Face à la menace de nouvelles barrières tarifaires imposées par les États-Unis, les entreprises françaises, en particulier les PME, se retrouvent dans l’incertitude. Dans cette interview accordée à Forbes, Laurent Benarousse, Managing Partner France et Maroc du cabinet Roland Berger, revient sur les enjeux de cette crise commerciale naissante. Il évoque les marges de manœuvre encore possibles, les effets potentiellement dévastateurs pour certains secteurs, et la nécessité pour l’Europe de parler d’une seule voix.
Forbes France : Quels secteurs français seraient les plus impactés si des droits de douane étaient instaurés par les États-Unis ?
Laurent Benarousse : Ce sont d’abord les secteurs du luxe et de l’agrolimentaire pour lesquels la France exporte beaucoup vers les États-Unis. Le troisième secteur, moins connu du grand public, mais tout aussi impacté, est celui de l’aéronautique (constructeur, équipementier…).
Enfin, dans la lignée de Sanofi qui s’est récemment exprimé sur le sujet, le secteur pharmaceutique est également particulièrement impacté. On l’oublie souvent, mais la France – et l’Europe – exportent beaucoup de produits de santé vers les États-Unis. L’inverse est vrai aussi et il y a aussi historiquement une forme d’équilibre commercial dans ce domaine qui serait largement mis à mal.
Forbes France : Est-ce que ces secteurs souffrent déjà de l’attentisme ambiant ?
L.B : Il y a des réactions ponctuelles, conjoncturelles. Par exemple, à la veille de potentielles hausses de droits de douane, certaines entreprises ont expédié massivement leurs produits vers les États-Unis pour éviter la surtaxation. Mais globalement, on observe plutôt une posture d’attente. Les négociations sont en cours, les réactions de l’Union européenne ne sont pas encore définies. Il n’y a donc pas de réponse uniforme.
Certaines entreprises, comme Stellantis, suspendent leur production dans certaines zones (comme le Canada ou le Mexique) car nul ne sert de produire des biens qu’ils ne seraient plus en mesure de vendre du fait d’une compétitivité massivement altérée. D’autres, comme les maisons de luxe, poursuivent leur activité en misant sur une clientèle peu sensible aux hausses de prix. Et d’autres encore, comme Sanofi, prennent acte des nouvelles règles du jeu en annonçant des investissements industriels aux États-Unis. Ce type de relocalisation ne se fait pas au détriment de l’Europe, mais de façon incrémentale aux systèmes de production déjà en place.
Forbes France : Comment les entreprises peuvent-elles adapter leur stratégie dans un contexte aussi incertain ?
L.B : C’est extrêmement difficile, car certaines décisions engagent pour 5 à 10 ans — comme relocaliser une usine ou modifier toute une chaîne d’approvisionnement. Aujourd’hui, peu d’acteurs prennent ce type de décision radicale qui sont trop risqués dans l’immédiat. En revanche, plusieurs leviers à court terme sont activés. Dans l’incertitude face aux moyens termes, il faut gérer un court terme qui créera de la valeur quoi qu’il advienne.
4 leviers sont à prioriser :
- Le contrôle des coûts consiste à optimiser les opérations, rendre les usines plus efficaces.
- La gestion du cash permet de s’assurer d’une bonne liquidité pour faire face à des mouvements brusques dans les flux financiers internationaux.
- La communication stratégique donne de la visibilité aux marchés sur les plans de réaction possibles.
- Il faut travailler sur le pricing et les ventes en repensant les politiques tarifaires, renforçant les compétences des équipes commerciales pour vendre malgré une éventuelle hausse de prix.
Tous ces leviers sont valables et pérennes quel que soit le scénario final.
Forbes France : Quelles erreurs faut-il absolument éviter en période de pression tarifaire ?
L.B : La première erreur serait de ne rien faire. C’est-à-dire de se contenter d’attendre en construisant des scénarios hypothétiques, sans améliorer la performance actuelle. Il y a une fenêtre de tir, courte, pendant laquelle les entreprises les plus performantes travaillent leur structure de coûts, leur stratégie commerciale, leur pricing. Ne pas le faire est un réel danger.
L’autre erreur serait de croire que tout se jouera dans le moyen terme, alors que ce sont les gains de compétitivité à court terme qui permettront d’encaisser les chocs futurs. Les entreprises qui n’auront pas profité de cette période pour se renforcer se retrouveront en difficulté si les barrières tarifaires se durcissent.
Est-ce qu’aujourd’hui les PME ont les moyens de faire face à cette problématique à plus long terme ? Et quelles pourraient être les aides envisagées pour les accompagner dans ce changement de règles ?
L.B : Alors, je crois que l’on n’en est pas encore là. C’est-à-dire que, notre conviction est qu’on aboutisse d’ici début juillet à un niveau de barrières tarifaires qui soit certes supérieur à ce qu’il était avant, mais pas délirant non plus. Et donc, c’est à ce moment-là qu’il faudra vraiment se poser ces questions. C’est très difficile d’y répondre maintenant parce qu’il y a des effets de seuil. Il y a un moment où, quand vous avez 30 ou 40 % de droits de douane sur un produit, vous ne pouvez juste plus le vendre du tout. Là où, quand vous êtes à 5, 6, 10 %, vous pouvez, en travaillant vos coûts, en gagnant un peu en performance, et en répercutant une légère augmentation chez le client final, vous en sortir.
Les aides, si aides il y a, pourraient ressembler à celles mises en place pendant la crise Covid : par exemple, des leviers fiscaux pour amortir le choc. Mais il faut aussi rappeler que la puissance publique a déjà beaucoup agi pour soutenir l’économie, et les marges de manœuvre en France, notamment, ne sont pas énormes. Donc il est encore temps d’espérer que tout cela se stabilise avant d’entrer dans une logique de compensation.
D’autant qu’il y a une incertitude importante : c’est la capacité de l’Europe à parler d’une seule voix. Parce qu’on est ici dans un cadre de marché unique, et c’est donc l’Union européenne qui négocie avec les États-Unis. Il y a un véritable enjeu pour qu’elle puisse mener cette négociation au mieux.
Forbes France : Ces politiques protectionnistes peuvent-elles redéfinir les règles du jeu du commerce mondial ?
L.B : Absolument. Avant même l’élection de Donald Trump, nous avions réalisé une étude intitulée What if Trump, dans laquelle nous avions modélisé l’impact potentiel de ses mesures protectionnistes. Nos scénarios prévoyaient déjà des pertes importantes de croissance pour les grandes zones économiques en cas de durcissement durable des échanges :
Pour l’Union européenne : une croissance limitée à 1 % en 2025, et divisée par deux en 2026, autour de 0,6 à 0,7 %.
Pour les États-Unis : une perte d’environ un point de croissance dès 2025, et une tendance similaire en 2026.
Pour la Chine : un recul d’un point en 2025 (de 4,6 % à 3,6 %) et de près de deux points en 2026.
Ce sont des impacts considérables. On parle ici de destruction de valeur à grande échelle. Amortir le choc consiste à travailler sans plus attendre les 4 leviers opérationnels qui créeront de la valeur structurelle pour l’entreprise, en plus d’adresser l’effet conjoncturel.
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