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De la promesse de flexibilité à la contrainte d’une journée de travail interminable

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De la promesse de flexibilité à la contrainte d’une journée de travail interminable. Getty Images

Autrefois, les heures de début et de fin de journée de travail étaient clairement définies. Aujourd’hui, ces repères ont volé en éclats. D’après le Work Trend Index Special Report de Microsoft, intitulé « Breaking Down the Infinite Workday », 40 % des salariés sont déjà connectés dès 6 heures du matin, et un tiers continuent de répondre à leurs e-mails jusqu’à 22 heures.

 

Il ne s’agit ni d’une politique délibérée, ni d’une décision managériale. Ce n’est même pas toujours intentionnel. C’est une réalité qui s’est imposée d’elle-même, au fil du temps. En libérant le travail des contraintes du bureau, nous l’avons aussi libéré de celles du temps. Les données montrent que cette évolution nous a offert un véritable atout : la liberté de choisir où et quand nous travaillons. Mais sans repères clairs ni limites personnelles, cette flexibilité s’est transformée en disponibilité permanente. Résultat : au lieu d’adapter le travail à notre vie, beaucoup d’entre nous travaillent en continu — et, trop souvent, sur des tâches qui ne comptent pas vraiment.

Alexia Cambon, responsable de la recherche sur Copilot et l’avenir du travail chez Microsoft, a résumé avec justesse notre époque lorsqu’elle est intervenue sur mon podcast The Future of Less Work : « Nous vivons aujourd’hui une journée de travail sans fin. Non pas faute de flexibilité, mais parce que nous ne savons pas encore en tirer pleinement parti pour qu’elle nous profite réellement. »


 

Le rythme s’accélère

Ce qui complique encore davantage la donne, c’est que le travail ne s’est pas seulement allongé — il s’est intensifié. La journée commence souvent par une avalanche d’e-mails, avant que les messageries instantanées ne prennent le relais dès 8 heures. Résultat : un rythme effréné. Selon Microsoft, un salarié reçoit en moyenne 117 e-mails et 153 messages Teams par jour. Les communications de groupe explosent, tandis que les échanges en tête-à-tête déclinent.

La flexibilité a permis l’essor du travail asynchrone. Mais sans règles claires, elle a aussi engendré une culture de la réactivité permanente. Chacun avance à son propre rythme, tout en attendant des autres une disponibilité immédiate.

Nous ne travaillons pas seulement plus longtemps. Nous travaillons dans un état de distraction constante.

 

La spirale de la distraction

En cours de route, nous avons oublié comment préserver notre capacité de concentration. Dans un monde idéal, la flexibilité nous permettrait de consacrer nos heures les plus claires à nos tâches les plus exigeantes. Mais les données racontent une toute autre histoire. À 11 heures du matin (moment où notre esprit devrait être au sommet de sa forme) les notifications s’emballent : réunions, messages, changements d’outils… les interruptions se succèdent toutes les deux minutes.

Nos plages de concentration ont été avalées par une logique de coordination en temps réel. Ce n’est pas que la concentration ait disparu : elle a été éclipsée par une culture de l’urgence. Et cette urgence s’exprime avec force dans notre manière de nous réunir. Bien avant la pandémie, les réunions étaient déjà une source de friction. À l’époque, la disponibilité des salles et la logistique imposaient des limites. Aujourd’hui, les outils numériques ont levé ces contraintes — et on en profite pour ajouter toujours plus de participants, toujours plus vite.

Microsoft a observé que plus de la moitié des réunions ne sont pas planifiées à l’avance, que 10 % sont programmées à la dernière minute, et que les grands rassemblements (ceux de plus de 65 personnes) sont ceux qui augmentent le plus rapidement.

On pointe souvent les réunions comme un simple problème de coordination. Mais le vrai mal vient d’ailleurs : d’une culture de l’improvisation permanente. Comme l’a résumé Alexia Cambon lors de notre échange : « Nous n’avons pas le temps de nous concentrer, pas le temps de réfléchir ni de nous préparer. On a l’impression que tout se fait dans l’urgence.» Le résultat ? Nous sacrifions nos heures les plus précieuses dans des réunions non anticipées, à réagir à des décisions que nous n’avons pas contribué à construire — sans même le temps de penser.

Cela se traduit par un phénomène bien réel : la montée d’un troisième pic d’activité dans cette « triple journée de travail ». Ce n’est plus un reliquat de l’ère Covid. Les réunions en soirée ont bondi de 16 %, et un tiers des employés se reconnectent à leur boîte mail après 22 heures. L’usage d’outils comme Word, Excel ou PowerPoint atteint un pic… le week-end, lorsque le tumulte quotidien retombe et que l’espace mental redevient disponible.

La flexibilité, initialement promise comme un nouvel équilibre, se traduit trop souvent par une disponibilité permanente. Et quand chacun avance à son propre rythme, tout en exigeant des réponses immédiates, c’est un système sans pause qui s’installe sans répit ni récupération.

 

L’IA nous sauvera-t-elle ou nous poussera-t-elle à aller plus vite ?

À une époque où beaucoup placent leurs espoirs dans l’intelligence artificielle, il est vrai qu’elle offre un réel soulagement : rédiger des e-mails, synthétiser des notes, organiser des réunions… L’IA sait désengorger notre quotidien. Mais si ce temps gagné se transforme simplement en opportunité d’en faire toujours plus, alors le problème ne fait que s’aggraver.

L’intérêt de l’IA ne se limite pas à la productivité. C’est avant tout la chance de travailler avec plus d’intention, en laissant à la machine les tâches appropriées, pour retrouver du temps dédié à la concentration profonde — ou, parfois, pour prendre du recul. À condition toutefois d’être prêts à repenser le rythme de nos journées : abandonner le « toujours connecté », et apprendre à choisir, avec soin, quand s’engager… et quand se déconnecter.

La bonne nouvelle, c’est que la flexibilité est déjà une réalité, soutenue par des outils performants. Ce qui fait défaut, c’est un rythme de travail capable de conjuguer les deux : un tempo qui favorise à la fois la concentration, la récupération et une contribution réellement significative. Ce rythme ne se décrète pas par une politique, il se construit d’abord par nos choix — savoir quand s’engager, définir nos priorités, et créer l’espace nécessaire pour ce qui compte vraiment.

Nous ne pouvons pas tout maîtriser, mais nous pouvons apprendre à identifier nos besoins, poser des limites claires et instaurer des signaux pour les préserver. Cela peut vouloir dire protéger des plages dédiées au travail en profondeur, confier à l’IA la gestion du bruit plutôt que d’en ajouter, ou encore redéfinir la productivité non pas en nombre d’heures remplies, mais en énergie bien investie.

Quand ces principes s’appliquent collectivement, à travers des accords d’équipe, des attentes partagées et un respect mutuel du temps, la flexibilité cesse d’être une contrainte pour devenir une opportunité. Ce changement dépasse l’individu : il réclame des normes communes. Comme le souligne Alexia Cambon : « Nous devons accepter tous les styles de travail, faire confiance à chacun pour organiser son propre rythme, tout en veillant à ce qu’ils s’accordent avec celui des autres. »

La technologie façonnera l’avenir du travail, mais pour qu’il soit véritablement bénéfique, il devra être défini par les personnes elles-mêmes.

 

Une contribution de Nirit Cohen pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie


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