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La méthode Milei passée au crible

En un an au pouvoir, l’ultralibéral président argentin, Javier Milei, est parvenu à baisser l’inflation et dégager un surplus budgétaire, mais l’économie est pour l’instant en récession et le taux de pauvreté explose.

Un article issu du numéro 30 – printemps 2025, de Forbes France

 

Un fou peut en cacher un autre. Au pays où le football est roi, un entraîneur au style de jeu flamboyant, Marcelo Bielsa, a longtemps répondu au surnom d’« El Loco » dans l’esprit des Argentins. Vainqueur des Jeux olympiques avec l’Albiceleste de Lionel Messi en 2008, l’homme quasi mutique a marqué toute une génération d’amateurs du ballon rond. Désormais, l’Argentine a trouvé un nouveau « Loco » : un ancien économiste, cheveux en bataille et rouflaquettes épaisses, devenu président en décembre 2023. Après plus d’un an au pouvoir, Javier Milei a transformé le visage de son pays, notamment en ce qui concerne l’économie. Pour le meilleur mais aussi pour le pire.


Élu après une campagne marquée par des outrances à répétition, l’homme a pris les rênes d’une Argentine en proie à l’hyperinflation ainsi que des finances publiques exsangues. Sans oublier la défiance chronique des marchés financiers vis-à-vis d’un pays habitué aux défauts de paiement. Pour relancer une économie à bout de souffle, Javier Milei a entrepris une « thérapie de choc ». Comprendre : une politique d’austérité sans concession dont l’objectif principal est d’endiguer l’inflation, quitte à plonger une partie de la population dans la précarité.

 

Félicitations du FMI et des marchés

 

Dès son arrivée au pouvoir, le président a drastiquement réduit les dépenses publiques. « Coupée des marchés internationaux, l’Argentine finançait ses déficits par des taxes inflationnistes pesant sur les plus pauvres et par l’émission de monnaie, alimentant l’inflation, expose Priscilla Fialho, économiste senior du département de l’Économie internationale de l’OCDE. La principale stratégie consiste donc à ramener le solde budgétaire global à un excédent pour mettre fin à des années de financement monétaire. » Armé de sa fameuse « tronçonneuse », il s’est attaqué ainsi à tous les leviers possibles : le nombre de ministères est passé de 18 à 8, 35000 fonctionnaires ont été licenciés et de nombreuses subventions aux ménages modestes ont été supprimées ou diminuées. Résultat : les dépenses de l’État ont chuté de 38 % entre 2023 et 2024, selon l’institut Montaigne. L’Argentine a ainsi bouclé l’année avec un excédent budgétaire de 0,3 %. Une première depuis près de quinze ans, sous les applaudissements du Fonds monétaire international (FMI) et des marchés financiers. Eux qui se sont si souvent montrés sévères envers l’Argentine.

Dans son combat contre l’inflation, la dévaluation de plus de 50 % du pesos par rapport au billet vert américain dès son arrivée au pouvoir a surpris. En effet, le prix des importations augmente avec une monnaie plus faible, renchérissant mécaniquement le coût de la vie, notamment pour les ménages ne disposant pas de réserve en dollars. Mais alors pourquoi un tel remède ? Pour Milei, l’inflation résulte à la fois d’un excès monétaire et d’une demande trop élevée. Couplé à la baisse des aides de l’État, le choc inflationniste initial a entraîné un ajustement brutal afin de ramener l’économie à un niveau d’équilibre. « La Banque centrale de la République argentine (BCRA) contrôle maintenant la dépréciation de la monnaie domestique à un rythme de 2 % par mois. Elle vient même d’annoncer qu’elle va dorénavant viser un taux de 1 %, précise Benjamin Marie, maître de conférences en économie et membre de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine. C’est efficace car les Argentins comptent en dollars : toute variation du change se répercute sur les prix domestiques. En freinant la dépréciation, on ralentit mécaniquement l’inflation. »

 

Inégalités sociales 

 

À première vue, Javier Milei semble donc avoir visé juste. L’inflation mensuelle est passée d’un pic de 25,5 % en décembre 2023 à 2,7 % en décembre 2024. En termes annuels, l’inflation est passée de 211,4 % fin 2023 à 117,8 % fin 2024. « Les anticipations d’inflation continuent de s’ajuster à la baisse et le processus de désinflation devrait se poursuivre en 2025 », souligne Priscilla Fialho. Pour autant, tout n’est pas aussi rose que voudrait le faire croire l’administration en place. « Beaucoup d’analyses se concentrent uniquement sur les indicateurs macroéconomiques comme la baisse de l’inflation ou l’excédent budgétaire, sans prendre en compte leurs conséquences sur la vie quotidienne des Argentins, remarque Maricel Rodriguez Blanco, maîtresse de conférences en sociologie à l’institut catholique de Paris. On ne peut pas juger une politique uniquement à travers des courbes et des chiffres, il faut regarder les réalités sociales derrière. » La cure d’austérité a entraîné une hausse alarmante de la pauvreté, avec 52,9 % de la population tombée sous le seuil de pauvreté (23 millions d’Argentins) dans les six premiers mois de 2024, contre 42 % auparavant. Comment expliquer cet essor alors que l’inflation a ralenti ? Tout d’abord, l’indice des prix est calculé à partir d’un panier type qui ne reflète pas le niveau de vie de tous les citoyens. Les tarifs de l’énergie ont, par exemple, très fortement augmenté en raison de la dérégulation du secteur et de la fin des subventions de l’État. Ces dépenses ont tendance à peser de manière plus importante sur les foyers les plus précaires. Les prix des médicaments ou des transports ont également bondi avec l’arrêt des aides. « Les retraités, dont les pensions ont été dévalorisées, et les personnes dépendant de traitements subissent de plein fouet les conséquences, soulève Maricel Rodriguez Blanco. Ces politiques accentuent des inégalités socio-économiques déjà bien implantées en Argentine. »

La désinflation ne signifie pas un regain immédiat de pouvoir d’achat. Après le choc initial de la dévaluation, les salaires réels (auxquels on soustrait le taux d’inflation) ont fortement chuté. « Les augmentations nominales des salaires ont commencé à dépasser l’inflation depuis avril 2024, regagnant lentement le terrain perdu. En novembre dernier, les salaires réels étaient encore inférieurs de 4,9 % à leur niveau de novembre 2023 », observe Priscilla Fialho. La situation est encore plus préoccupante pour les travailleurs extérieurs au privé, soit près de 50 % de la population en capacité de travailler. L’Argentine est une économie dans laquelle les salariés employés de manière informelle sont très présents (20 %). « Ces travailleurs informels subissent une très forte instabilité de leurs revenus réels », signale Jonathan Marie. Sans oublier les fonctionnaires qui ont fait les frais des coupes budgétaires.

Dans ce contexte, l’économie a accusé le coup. L’érosion du pouvoir d’achat a conduit à une baisse de la consommation intérieure, aggravée par l’arrêt de la commande publique. L’Argentine a ainsi terminé l’année 2024 en récession, avec une contraction du PIB estimée à -3,5 %, après -1,5 % en 2023.

 

Signaux encourageants et incertitude

 

La crise sociale qui couve n’empêche pas Javier Milei de conserver un appui non négligeable. Malgré une opposition frontale dans la rue, le président ultralibéral jouit d’un taux de soutien qui oscille entre 45 et 56 % selon les sondages. « Il est soutenu car il a réussi à stabiliser l’inflation, un fléau endémique en Argentine, explique Juan Carluccio, chercheur à la Banque de France et professeur à l’université de Surrey (Royaume-Uni). La population a compris qu’il fallait faire un effort. » Mais jusqu’à quand ? L’ancien économiste avait annoncé des premiers temps diffciles pour les Argentins lors de son arrivée au pouvoir, nécessaire selon lui pour remettre l’économie dans le droit chemin. S’il ne veut pas voir la résilience des Argentins s’éroder, la « lumière au bout du chemin » promise doit désormais montrer le bout de son nez.

Quelques signaux encourageants sont déjà visibles. « Des études récentes menées par des chercheurs de l’université Torcuato di Tella, basées sur des enquêtes officielles auprès des ménages mises à jour chaque mois, suggèrent que le taux de pauvreté a diminué au cours du second semestre 2024, et pourrait être revenu à 36,8 % à la fin de l ’année, note Priscilla Fialho. Si ces chiffres sont confirmés par l’Indec [équivalent de l’Insee en Argentine], la pauvreté serait désormais inférieure à ce qu’elle était lorsque l’administration Milei a pris le pouvoir fin 2023. » L’activité économique devrait également repartir en 2025. Le FMI table sur une croissance de 5 % tandis que la Banque centrale d’Argentine prévoit une hausse du PIB de 3,6 %. Un rebond qui tirerait les salaires réels et le marché de l’emploi vers le haut, amortissant finalement le choc initial subi par les Argentins, selon l’experte de l’OCDE. Un constat nuancé par Juan Carluccio qui estime que « si la récession est déjà passée, les bases pour une croissance soutenue ne sont pas encore acquises ». « Avec un État désormais en retrait, il faut attendre que les conditions pour que l’investissement privé se déploie soient mises en place, ajoute-t-il. Si les réformes voulues par Milei se poursuivent, l’Argentine attirera davantage d’investissements étrangers. »

Les résultats des prochaines élections législatives d’octobre 2025 seront cruciaux. Faute de majorité au Parlement, Javier Milei a jusqu’ici gouverné en s’appuyant sur des décrets et le soutien de la droite et du centre droit. Mais cet équilibre fragile pousse les investisseurs internationaux à la prudence. Ils réclament la levée des dernières restrictions de change, ce qui permettrait aux entreprises étrangères de rapatrier leurs gains en dollars vers leur pays. Reste que Javier Milei doit composer avec une autre grande difficulté : la Banque centrale possède de faibles réserves de dollars. Un rebond positif de l’activité pourrait ainsi se traduire en dépréciation trop rapide et non contrôlée du peso, conduisant à une relance de l’inflation. Le président argentin marche sur un fil, chacune de ses décisions pouvant être un pharmakos : à la fois un remède et un poison.

 

Difficile de dire comment l’histoire jugera son passage au pouvoir : sera-t-il vu comme l’homme du renouveau ou comme celui qui aura sacrifié son peuple sur l’autel de l’ultralibéralisme ? Pour répondre à cette question, il semble urgent d’attendre.

 


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