Rechercher

Du feu dans l’assiette : le piment à la française en plein essor

Du feu dans l’assiette : le piment à la française en plein essor
Du feu dans l’assiette : le piment à la française en plein essor
Longtemps perçu comme un intrus, le piment s’impose aujourd’hui en France grâce à des chefs audacieux, des artisans fervents et une culture gastronomique en pleine mutation.
 
 
Dans une rue discrète du 11ᵉ arrondissement de Paris, le restaurant Colère attire une clientèle en quête d’émotions gustatives inédites. Dès l’entrée, une atmosphère feutrée accueille les convives. Mais dans l’assiette, c’est un feu maîtrisé qui se révèle. Au menu ce soir-là : brioche feuilletée accompagnée d’un condiment courge et piment Carolina Reaper, tataki de veau relevé par un kimchi maison, ou encore flan vanille nappé d’une sauce pimentée. Le point commun de chaque assiette ? Le piment, décliné avec finesse, sans jamais écraser le goût.


Aux commandes, Eloi Spinnler, jeune chef passé par de grandes maisons et désormais à la  tête de deux établissements parisiens : Orgueil, dédié à une cuisine française ancrée dans la tradition, et Colère, laboratoire explosif autour du feu et du piment.
 
« L’idée de Colère s’inscrit dans une suite logique après Orgueil, en suivant le thème des péchés capitaux. Et un troisième restaurant arrive bientôt… », confie-t-il avec un sourire en coin.
 
plp0124 hd copie pierre lucet penato 1
 
 
Mais ici, pas question de faire dans la démonstration ou le challenge façon « Hot Ones » —  la célèbre émission où des invités s’efforcent de répondre à des questions tout en dégustant des sauces toujours plus fortes.
 
 

Une culture populaire en pleine mutation

Cette évolution des pratiques en cuisine s’inscrit dans un contexte plus large : le piment est devenu un sujet de culture populaire en France, en partie grâce à l’émission Hot Ones France, lancée en 2022 sur Canal+ et animée par Kyan Khojandi. Inspirée du format américain, cette émission met en scène des célébrités confrontées à une montée progressive de sauces pimentées pendant qu’elles répondent à des questions, entre humour, douleur et authenticité.

Ce programme a largement participé à démocratiser la culture du piment. En deux ans, la connaissance des variétés s’est nettement améliorée dans le grand public : là où il fallait autrefois expliquer ce qu’était un Habanero ou un Carolina Reaper, ces noms sont aujourd’hui familiers pour une partie croissante des consommateurs. L’émission, au-delà de l’aspect “challenge”, a aussi mis en lumière la diversité des profils gustatifs du piment, souvent ignorée.

Son influence est concrète. Des marques artisanales de sauces piquantes, auparavant cantonnées à un public de niche, ont vu leurs ventes s’envoler. Elles témoignent toutes d’un avant et d’un après Hot Ones. Pour les fondateurs de certaines de ces entreprises, ce changement est comparable à celui qu’a connu la bière artisanale en France dans les années 2010 : une culture de niche devenue phénomène grand public.

 


Un ingrédient exigeant, entre terroir et fermentation

Intégrer le piment dans une cuisine de terroir ne va pas de soi. Outre son image encore trop associée à la cuisine dite “exotique”, le produit pose des défis logistiques. Il est hautement saisonnier, généralement disponible en été. Pour le chef de Colère, la solution passe par la fermentation, une technique maîtrisée avec brio :

« Le piment frais ne suffit pas. Pour maintenir la carte toute l’année, on travaille des piments fermentés ou séchés, mais cela demande un vrai savoir-faire. »
 
suite 19 3
 
 
Le sourcing est également une problématique concrète. Si certains chefs réussissent à s’approvisionner en direct auprès de producteurs français, notamment en Normandie ou dans le Sud-Ouest, les prix varient énormément. Sur le marché de Rungis, le kilo de piment peut atteindre 70 euros, ce qui freine encore son adoption par les restaurateurs classiques. Pour Eloi Spinnler, c’est un investissement justifié :
 
« Le piment est complexe. Il mérite  qu’on le traite avec la même attention que le vin ou le fromage. »
Au-delà de la saisonnalité et du coût, le piment nécessite une pédagogie. Il ne suffit pas de “faire piquant”. Il faut apprendre à le travailler comme une matière vivante, qui évolue, s’adoucit, s’aiguise. Un piment bien fermenté développera des notes lactiques, boisées ou même fruitées, qui s’intègrent magnifiquement à des plats français. Cette finesse séduit une  clientèle de plus en plus ouverte à l’expérimentation.
 

Une filière artisanale en construction

 
En parallèle de l’évolution des usages en cuisine, une véritable filière du piment artisanal est en train de naître en France. Là où le marché était dominé par des géants internationaux comme Tabasco, Sriracha ou Cholula, des structures locales comme Les Sauces Martin ou Sauce Piquante font émerger une alternative ancrée dans les terroirs. Ces nouveaux acteurs ne cherchent pas seulement à concurrencer les leaders américains, mais à proposer une approche gastronomique et engagée, inspirée des codes de l’artisanat.
 
 
suite 19 1 e1752251869372
 
 
C’est dans cet esprit que sont nées Les Sauces Martin, en 2019. Fondée par trois cousins, dont deux anciens chefs étoilés, l’entreprise transforme désormais 30 tonnes de piments cultivés en France chaque année, grâce à une maîtrise avancée de la lacto-fermentation. Le succès est spectaculaire : le chiffre d’affaires est passé de 360 000 € en 2020 à 2 millions en 2024, avec plus de 250 000 bouteilles vendues par an et une distribution dans plus de 1 200 restaurants.
 
 
les 3 chef copie
 
 
Plus ancien mais tout aussi emblématique, Sauce Piquante, fondée en 2010 par Nicolas Dochter, a d’abord été un importateur avant de lancer en 2014 sa propre marque : Hellicious. Aujourd’hui, son laboratoire alsacien transforme 5 à 10 tonnes de piments par an, essentiellement issus du bassin rhénan et du Sud-Ouest. Son ambition ? Proposer des purées de piments sans additifs, pour permettre aux consommateurs d’explorer chaque variété dans sa plus pure expression. Une offre pédagogique, conçue comme un équivalent pimenté de la dégustation œnologique.
 
 

Une gastronomie tricolore en pleine ouverture

En cuisine, le piment s’invite désormais à la table des plats traditionnels. Des chefs tels que Pascal Barbot, Adeline Grattard ou Christophe Pelé l’ont déjà intégré dans leurs menus.

Alors qu’il y a quinze ans, l’idée d’un piment dans la choucroute aurait semblé incongrue, aujourd’hui bars à sauces piquantes, flans vanille épicés et coquillettes au jambon relevées voient le jour.

La jeune génération de consommateurs, familière des cuisines du monde et des textures relevées, contribue à cette transformation. Les sauces artisanales s’installent dans les épiceries fines comme dans les cartes des restaurateurs, et dessinent les contours d’un phénomène durable.

Cette dynamique se retrouve aussi dans les événements populaires. Parmi eux, le Paris Hot Sauce Festival, coorganisé par Les Sauces Martin et la brasserie Gallia, a tenu sa seconde édition du 2 au 8 juin dernier. L’édition précédente en 2024 ayant réuni plus de 800 personnes et 20 marques. Le festival met à l’honneur les marques artisanales francophones et contribue à faire du piment un ingrédient de plus en plus identitaire dans notre patrimoine culinaire.

 

Une révolution douce mais durable

Ce qui se joue autour du piment aujourd’hui, c’est une révolution douce, un approfondissement du goût. Il ne s’agit pas d’une mode fugace, mais d’une évolution dans notre façon de penser la cuisine. Le piment, s’il est bien travaillé, reconstruira les équilibres aromatiques et enrichira nos approches culinaires.
 
 
11 e1752252466860
 
 
Grâce à des chefs comme Eloi Spinnler, des artisans comme Les Sauces Martin et Hellicious, et des programmes populaires comme Hot Ones France, le piment gagne enfin sa place légitime dans la culture gastronomique française.
 
 
12
 
 
Et si, demain, un gratin dauphinois se voyait relever d’une touche de Chipotle, ou qu’une sauce pimentée trônait à côté de la moutarde sur la table familiale, ce serait tout simplement la plus belle preuve que la cuisine française, fidèle à elle-même, continue à évoluer… autour du feu et de la diversité.
 
 

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC