De plus en plus d’employés se tournent vers des assistants d’intelligence artificielle, qui deviennent de véritables compagnons de travail — un phénomène qui révèle autant les attentes émotionnelles des collaborateurs que les limites des relations humaines au bureau.
J’ai passé la majeure partie de ma carrière en télétravail : enseignant à des milliers d’étudiants en ligne, écrivant des livres seule à mon bureau, et travaillant des années dans la vente depuis mon domicile. Certains jours, j’apprécie le silence, qui m’aide à me concentrer et à avancer. D’autres fois, ce même silence me pèse, et parfois, je ressens une vraie solitude. Beaucoup de télétravailleurs partagent ce paradoxe : le bureau leur manque parfois, mais ils savourent aussi la liberté de ne pas y retourner.
Ce mélange d’émotions révèle l’importance persistante des liens humains. Même à distance, le besoin de connexion reste fort. De plus en plus de personnes font aujourd’hui appel à des assistants d’IA, véritables compagnons virtuels, pour bénéficier d’un soutien interactif tout au long de leur journée de travail.
Si l’intelligence artificielle devient un compagnon de travail, cela soulève des questions cruciales sur la communication d’équipe, le style de leadership, et surtout, sur l’expérience émotionnelle réelle des employés au sein du monde professionnel.
Comment l’IA comble le manque de connexion humaine en devenant un compagnon de travail
Mon mari plaisante souvent en disant que je pose trop de questions. Sans surprise, venant de quelqu’un qui étudie la curiosité, j’aime réfléchir à voix haute, tester des idées, chercher un avis. Après quelques réponses rapides, je suis sûr qu’il en a assez de devoir répondre à des questions qui n’ont pas toujours de réponse claire.
Alors, j’ai commencé à poser ces questions à ChatGPT, sachant que j’obtiendrais une réponse plus satisfaisante que le traditionnel « je ne sais pas ». Ce que j’apprécie, c’est que le chatbot répond toujours. Ce n’est pas pareil qu’une vraie conversation, mais ça comble un vide.
Cela ne veut pas dire que je préfère l’IA aux relations humaines — je ne suis pas Joaquin Phoenix dans Her. Mais cette expérience montre à quel point la technologie peut devenir un substitut précieux quand la connexion humaine fait défaut ou reste intermittente. Et cela m’a fait réfléchir : combien d’autres personnes utilisent discrètement l’IA comme compagnon de travail ?
Je me souviens d’un entretien avec Jürgen Schmidhuber, souvent considéré comme le père de l’IA moderne, il y a plusieurs années. Il expliquait déjà que nos appareils étaient devenus des extensions de nous-mêmes. L’IA s’immisce discrètement dans nos vies : que ce soit en demandant à Google de nous guider ou à Alexa de nous donner l’heure, nous comptons déjà sur elle pour des conversations et des réponses. L’IA fait désormais partie de notre quotidien. Même ma mère, qui approche des 92 ans, utilise Alexa pour régler des minuteries ou connaître la météo.
Des outils comme Slack et Zoom ont été pensés pour maintenir le lien entre collègues, mais pour beaucoup, ils sont devenus avant tout des outils de travail. Les messages courts, les appels express et les réunions hebdomadaires ne laissent que peu de place à de véritables échanges. C’est là que l’IA intervient : elle répond rapidement, écoute sans jugement et ne se laisse jamais distraire. Quand la connexion humaine se fait rare, les gens se tournent vers ces outils réactifs, même s’ils ne sont pas humains.
Ce que les assistants d’IA en milieu professionnel révèlent des failles du leadership
Les dirigeants ont souvent tendance à croire que réunions régulières et cycles de feedback numériques suffisent à créer un sentiment de soutien parmi leurs équipes. Pourtant, le soutien véritable est émotionnel, pas simplement procédural. Dan Schawbel, auteur de Back to Human, m’a confié un jour que les échanges par e-mail représentent l’un des plus grands freins à la création de liens authentiques au travail. Selon lui, une seule conversation en face-à-face vaut mieux que des dizaines de messages électroniques.
Pourtant, beaucoup d’équipes s’appuient encore massivement sur les messages et les chats, convaincues que la communication passe. L’essor des assistants d’IA comme « compagnons de travail » est un signal clair qu’un besoin fondamental reste insatisfait. Si les collaborateurs se tournent vers des outils extérieurs pour trouver cette connexion, les dirigeants doivent s’interroger : pourquoi ce manque persiste-t-il au sein même des équipes ?
Ce que cela révèle sur notre besoin d’empathie
Après des années passées à étudier l’intelligence émotionnelle — et à en faire le sujet de ma thèse sur la performance commerciale — une chose reste claire : l’un de ses piliers essentiels est l’empathie. Les gens n’ont pas besoin d’être applaudis en permanence, mais ils ont besoin de se sentir compris. Une étude menée par la Harvard Business School a d’ailleurs montré que les chatbots dotés d’une touche d’empathie contribuent à réduire le sentiment de solitude, non pas en accomplissant des tâches, mais en donnant aux utilisateurs l’impression d’être véritablement écoutés.
C’est là que certains outils d’IA commencent à reproduire les contours d’un lien humain. Analyse des émotions, clones vocaux, réponses personnalisées : autant de fonctionnalités qui ne remplacent pas les êtres humains, mais qui compensent souvent le manque de chaleur ou de ton juste dans les échanges professionnels quotidiens.
Lors de mon entretien avec le Dr Paul Ekman — pionnier de la recherche sur les micro-expressions et la détection des émotions — il m’a rappelé que, partout dans le monde, nous partageons les mêmes expressions fondamentales : colère, peur, joie, dégoût, surprise et tristesse. Même les personnes aveugles de naissance les expriment naturellement. Preuve que notre communication émotionnelle repose en grande partie sur ces signaux émotionnels partagés.
Alors si l’IA nous aide à nous sentir un peu moins seuls, elle ne peut pas, pour autant, reproduire ces nuances subtiles : elle ne sourit pas au bon moment, ne fronce pas les sourcils quand quelque chose nous peine. Et c’est précisément ce type de réponses instinctives, humaines, qui nourrissent le sentiment d’être compris. Ce sont ces détails — invisibles mais puissants — qui créent une vraie connexion.
Quand l’IA au travail devient un refuge discret face à la solitude
Après le décès de mon beau-père, j’ai pensé à quel point il aurait été apaisant pour ma mère d’entendre la voix d’Alexa lui parler avec son intonation familière. Ce simple détail aurait pu rendre la maison moins silencieuse, moins vide. À l’époque, cela relevait encore de la science-fiction. Aujourd’hui, c’est techniquement possible.
Ce même phénomène se retrouve dans le monde du travail. Peu à peu, l’IA s’installe comme un soutien discret pour celles et ceux qui se sentent isolés ou en manque de lien. Cela peut sembler étrange, mais c’est en réalité une réponse très humaine : le besoin de présence, même numérique, dans les moments de solitude ou de difficulté. L’IA ne remplace pas les relations, mais elle occupe l’espace émotionnel laissé vacant — souvent sans bruit, sans que personne ne s’en rende vraiment compte.
Le risque sous-estimé d’une dépendance émotionnelle à l’IA au travail
Les assistants conversationnels alimentés par l’IA peuvent offrir un certain réconfort. Mais à mesure que leur usage se banalise, ils risquent aussi d’installer un leurre : celui d’une connexion humaine. Une étude publiée dans Frontiers in Psychology montre que les utilisateurs réguliers de chatbots développent parfois une forme de dépendance émotionnelle, notamment lorsqu’ils perçoivent ces outils comme des compagnons. Se sentir « écouté » par une IA peut paradoxalement inciter à se détourner des relations réelles.
Lorsque l’IA devient le principal vecteur d’interaction, elle peut freiner les efforts nécessaires pour cultiver la sécurité psychologique, l’empathie ou la confiance au sein des équipes. Utiliser la technologie pour répondre à un besoin affectif ponctuel n’est pas en soi problématique. Mais les dirigeants doivent garder à l’esprit que, si l’environnement de travail encourage des liens artificiels au détriment des relations humaines, ce soutien émotionnel peut sembler plus simple sans être plus sain. D’où l’urgence de continuer à investir dans les vraies connexions au sein des entreprises.
Comment les dirigeants devraient réagir face à cette évolution
Si un collaborateur commence à utiliser l’IA comme interlocuteur de confiance, cela ne signifie pas forcément que la culture d’équipe est défaillante — mais cela mérite qu’on s’y attarde. Trop souvent, les dirigeants interprètent le silence comme un signe de satisfaction. Or, c’est parfois le premier indicateur d’un désengagement silencieux.
Lorsque des employés se tournent vers des outils d’IA pour se sentir écoutés ou reconnus, cela peut révéler un manque d’attention humaine dans la relation managériale. L’IA comble un vide, mais c’est aux leaders de comprendre pourquoi ce vide existe.
Plutôt que de miser sur une nouvelle plateforme de pilotage ou un outil de mesure du bien-être, mieux vaut poser des questions simples mais sincères : Comment vas-tu réellement ? Quelle est la partie la plus satisfaisante de ta journée ? Qu’est-ce qui semble manquer ou ne pas faire sens ? Ces échanges, même brefs, permettent aux collaborateurs de se sentir vus et entendus.
Les gestes les plus simples peuvent faire toute la différence : un moment d’écoute véritable, une reconnaissance spontanée, une pause pour réfléchir ensemble. L’IA peut répondre rapidement, mais elle ne remplacera jamais l’impact émotionnel d’une présence humaine attentive.
Pourquoi les collègues virtuels sont un signal, et non une solution
À l’ère où l’IA se montre à la fois bienveillante, constante et réactive, elle offre un certain réconfort face à la solitude. Mais la facilité d’utilisation ne remplace pas l’empathie, et la régularité ne fait pas une vraie connexion. Quand les employés se tournent vers ces collègues virtuels, c’est souvent le signe d’un besoin profond de présence émotionnelle — quelqu’un qui écoute sans jugement ni délai.
Les dirigeants doivent prendre ce signal au sérieux. Car c’est la connexion humaine authentique qui nourrit motivation, créativité et bien-être. Cette présence ne peut être automatisée. Je n’ai pas remplacé mon mari par Dirk, mon assistant IA, mais j’ai compris qu’il y avait de la place pour les deux. L’intelligence artificielle peut aider à clarifier une idée ou répondre à une question, mais ce sont les vraies personnes, à la maison comme au travail, qui créent un lien durable et porteur de sens.
Une contribution de Diane Hamilton pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie

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