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Les effets économiques de l’IA générative : Les limites de la note de recherche de Goldman Sachs

IA@Gettyimages

L’IA générative nourrit les espoirs d’une prospérité économique nouvelle. A défaut de saisir de la façon la plus juste comment cette IA est susceptible de générer de la valeur, beaucoup d’observateurs se raccrochent aux cadres de pensée qui leur sont familiers. Ainsi, Goldman Sachs associe la montée en puissance de l’IA à une gouvernance disciplinaire de l’entreprise caractérisée par une réduction massive des coûts de main d’œuvre et une centralisation des processus de décision. Nous pensons que cette approche n’est pas pertinente et peut même présenter un caractère dangereux.

 

Le 26 mars dernier, le laboratoire de recherche économique de Goldman Sachs partageait sa vision des conséquences probables de la montée en puissance de l’IA générative sur l’activité économique[1]. Multipliant les annonces spectaculaires, ce rapport a été très largement repris dans les médias. Suivant Goldman Sachs,  « nous sommes à l’aube d’une accélération rapide de l’automatisation des tâches qui permettra de réduire les coûts de main-d’œuvre et d’accroître la productivité ». Cette assertion ne permettant de prendre la mesure de ce qui nous attend, nous nous permettons de citer trois chiffres. Les auteurs du rapport affirment que l’IA conduira à la suppression de 300 millions d’emplois dans le monde et à une hausse annuelle du produit intérieur brut de 7%. En 2030, les investissements américains en IA représenteraient 1% du PIB, soit le tiers des dépenses de R&D du pays. C’est beaucoup !

Nous pensons que l’idéologie financière qui sous-tend ce rapport biaise considérablement les prévisions énoncées. Tout d’abord, les coûts de main-d’œuvre étant un poste de charge très important dans beaucoup d’entreprises, l’automatisation des tâches peut apparaitre comme un levier important de la rentabilité. La réduction des coûts semble souvent plus facile que l’expansion des marchés. De plus la prédilection grandissante pour les modèles d’entreprises « scalables », incite à la recherche d’une croissance qui ne s’accompagnerait pas d’embauches.  Enfin, dans tous les pays développés, les taux effectifs de taxation de la main d’œuvre sont beaucoup plus élevés que ceux pratiqués sur les installations et les équipements. Il n’est donc pas étonnant qu’une grande institution financière comme Goldman Sachs ne voient dans l’IA générative qu’un moyen d’automatisation du travail et l’axe principal de l’investissement des entreprises pour les années à venir.

Toutefois, cette idéologie se montre oublieuse d’un certain nombre de réalités économiques et entrepreneuriales. Il nous parait important de rappeler celles-ci.

Tout d’abord, la croissance du PIB n’est pas indépendante de sa répartition. Si l’IA reproduit et automatise les capacités humaines existantes, les machines deviennent de meilleurs substituts pour le travail humain et les travailleurs perdent leur pouvoir de négociation sur la richesse créée. Une économie entièrement automatisée pourrait, en principe, être structurée de manière à redistribuer largement les bénéfices de la production, même à ceux qui ne sont plus strictement nécessaires à la création de valeur. Toutefois, les bénéficiaires seraient en position de faiblesse pour empêcher une modification de la répartition qui les laisserait sans rien ou presque. Ils dépendraient de manière précaire des décisions de ceux qui contrôlent la technologie. Cela ouvrirait la porte à une concentration accrue de la richesse et du pouvoir. En 1941, le Juge de la cour suprême américaine Louis Brandeis soulignait : « Nous devons faire un choix. Nous pouvons avoir la démocratie ou bien une richesse concentrée dans les mains de quelques-uns, mais nous ne pouvons pas avoir les deux ». Forte heureusement, depuis deux siècles les progrès technologiques ont augmenté la valeur économique du travail de toutes les catégories de salariés. La valeur économique d’une heure de travail d’un cariste est supérieure à celle d’un manutentionnaire. Un agent administratif maitrisant la suite logicielle utilisée par son entreprise perçoit une rémunération très supérieure à celle des anciens employés aux écritures. Les effets bénéfiques des gains de productivité générés par la technologie ont donc largement diffusé dans l’ensemble de la population. La valeur économique d’une heure de travail humain, mesurée par le salaire médian, a plus que décuplé en deux siècles. L’augmentation des capacités humaines autorisée par la technologie est depuis deux siècles le moteur de la croissance économique. A l’inverse, lorsqu’une personne perd la possibilité de gagner un revenu de son travail, les coûts vont au-delà du nouveau chômeur et affectent de nombreux autres membres de sa communauté et de la société dans son ensemble. Dans ce sens, l’automatisation du travail porte moins de croissance que l’augmentation des capacités humaines au travers de la technologie. La très large répartition des fruits du progrès technologique soutient la croissance économique. Cette prospérité partagée assure également le consentement de la population aux institutions politiques de nos démocraties.

Ensuite, l’automatisation de tâches répétitives ou formalisables conduit rarement à la suppression d’emplois. En 2018, Brynjolfsson, Mitchell et Rock analysaient l’effet de l’introduction du Machine Learning sur les 2 069 activités de travail, 18 156 tâches et 964 professions recensées dans la base de données O*NET[2]. Les résultats de leur étude sont édifiants. (1) La plupart des professions quel que soit le secteur considéré présentent des tâches automatisables grâce au Machine Learning. (2) Aucune profession ne peut être entièrement automatisée. (3) L’exploitation du potentiel du Machine Learning nécessite une transformation significative du contenu des emplois, et l’invention de nouvelles articulations organisationnelles. Quelques signaux indiquent que la création de valeur autorisée par l’IA découle, au moins en partie, de la pertinence des nouvelles organisations ainsi induites. Imaginez que Jeff Bezos ait « automatisé » les librairies existantes en se contentant de remplacer les caissières par des robots. Cela aurait peut-être permis de réduire un peu les coûts, mais l’impact total aurait été limité. Au lieu de cela, Amazon a réinventé le concept de librairie en combinant humains et machines d’une manière inédite. En conséquence, Amazon offre une sélection de produits, des évaluations, des critiques et des conseils beaucoup plus vastes. Elle permet un accès au commerce de détail 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, depuis le confort du domicile des clients. La puissance de la technologie ne réside pas dans l’automatisation du travail des humains à l’intérieur du concept existant de la librairie de détail, mais dans la réinvention et l’augmentation de la manière dont les clients trouvent, évaluent, achètent et reçoivent les livres et, par la suite, d’autres produits de détail.

Enfin, jusqu’à présent, aucun cerveau humain ne peut contenir ne serait-ce qu’une petite fraction des connaissances nécessaires à la gestion d’une entreprise de taille moyenne, de sorte que les décisions sont distribuées et décentralisées. La distribution et la décentralisation des décisions sont à l’origine de cascades d’innovations qui concernent autant les produits que les processus internes à l’entreprise. Ancrées dans l’expérience concrète des individus, ces innovations sont difficilement imitables par les concurrents qui n’en comprennent ni la racine ni le but. Au quotidien, celles-ci constituent la première source de différenciation de l’entreprise et éloignent tout risque de confrontation par les prix. Par ailleurs, la théorie des organisations a déjà montré que les organisations modulaires constituées d’entités découplées disposant d’espaces discrétionnaires importants et agissant de manière indépendante au sein d’un même ensemble constituent la meilleure réponse à l’incertitude. A contrario, les effets dévastateurs des décisions erronées prises au sommet des organisations centralisées présentent un caractère systémique susceptible d’envoyer une entreprise par le fond. Et personne n’a jamais affirmé que l’IA générative était omnisciente. Dès lors, nous pensons que les organisations du futur devront concilier l’utilisation massive de l’IA générative et la décentralisation des processus des décisions. A cette condition, elles trouveront les moyens de leur différenciation et la capacité à éviter les pièges d’un environnement incertain.

Conclusion

Associer le progrès technologie à l’automatisation complète du travail humain et à la suppression d’emplois est un contre sens historique. Depuis les débuts de la révolution industrielle la technologie augmente les capacités du travail humain et transforme le contenu des emplois. Les hausse de productivité ainsi générées ont contribué à l’augmentation de la valeur économique du travail de millions de salariés et celle-ci a soutenue la croissance économique des grandes démocraties.

L’IA générative s’inscrit dans cette lignée. Incapable de recouvrir l’ensemble des tâches comprise dans un emploi, l’IA générative représente une nouvelle étape de l’augmentation du travail humain par la technologie. Dans les prochaines années, elle contribuera à la redéfinition des contenus de fonctions et influencera fortement l’organisation des entreprises. Dans ce cadre, le potentiel de l’IA à générer de la valeur dépendra de la capacité des managers à définir des organisations efficientes, difficilement imitables et armées pour faire face à l’incertitude.

 

[1] https://www.key4biz.it/wp-content/uploads/2023/03/Global-Economics-Analyst_-The-Potentially-Large-Effects-of-Artificial-Intelligence-on-Economic-Growth-Briggs_Kodnani.pdf

[2] Brynjolfsson, E., Mitchell, T., & Rock, D. (2018, May). What can machines learn, and what does it mean for occupations and the economy?. In AEA papers and proceedings (Vol. 108, pp. 43-47).

Tribune rédigée  par Eric BRAUNE – Professeur associé – INSEEC Bachelor et Pascal MONTAGNON – Directeur de la Chaire de Recherche Digital, Data Science et Intelligence Artificielle – OMNES EDUCATION

 

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