique industrielle à mener : pourquoi avoir contraint l’industrie des Télécoms européenne qui était encore florissante il y a à peine vingt ans, à se conformer à des règles du jeux contre-productives ? Ces règles ont créé en Europe un face à face déséquilibré entre d’un côté plus de 120 opérateurs télécoms, pour la plupart locaux, n’ayant pas de masse critique et de l’autre des innovateurs du cloud hyperscale qui en vingt ans ont occupé tout l’espace sans aucune règle pour les encadrer…

L’Europe craint les abus de position dominante : elle a ainsi empêché, par exemple, la fusion entre Alstom et Siemens mais, dans le même temps, elle observe en silence l’acquisition des studios MGM par Amazon…

Puisque la loi Moore semble déjà montrer ses limites, comment faire pour tenir la cadence technologique tout en prenant en compte les limites physiques ? Cela s’applique au manque évident de matières premières pour continuer de développer des technologies de pointe.

Le capitalisme hérité de nos ancêtres est effectivement incompatible avec l’optimisation des ressources naturelles disponibles. Nous voyons heureusement surgir de beaux projets d’innovation tels que le développement de filières de production de batteries low cost, certes plus volumineuses, mais utilisant des matières premières abondantes dans la nature. Il y a aussi des projets de recherche prometteurs sur des semiconducteurs qui pourraient réduire, voire éliminer l’utilisation de terres rares.

Le développement durable doit ainsi faire partie de la politique industrielle de l’Europe – il l’est déjà un peu – afin qu’elle devienne leader dans la construction des technologies de demain. Il est, par exemple, anormal d’imaginer une transition vers les énergies renouvelables avec des technologies non européennes.

Il faut également plus de dépenses publiques et de programmes de soutien aux startups et aux laboratoires de recherche. L’annonce du plan à 40 milliards sur les semi-conducteurs par Thierry Breton est en ce sens bienvenu.

Pour que l’innovation devienne « l’épine dorsale de la société de demain », vous détaillez neufs thèmes essentiels à approfondir…

1. La culture de l’innovation.

Nous devrions nous inspirer des grandes entreprises tech comme Apple et Microsoft, de leur capacité à adopter une véritable réflexion prospective, un leadership visionnaire qui revalorise la capacité d’imagination. Les deux nous ont montré la voie en matière de réinvention de leur business models, et ce, à plusieurs reprises dans le temps.

2. La politique industrielle pour favoriser la croissance.

Pour que l’Europe puisse mener une croissance socialement éthique et responsable sur le long terme, elle devra mettre en place une politique industrielle novatrice et bien financée, qui atteigne une masse critique sur les grands sujets du futur.

3. Les nouvelles frontières de l’éthique

Pour bâtir un numérique éthique et durable il ne peut y avoir d’innovation sans protection. Les technologies doivent être inclusives, équitables, fiables et transparentes. La frontière de l’éthique dans le business des intelligences numériques sera de plus en plus liée au choix de ne pas adopter un business model car il ne correspond pas à un monde souhaitable, et ce, même si ce modèle est techniquement possible.

4. Le cadre juridique dynamique

Trop souvent la loi se heurte au développement rapide du digital et réagit au problème au lieu de l’anticiper. Il faut d’ailleurs urgemment définir les conditions d’une concurrence loyale sur le marché de la tech.

5. La jeunesse, l’éducation et la formation continue.

Le numérique constitue une opportunité unique de favoriser l’égalité des chances : il peut permettre de créer une opportunité d’apprentissage permanent, motivant et adapté pour tous. A terme, c’est la résolution de l’équation complexe du plein-emploi dont il s’agit !

6. Le développement durable comme facteur de croissance.

Le numérique mis au service du bon projet permet de construire un futur durable. Je suis convaincu que répondre à l’urgence écologique est compatible avec la croissance ou l’amélioration continue des conditions de vie sur terre. Il faut investir massivement en faveur de la création des nouvelles filières qui seront, cette fois, intrinsèquement responsables.

7. La transformation des territoires.

Je suis fermement convaincu qu’investir fortement dans les écosystèmes de territoires connectés, que j’appelle aussi la logique du « village-monde », représenterait une merveilleuse opportunité pour augmenter la qualité de vie des populations. La capacité productive serait répartie de façon plus équitable, tout en favorisant le développement durable.

8. L’inclusion et l’engagement.

Il faut à tout prix apprendre à corriger ses biais cognitifs afin de créer de la valeur avec ceux que nous connaissons le moins. Plus qu’une question de valeur économique, il est question ici de démarche humaniste afin de répondre aux grands défis de notre société en matière d’inclusion ou de lutte contre les violences en tout genre.

9. Le leadership du futur.

Ces dernières années, les crises économique, écologique, énergétique et pandémique, ont été riches d’enseignements. Elles ont souligné combien les prises de décisions ainsi que la création de liens de confiance entre décideurs et populations étaient décisifs pour une bonne exécution opérationnelle. Elles ont également démontré à grande échelle qu’en cas de défaillance, les conséquences peuvent être très lourdes. Le leader du futur devra être capable de créer le cadre adéquat pour inspirer, mobiliser, canaliser et faire grandir des talents qui seront eux plus informés, plus exigeants et plus lucides.

 

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