Ce sont les super-héros silencieux du monde professionnel. Des cadres qui débarquent quand tout semble perdu, redressent les projets mal embarqués, imposent leur présence en réunion et tiennent leurs promesses, trimestre après trimestre, malgré la pression.
Leurs succès sont devenus des récits quasi mythiques. Leur instinct fait autorité. Leur style inspire. Peu à peu, ils deviennent le pilier autour duquel s’organisent la stratégie, la culture et la confiance de toute l’entreprise. À défaut de voler, ils accomplissent des prouesses que personne d’autre n’aurait cru possibles.
Jusqu’au jour où ils s’en vont. Et soudain, ce qui était perçu comme une force se révèle être une vulnérabilité. La vision devient étroite. La stratégie perd en envergure. La prise de risque se fait plus frileuse. Quant à leur successeur (quand il y en a un), il se retrouve face à un défi de taille : reproduire des exploits hors normes, en deux fois moins de temps, sans mode d’emploi.
C’est le piège du syndrome du super-héros ; aussi appelé complexe du sauveur. Souvent ignoré, ce mécanisme s’impose aujourd’hui comme l’un des risques les plus sérieux pour la continuité du leadership dans les organisations.
L’envers de l’excellence
Il est facile de comprendre comment les organisations tombent dans ce piège. Une personne performe, accepte d’en faire plus et performe encore. Progressivement, tout le système s’ajuste autour d’elle. On lui confie les projets les plus stratégiques. On lui accorde une confiance totale. Sa manière de réfléchir influence peu à peu la façon dont les décisions sont prises. Ce qui relevait d’un effort collectif devient centré sur son propre rythme. Et ce rythme finit par dicter la cadence de toute l’organisation.
Peu à peu, la question essentielle : « De quel leadership aura-t-on besoin demain ? » disparaît de l’équation. Et c’est là que la relève se fait rare.
Selon une étude de Gallup menée auprès de dirigeants de grandes entreprises, seuls 3 % affirment que leur organisation excelle à identifier et préparer les bons profils pour des postes de direction. Et même lorsque des successeurs sont désignés, le développement qui suit reste souvent superficiel. Seuls 22 % des collaborateurs estiment que leur performance est gérée de manière à les encourager à exceller. En résumé, le système identifie souvent les talents, mais peine à les accompagner dans leur développement.
Pourtant, cette dynamique perdure. La personne la plus performante devient rapidement le modèle à suivre. Le modèle finit par devenir la norme. Et cette norme se mue en mythe.
Beaucoup de dirigeants remarquables ont du mal à déléguer. Non par refus, mais parce qu’ils ont intégré un message clair : personne d’autre n’est à la hauteur. On compte sur eux pour réparer les failles, porter les charges lourdes, et maintenir ce qui est fragile. L’organisation continue donc de s’appuyer sur eux, sans relâche. Avec le temps, leur excellence tourne en orbite autour d’eux-mêmes. Tout s’organise autour de leurs compétences, même si l’avenir exige souvent une approche différente.
S’appuyer sur les meilleurs talents n’est pas un problème : toute organisation a besoin de leaders solides, capables d’élever les standards, de performer sous pression et de tenir leurs engagements quand cela importe vraiment. En favorisant leur développement, leur visibilité et les opportunités qui leur sont offertes, on maintient souvent des performances solides en période de transition.
Cependant, lorsque cette confiance vire à la dépendance, le système se fragilise. Le leader devient le plan entier, et la préparation à l’avenir s’effrite. Si les grandes organisations continuent de miser sur leurs talents clés, elles comprennent aussi l’importance d’investir dans le développement de compétences au-delà d’eux. La force du sommet doit servir à élargir le vivier, sans devenir la seule règle du jeu.
Que se passe-t-il lorsque la cape tombe ?
C’est à ce moment que le risque devient réel. Si le plan de succession est insuffisant ou vise simplement à reproduire le dernier grand leader, l’organisation se retrouve vulnérable lorsque celui-ci s’en va. Le successeur, même compétent, n’a pas été pleinement éprouvé. Il ne reçoit pas seulement un poste, mais un héritage lourd à porter, avec des attentes élevées, moins de temps et peu de soutien.
Une stratégie fondée sur la vision d’une seule personne ne peut répondre aux défis de demain. La succession ne consiste pas à former un nouveau héros, mais à préparer un leader capable de diriger dans un monde en constante évolution.
Le modèle Batman-Robin
Comment préparer les leaders de demain à des défis qu’ils n’ont jamais rencontrés ? Pensez à Batman et Robin, non pas comme un duo de bande dessinée, mais comme un modèle d’accompagnement. Une méthode basée sur le mentorat, le partage des responsabilités et la progression personnelle. Robin n’arrive pas déjà prêt : il le devient. Pas en imitant Batman, mais en évoluant à ses côtés, en surmontant ses propres défis, et en construisant finalement sa propre identité.
Un plan de succession digne de Batman ! Et ce modèle est en réalité plus pertinent qu’il n’y paraît.
Voici cinq actions clés pour appliquer cette méthode :
- Renforcer la confiance
Il ne s’agit pas seulement de croire en leurs compétences, mais aussi de développer leur assurance personnelle. Aidez les futurs dirigeants à reconnaître comment leurs forces se manifestent sous pression. La confiance naît quand on se voit capable de relever un défi et d’en comprendre la portée. Ce n’est pas un simple coaching de performance, c’est un travail profond sur l’identité. - Mise à l’épreuve
Les simulations ont leur utilité, mais rien ne remplace l’expérience réelle. Plongez-les au cœur de situations complexes. Donnez-leur la responsabilité de vraies décisions, non pas en spectateurs, mais en acteurs. Imaginez confier à un jeune leader la gestion complète d’une unité en difficulté, avec pour seul appui un mentor disponible mais non interventionniste. Pas de filet de sécurité, juste la pression, les retours constructifs et la liberté de trouver des solutions. Toutes les décisions ne seront pas parfaites, et c’est précisément là que réside l’apprentissage. Le terrain réel forge ce que la théorie ne peut enseigner. - Fournir les bons outils
Chaque super-héros a son équipement. En leadership, les outils varient : pour certains, c’est la clarté ; pour d’autres, l’autonomie, un espace d’échange, ou l’autorisation de façonner les résultats. Ne présumez pas : demandez et observez ce qui les motive ou les freine. L’outil idéal dépend toujours de la mission. - Mettre en avant les accomplissements
L’excellence peut isoler. Ne laissez pas les réussites passer inaperçues. Quand quelqu’un se démarque, soyez précis : qu’a-t-il accompli ? En quoi cela a-t-il été utile ? Que révèle cela de ses compétences ? Les compliments vagues n’incitent pas à progresser, une reconnaissance claire, oui. - Coacher avec franchise
Même les leaders chevronnés ont besoin d’un guide. Pas d’un simple encouragement, mais d’un mentor capable de nommer ce que les autres taisent, qui sait quand pousser et quand relâcher la pression. Le coaching dépasse la simple supervision : c’est un engagement profond.
Au-delà d’un univers
Dépendre excessivement des talents clés peut sembler rassurant, mais cela crée une fragilité. Un dirigeant a pu façonner votre présent, mais il ne pourra pas modeler tous les futurs possibles. La succession ne doit pas se limiter à trouver un remplaçant, elle doit construire un système qui prépare plusieurs profils, prêts non à copier le passé, mais à relever les défis de demain.
C’est ainsi que la succession devient une vraie préparation, passant de la simple occupation d’un poste à l’équipement d’un leader capable d’affronter l’inconnu.
Comme disait Stan Lee, légende de la bande dessinée : « Le monde a toujours besoin de héros, qu’ils soient ou non des super-héros. » Les leaders de demain ne porteront peut-être pas de cape, mais leur impact sera immense. Et si nous faisons notre travail, ils traceront leur route avec clarté, courage et conviction.
Une contribution de Vibhas Ratanjee pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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