Chaque jour, plus de quatre milliards de personnes recourent, sans toujours en mesurer l’impact, aux satellites pour passer un appel, suivre un itinéraire, consulter la météo, surveiller la qualité de l’air ou anticiper une inondation. Derrière ces services, les orbites situées à quelques centaines de kilomètres d’altitude, puis celles un peu plus élevées à mi-chemin entre la Terre et l’espace lointain, sont devenues les infrastructures critiques d’une société hyper-connectée : elles alimentent l’Internet des objets, sécurisent les transactions financières, guident les flottes de transport maritime et aérien, et permettent aux secouristes d’intervenir rapidement en cas de catastrophe.
Une contribution de Romain Lucken, PDG d’Aldoria
Pourtant, ce « continent céleste » vital est aujourd’hui menacé par une tension inédite : la multiplication des projets de satellites commerciaux, l’accumulation des débris spatiaux, les tests d’armements antisatellites (ASAT) et les manœuvres d’espionnage transforment peu à peu cet environnement en un foyer de risque majeur.
Or, l’Europe ne dispose pas de la vision souveraine indispensable pour naviguer dans cet environnement complexe. Nos catalogues de trajectoires et d’objets orbitaux s’appuient largement sur des capteurs américains ou des offres commerciales externes, tandis que nos stations terrestres restent concentrées dans l’hémisphère nord. Cette dépendance stratégique nous expose à des coupures de service, des filtrages de données ou des retards de transmission – des vulnérabilités qu’un adversaire pourrait exploiter au moment critique d’une crise.
Un risque systémique, une réponse à structurer
Dès lors qu’un fragment de débris se déplace à plus de 28 000 km/h, le moindre impact génère des milliers de nouveaux projectiles, créant un effet domino capable de rendre l’espace inutilisable pendant des décennies et de paralyser nos réseaux civils et militaires.
Pour inverser cette dynamique, nous devons concevoir une connaissance de la situation spatiale – (Space Situational Awareness, SSA) européenne, hybride et résiliente, fondée sur l’intégration intelligente de capteurs terrestres et orbitaux.
À terre, un réseau de stations d’observation – publiques et privées – multi-capteurs doit être densifié et étendu jusqu’à l’Antarctique, l’Amérique du Sud et le Pacifique. Dans l’espace, des modules optiques et multispectraux légers, embarqués en tant que charges secondaires sur nos prochaines constellations de communication, de navigation et d’observation, viendront compléter cette couverture.
L’association de mesures optiques à haute résolution, de données infrarouges pour détecter les propulsions et d’algorithmes d’intelligence artificielle pour caractériser les trajectoires permettra une détection quasi-instantanée de toute anomalie, manœuvre suspecte ou fragmentation.
Une filière à construire, de la recherche à la production
Déployer cette architecture exige un effort industriel et scientifique de grande ampleur. Nous devons sécuriser nos chaînes d’approvisionnement en composants critiques – optoélectronique de pointe, calculateurs embarqués et semi-conducteurs dédiés à l’IA spatiale – et soutenir les laboratoires européens dans la recherche fondamentale sur l’imagerie multispectrale et l’analyse trajectographique.
Parallèlement, la formation de plusieurs milliers de nouveaux ingénieurs et chercheurs spécialisés en cybersécurité orbitale, en photogrammétrie spatiale et en data science dimensionnera notre excellence.
Un pôle européen de la SSA, fédérant universités, agences nationales et entreprises de toutes tailles, servira de catalyseur à l’innovation, créera des emplois hautement qualifiés et consolidera notre autonomie technologique. Au-delà de la technique, cette stratégie doit s’appuyer sur une diplomatie spatiale ambitieuse et un cadre réglementaire robuste.
L’Europe doit aussi imposer ses règles en orbite
L’Union européenne doit promouvoir des accords de partage de données et de ressources en orbite, fixer des normes communes pour la gestion des débris et définir des procédures claires en cas de collision ou d’agression délibérée.
La mise en place d’un traité européen de protection des infrastructures spatiales, complété par un mécanisme de sanctions en cas de violation, renforcera la dissuasion et garantira à tous les acteurs un cadre légal transparent et contraignant. Cette gouvernance coordonnée est la clé pour instaurer la confiance mutuelle nécessaire à une coopération pacifique et efficace.
L’urgence n’est pas un mot vain. Pour disposer d’une démonstration opérationnelle avant 2029, l’UE doit lancer dès 2025 la phase de conception, sécuriser les financements et structurer son consortium industriel avant la fin de 2026.
Un compte à rebours stratégique
Chaque mois gagné permettra de réduire les risques de défaillance et d’accélérer le déploiement de ces capacités stratégiques. Ne pas agir aujourd’hui, c’est accepter de dépendre demain d’un système de surveillance spatial dicté par d’autres, avec toutes les conséquences économiques, sociétales et sécuritaires que cela implique.
Mais ce défi est aussi une formidable opportunité. En bâtissant cette infrastructure hybride, l’Europe affirmera son leadership technologique, ouvrira de nouveaux marchés pour ses PME innovantes et contribuera à l’essor d’une filière spatiale durable et responsable.
Nos capacités de SSA serviront non seulement la défense, mais aussi la lutte contre le changement climatique, la prévision des phénomènes extrêmes et la protection de la biodiversité. Chaque satellite, chaque capteur, chaque algorithme développé renforcera la résilience de nos sociétés et la confiance de nos citoyens.
Faire de l’espace un pilier de notre liberté
Engageons-nous à faire de la surveillance spatiale un pilier de notre souveraineté et de notre liberté. Le président de la République Emmanuel Macron l’a rappelé avec clarté lors de son discours au Salon du Bourget 2025 : le spatial est désormais un marqueur de puissance, une jauge stratégique à part entière – civile, militaire, industrielle et environnementale.
Si l’Europe veut rester dans le jeu des grandes puissances, elle doit reprendre l’initiative. Cela commence par une capacité autonome à surveiller l’espace, à anticiper les risques, à protéger ses infrastructures et à dissuader les agressions.
Nous avons aujourd’hui une opportunité historique : bâtir, en Européens, une architecture de Space Situational Awareness robuste, distribuée, résiliente, capable d’allier excellence scientifique, innovation industrielle et efficacité opérationnelle. Ce projet n’est pas seulement un enjeu technologique : c’est un choix politique, un impératif stratégique, une promesse de liberté pour nos sociétés hyperconnectées.
Le chef de l’État l’a affirmé avec force : nous devons “redevenir une puissance spatiale”, et “faire plus vite, plus fort”. À nous, maintenant, de transformer cette ambition en action. Pour la fiabilité de nos communications et de nos réseaux, pour la sécurité de nos armées, pour la résilience de nos territoires, pour la liberté de chacun : agissons ensemble, dès aujourd’hui.
À lire également : Salon du Bourget 2025 : une démonstration de force pour la souveraineté européenne

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