Longtemps considérée comme un simple « bonus » en entreprise, l’empathie a été reléguée au rang des compétences dites douces (soft skills) : valorisée en théorie, mais trop souvent sacrifiée au nom de résultats tangibles et mesurables. Pourtant, dans un monde du travail en pleine mutation, elle s’impose désormais comme une qualité indispensable.
Bien plus qu’une posture bienveillante, l’empathie agit comme un véritable levier de performance : elle stimule l’innovation, fidélise les talents et renforce la cohésion des équipes. Si l’idée d’un management plus humain a récemment refait surface, elle reste aujourd’hui l’objet d’un débat : l’empathie est-elle une véritable force stratégique… ou un signe de vulnérabilité dans un univers concurrentiel ?
Pourquoi l’empathie est-elle essentielle ?
Nicole Ennen, fondatrice et consultante principale chez Org Empathy Consulting, le constate : « Les employés vivent sous pression permanente, anxieux à l’idée de perdre leur emploi demain, ou dans cinq ans. Certains avancent dans l’incertitude totale, se demandant même si les projets sur lesquels ils travaillent seront encore d’actualité la semaine suivante. »
Dans un environnement instable, les dirigeants sont contraints de prendre des décisions rapides, souvent sous haute tension. « Dans ces moments, nous avons tendance à fonctionner selon nos biais, en misant sur des solutions qui soulagent à court terme. Mais cette stratégie de survie ne permet pas de construire une réussite durable », explique-t-elle.
La pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur. Confrontés à des bouleversements majeurs (maladie, épuisement, deuil, problèmes familiaux), les salariés ont eu besoin d’un soutien humain. Les leaders capables de faire preuve d’empathie se sont démarqués : ils ont su maintenir la confiance, soutenir leurs équipes et préserver la performance, même en pleine tempête.
Cependant, le besoin d’empathie dépasse largement la simple gestion de crise. Les bénéfices majeurs d’un engagement total dans la création d’une culture de travail empathique comprennent :
L’innovation
L’empathie stimule l’innovation en nous aidant à mieux comprendre les besoins et les difficultés de nos clients, collègues et parties prenantes. Elle nous permet ainsi de développer des solutions véritablement pertinentes et impactantes.
La rétention
Dans le contexte actuel d’un marché du travail très concurrentiel, les employés recherchent bien plus qu’un simple salaire. Ils veulent évoluer dans des organisations qui les valorisent en tant qu’individus et qui favorisent un environnement inclusif et bienveillant. L’empathie est un ingrédient clé pour bâtir une culture capable de fidéliser et d’engager les collaborateurs, quelles que soient les fluctuations économiques. Alors que le rapport de force entre employeurs et employés évolue sans cesse, ceux qui placent l’humain au centre de leur stratégie s’imposeront sur le long terme.
Nicole Ennen insiste : « Non seulement le travail reste en suspens tant que les postes vacants ne sont pas pourvus, mais il faut aussi du temps et de l’argent pour recruter et former un nouvel employé. Vous souhaitez garder vos talents ? Les leaders empathiques inspirent les gens à rester. »
Une collaboration renforcée
L’empathie nourrit la confiance et la connexion, deux piliers indispensables à une collaboration efficace. Quand les membres d’une équipe se sentent compris et valorisés, ils sont plus enclins à partager leurs idées, à oser prendre des risques et à travailler ensemble harmonieusement.
Une réduction du « quiet quitting » et du « quiet firing »
L’absence d’empathie peut conduire à un désengagement progressif, au ressentiment, puis à ce qu’on appelle le « quiet quitting » (démission silencieuse) — lorsque les employés se contentent du strict minimum tout en percevant leur salaire — ou au « quiet firing » (licenciement silencieux), où les managers poussent subtilement certains collaborateurs vers la sortie en les marginalisant.
L’empathie prévient ces phénomènes en favorisant une communication transparente, en répondant aux préoccupations de manière proactive, et en cultivant un sentiment d’appartenance, de confiance et de lien authentique.
Un alignement avec la transition vers un marché communautaire
Le marché évolue profondément. De plus en plus, les consommateurs orientent leur pouvoir d’achat vers des entreprises qui reflètent leurs valeurs. Face à un marché toujours plus diversifié, chacun peut choisir de dépenser son argent auprès de marques qui lui correspondent. Pour rester pertinentes, les organisations doivent donc s’adapter à cette mutation.
Le pouvoir et la valeur ne reposent plus uniquement sur les profits, mais sur la capacité à créer des marques qui résonnent avec des communautés partageant des valeurs et des objectifs communs. Comprendre et renforcer cette connexion nécessite de cultiver une véritable intimité avec les clients. C’est l’empathie qui permettra aux entreprises d’aller au-delà des chiffres, pour toucher le cœur aussi bien de leurs employés que de leurs clients.
Qu’est-ce que l’empathie, à ne pas confondre avec la sympathie
Le Center for Creative Leadership (CCL) définit l’empathie comme une compétence qui consiste à :
- Se connecter aux autres pour identifier et comprendre leurs pensées, leurs perspectives et leurs émotions ;
- Manifester cette compréhension avec intention, attention et bienveillance.
Un des principaux défis pour saisir l’empathie au travail réside dans sa définition souvent floue et superficielle. Elle est fréquemment confondue avec la sympathie, alors que ces deux notions sont bien distinctes, requièrent des compétences différentes et entraînent des résultats très contrastés.
La sympathie, c’est ce sentiment de « compassion » ou de « peine » que l’on éprouve pour quelqu’un et sa situation, souvent en partageant ou en acceptant ses émotions. Par exemple, face au deuil d’une mère, il est naturel de compatir à la douleur visible. Pourtant, la sympathie est parfois conditionnelle, liée au jugement que porte l’observateur sur la légitimité de la situation. Celui qui « sympathise » peut ainsi se retrouver en position de juge, décidant qui mérite ou non d’être soutenu émotionnellement.
L’empathie, au contraire, naît d’une vraie connexion, sans jugement. C’est la capacité de se relier à l’expérience émotionnelle d’une autre personne, même si l’on ne partage pas ses raisons ou sa manière d’exprimer cette émotion. Les émotions sont universelles, même si les circonstances ne le sont pas : colère, peur, joie, amour, nous pouvons tous les reconnaître, même sans vivre les mêmes expériences.
À quoi ressemble l’empathie en pratique ?
L’empathie est une pierre angulaire de l’intelligence émotionnelle. Elle permet aux individus, équipes et organisations de réagir avec la flexibilité de l’acier, plutôt que la rigidité du fer. À l’image du fer, élément brut et naturel, la sympathie est souvent instinctive. L’acier, lui, est une alliance d’éléments qui le rend malléable et résistant aux aléas ; une métaphore parfaite pour l’empathie.
Nicole Ennen rappelle que ce travail doit avant tout commencer par les dirigeants. Observer les comportements des leaders, ainsi que les processus et structures organisationnelles, est indispensable pour ancrer l’empathie au cœur du système.
Dans un article récent consacré à la gestion holistique des collaborateurs (whole person management), elle explique : « Nous aspirons tous à être reconnus et compris. Mais lorsque les entreprises encouragent les employés à être pleinement eux-mêmes au travail, sans offrir un accompagnement adapté, cela peut finir par leur nuire. » La responsabilité des dirigeants est donc claire : bâtir une culture organisationnelle véritablement accueillante et empathique.
Pour aider les dirigeants, et plus largement chacun d’entre nous, à saisir ce que signifie réellement « mettre l’empathie en pratique », Mme Ennen identifie trois composantes essentielles : l’empathie cognitive, émotionnelle et comportementale. Selon elle, cela implique :
- Comprendre réellement ce que vit l’autre (empathie cognitive)
Les leaders savent-ils vraiment comment vont leurs équipes, ou partent-ils simplement du principe qu’ils le savent ? Les collaborateurs prennent-ils le temps de comprendre ce qui préoccupe leurs collègues, leurs partenaires ou leurs clients ?
L’empathie ne repose pas sur l’intuition : elle exige une démarche active pour saisir l’expérience de l’autre.
- Montrer sa propre sensibilité (empathie émotionnelle)
Au travail, vous autorisez-vous à être vulnérable ou vous cachez-vous derrière un masque de professionnalisme froid ? Beaucoup d’entre nous ont appris à privilégier l’image de compétence au détriment de la relation humaine.
Dans de nombreuses cultures d’entreprise traditionnelles, le perfectionnisme et la rigueur ont longtemps été valorisés au détriment de l’authenticité. Pourtant, des recherches récentes montrent que les collaborateurs dirigés par des leaders authentiques sont souvent plus résilients, plus performants et mieux préparés face au changement.
- Traduire l’empathie en actes concrets (empathie comportementale)
Vos actions reflètent-elles une véritable prise en compte des besoins de l’autre ? Qu’il s’agisse d’un manager qui adapte ses décisions en fonction de son équipe ou d’un collaborateur à l’écoute des priorités de ses partenaires, l’empathie se manifeste à travers des choix clairs. On ne peut pas attendre de l’autre qu’il devine nos bonnes intentions : l’empathie se démontre par des comportements tangibles.
Comment renforcer vos capacités empathiques ?
Nicole Ennen recommande une approche volontaire et structurée pour développer l’empathie ; à la fois chez soi et au sein de son organisation.
Écouter pour comprendre, pas seulement pour répondre
Il ne s’agit pas simplement de capter les mots prononcés par vos collègues, mais d’être attentif aussi à ce qu’ils expriment par leur ton, leur langage corporel, ou leurs silences.
La plupart du temps, nous écoutons à travers le prisme de ce qui nous intéresse, de ce qui nous paraît utile ou de ce avec quoi nous sommes (ou non) d’accord.
L’écoute empathique, elle, demande autre chose : offrir un espace où l’autre se sent réellement entendu et compris, même si ce qu’il dit ne nous semble pas directement pertinent. C’est une démarche qui demande du temps, de la concentration, et surtout une volonté claire : celle de faire passer la compréhension de l’autre avant la validation de nos propres repères.
Comme le résume Mme Ennen, cela revient à accepter que se connecter à l’expérience de l’autre vaut autant, voire plus, que de satisfaire nos besoins immédiats.
Cultiver l’empathie : par où commencer ?
« Bonne nouvelle : l’empathie, pour la majorité d’entre nous, ça se travaille », rappelle Nicole Ennen. Elle insiste sur le fait que cette compétence peut être cultivée avec de la volonté et de la pratique. Seules certaines personnes présentant des traits sociopathes (une infime minorité, selon les recherches) pourraient rencontrer des limites à ce développement.
Voici quelques pistes concrètes pour muscler votre empathie :
- Commencez par vous connaître : plus vous avez conscience de vos propres valeurs, biais et réactions émotionnelles, plus vous serez apte à comprendre celles des autres.
- Ouvrez-vous à la différence : allez à la rencontre de personnes venues d’autres cultures, milieux ou sensibilités pour élargir vos perspectives.
- Pratiquez l’écoute active : soyez attentif non seulement aux mots, mais aussi au ton, aux gestes, au non-verbal, et à ce qui se joue en profondeur.
- Mettez le jugement en pause : plutôt que de chercher à évaluer ou corriger, approchez chaque échange avec curiosité et bienveillance.
- Inspirez-vous de ceux qui incarnent l’empathie : observez comment certains leaders ou collègues instaurent la confiance et la compréhension autour d’eux, et apprenez de leur exemple.
L’empathie demande du temps et de l’énergie, mais les bénéfices justifient largement cet investissement.
En donnant la priorité à l’empathie dans le milieu professionnel, les organisations peuvent libérer une force puissante au service de l’innovation, de l’engagement et du succès à long terme.
Dans un monde de plus en plus défini par l’incertitude et le changement, l’empathie n’est pas une faiblesse, mais une force ; la clé pour construire des organisations humaines, résilientes et capables de prospérer face à n’importe quel défi.
Nicole Ennen conseille : « Dans un monde du travail de plus en plus rapide et automatisé, il est essentiel de bâtir de véritables connexions humaines fondées sur la confiance avec nos collègues, partenaires commerciaux, dirigeants et employés. Si nous ne le faisons pas, nous passerons à côté de bénéfices à long terme. »
Une contribution de Heather V. MacArthur pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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