Depuis plusieurs mois, l’intelligence artificielle (IA) occupe une place prépondérante dans le débat politique et économique au niveau mondial. Une course technologique dans laquelle l’Europe peine encore à trouver sa place.
Un article issu du numéro 30 – printemps 2025, de Forbes France
Voilà deux ans que ChatGPT existe et de nouveaux concurrents lui font déjà de l’ombre. Début 2025, DeepSeek a été dévoilé, un chatbot chinois réputé capable de surpasser l’américain OpenAI sur son terrain. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre et agite les cours boursiers dès le lendemain : au total, près de 1 000 milliard de dollars sont partis en fumée du côté des actions des grandes entreprises technologiques américaines.
DeepSeek prouve que la course à l’IA n’est pas jouée d’avance. L’entreprise 100 % chinoise a réussi à produire un modèle performant avec seulement 5,6 millions de dollars, là où la version 4 de ChatGPT a coûté environ 78 millions de dollars. Mieux encore, cette dernière aurait utilisé des puces informatiques de seconde main pour égaler les performances de ses concurrents, dans un contexte de restrictions des États-Unis sur l’importation des puces informatiques, en particulier de chez Nvidia. « C’est une belle illustration du fait que nous sommes encore au tout début de l’histoire de l’IA, analyse Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne Renew. OpenAI avait tenté d’imposer un modèle très consommateur en énergie et très capitalistique. L’apparition de DeepSeek bouleverse cette domination et représente une opportunité pour l’Europe, qui pourrait miser sur des modèles plus sobres et efficaces. »
Ainsi, une fenêtre semble s’ouvrir pour l’Europe, constatant que la suprématie américaine sur l’IA n’est pas gravée dans le marbre. Mais comment peut-elle s’y prendre pour rattraper le retard ?
Les États-Unis créent, la Chine copie, l’Europe régule ?
Pour espérer rester compétitifs, les États ont à tour de rôle annoncé des plans ambitieux. En tête, Donald Trump a annoncé le lendemain de son investiture, le 21 janvier, le lancement de « Stargate », un plan de 100 milliards de dollars d’investissements dans l’IA. Dans la foulée, la France s’est présentée comme une véritable cheffe d’orchestre du réveil européen sur le sujet à l’occasion d’un sommet pour l’action sur l’IA organisé début février à Paris. Emmanuel Macron a annoncé des investissements privés à hauteur de 109 milliards d’euros. Lors de ce même sommet, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré souhaiter mobiliser 200 milliards d’euros pour doter l’Europe d’une IA de confiance capable de se démarquer à l’international.
À chaque vague technologique ou industrielle, le même refrain : l’Europe a besoin d’investissements massifs pour rattraper son retard. « Quand j’interroge des industriels, ils sont à peu près unanimes pour dire que, en Europe, le processus est lourd et compliqué, expliquait la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, dans Le Monde en octobre 2024. Le millefeuille européen est agrémenté de la réglementation des États membres. »
Cette propension à vouloir réguler aurait tendance à ralentir la croissance du Vieux Continent. Début septembre, l’ex-président de la BCE avait d’ailleurs alerté sur le risque de décrochage économique entre l’Europe et les États-Unis, évoquant dans un rapport un « défi existentiel » pour relancer la productivité en Europe. Comme Christine Lagarde, Mario Draghi invoque le besoin de mobiliser les capitaux privés pour financer l’innovation à travers la création d’une véritable « union des marchés de capitaux ».
RGPD, DSA, DMA et aujourd’hui l’IA Act… L’Europe a le mérite de forger des briques antitrust crédibles qui servent de modèle aux États qui cherchent à maintenir leur souveraineté sur les marchés numériques. Mais cette position d’arbitre peut aussi lui retirer le droit de participer au jeu.
« C’est une vision un peu dure, mais elle reflète une certaine réalité : l’Europe peut encore gagner la course à l’IA mais soyons honnêtes, nous sommes en retard », partage Jarek Kutylowski, CEO de DeepL, une licorne allemande qui parvient à concurrencer Google sur la traduction en ligne grâce à l’IA.
Ce dernier espère qu’un accent plus fort sera mis sur « l’innovation plutôt que sur la réglementation ». « Il faut savoir prendre le bon train au bon moment. Ni trop tôt, ni trop tard », appuie Stéphanie Yon-Courtin. Nous avons déjà manqué plusieurs opportunités dans le numérique, notamment sur le cloud et les moteurs de recherche. Nous devons éviter de reproduire les erreurs du passé. »
Les États à marche forcée vers l’IA
• États-Unis : 100 milliards de dollars (jusqu’à 500 milliards d’ici 2029) pour le développement d’infrastructures massives d’IA.
Partenaires et investisseurs : OpenAI, SoftBank, Oracle et MGX sous le projet Stargate.
• France : 109 milliards d’euros d’investissements privés – 300 milliards ces prochaines années – pour l’expansion du secteur de l’IA avec la création de centres de données et un campus axé sur l’IA.
Partenaires et investisseurs : les Émirats arabes unis (50 milliards d’euros), le fonds canadien Brookfield Corporation (20 milliards d’euros) mais aussi Orange, Thalès, Iliad, Digital Reality, Mistral AI…
• Union européenne : 200 milliards d’euros pour le développement de l’IA et d’infrastructures de formation des modèles avec l’initiative « Invest AI » qui prend en compte la construction de 4 gigafactories pour l’entraînement des modèles d’IA (20 milliards).
Partenaires et investisseurs : Blackstone, KKR, Balderton Capital et des grands groupes européens faisant partie de l’EU Champions Initiative.
• Chine : « Plan de développement de l’intelligence artificielle de nouvelle génération » de 2017 visant à porter la valeur de l’industrie de l’IA à 400 milliards de yuans (58 milliards de dollars) d’ici 2025 et 1 000 milliards de yuans (145 milliards de dollars) d’ici 2030.
Partenaires et investisseurs : Baidu, SenseTime…
Uniformiser les normes
Une poignée de start-up européennes dans l’IA sont tout de même sorties du lot avec, en premier lieu, les pépites françaises Mistral (600 millions d’euros levés en juin 2024) et Poolside (454 millions d’euros en octobre). Mais cela reste anecdotique : selon Pitchbook, le secteur de l’IA au niveau mondial a capté 131,5 milliards de dollars en 2024, soit en hausse de 52 % par rapport à l’année précédente, et les États-Unis représentent 75 % du total, largement devant l’Europe (12 %) et l’Asie (11 %). Les fonds européens de capital-risque n’ont pas la même force de frappe que leurs homologues américains, ce qui pousse historiquement nos entrepreneurs à traverser l’Atlantique pour espérer passer à l’échelle.
Pourtant, l’Europe a tout ce qu’il faut pour séduire.
« L’accès au marché européen est un atout de négociation majeur et toutes les grandes puissances veulent y vendre », fait valoir Sébastien Gravier, fondateur de Vulkam, une deep tech française qui produit des métaux amorphes.
Même son de cloche du côté de Benoît Lemaignan, cofondateur de Verkor, licorne européenne spécialisée dans la création de batteries : « Aujourd’hui, on est 450 millions de personnes dans un système démocratique avec des règles de commerce fonctionnelles. C’est un atout majeur pour faire des affaires. »
Reste que l’Europe a encore du travail à accomplir pour uniformiser ses normes. « Ce qu’on voit comme une contrainte (les normes) peut en réalité être un moyen de protection efficace pour nos industries, comme cela l’a été pour l’automobile thermique, défend Benoît Lemaignan. On ne peut pas espérer créer des révolutions technologiques sans une base industrielle forte. »
Mobiliser l’épargne
Pour combler le retard de l’Europe en matière de financement des start-up, certains évoquent la possibilité de mobiliser l’épargne. Ursula von der Leyen l’a évoqué fin janvier dans sa boussole pour la compétitivité, soulignant l’importance de canaliser l’épargne européenne vers l’innovation afin de bâtir une union des marchés des capitaux plus efficace. « Quand un enfant naît aux États-Unis, les parents ouvrent systématiquement un compte titres pour acheter des actions notamment dans la tech, décrit Alice Lhabouz, fondatrice de la société de gestion Trecento Asset Management. En France, on se contente d’ouvrir un livret A avec des rendements bien moins intéressants. Il faudrait pouvoir davantage mobiliser nos épargnants pour relancer l’économie. »
D’autant que l’Europe ne manque pas d’idées, elle dispose même de cerveaux que le monde lui envie, notamment grâce à la qualité de ses centres de recherche théoriques.
« En France, on a les meilleurs mathématiciens et la base de l’IA, c’est avant tout des maths », commente Nicolas Bédouin, directeur de la stratégie partenariale du CEA, regrettant que cet atout ne donne pas lieu à la naissance de davantage de scale-up. « Les Américains sont très forts pour scaler et mobiliser énormément de capitaux, ajoute-t-il. Nous avons souvent les premières idées, mais nous devons améliorer notre capacité à les transformer rapidement en produits commercialisables. »
C’est donc au niveau du passage entre la recherche fondamentale et l’industrialisation que le bât blesse et c’est ce qui aggraverait la fuite des cerveaux. S’il est d’usage de pointer le manque de prise de risque des entrepreneurs européens, il faut rappeler qu’un projet lancé aux États-Unis aura tout de même plus de chances de croître rapidement et accéder à des fonds conséquents pour passer à l’échelle. Pour qu’une « culture de l’échec à l’américaine » se développe en Europe, il faudra convaincre les entrepreneurs que le fait de jouer à domicile sera un choix stratégique pour l’avenir.
Souveraineté et compétitivité
Plusieurs projets de mesures de « protectionnisme vert » suivent cette logique, à l’image du Net Zero Industry Act, du Clean Industrial Deal ou encore du Buy European Act, qui visent à favoriser les entreprises européennes vertueuses, notamment sur leur accès aux marchés publics. « Ce sont des outils pour lesquels je milite depuis 2019, car nécessaires pour privilégier nos entreprises dans les appels d’offres. Il ne s’agit pas de protectionnisme aveugle, mais de souveraineté », résume Stéphanie Yon-Courtin. Un motto repris par Emmanuel Macron avec son concept de « patriotisme technologique » mais aussi Ursula von der Leyen avec sa « préférence européenne ».
L’Europe devrait mettre en place un protectionnisme ciblé pour préserver ses entreprises stratégiques. « Une réglementation bien pensée protège nos industries et nos citoyens tout en permettant l’innovation. Elle ne doit pas être un frein, mais un levier », précise Nicolas Bédouin.
Pour Stéphanie Yon-Courtin, régulation et compétitivité doivent aller de pair. « Nous ne sommes pas contre les monopoles mais contre leurs abus, car ils peuvent étouffer l’innovation, détaille-t-elle. L’Europe doit prendre conscience que l’AI Act est un bouclier démocratique qui nous permettra de façonner une IA éthique et souveraine. »
Du côté de Sébastien Gravier, un des plus grands défis de l’Europe reste la question de sa dépendance aux ressources minières, qui serait encore « plus critique que les barrières douanières ». « Si on ne peut pas être propriétaire des ressources, alors il faut qu’on ait quelque chose à échanger contre elles, complète-t-il. Ce qu’on peut offrir, c’est l’innovation technologique. »
Se démarquer, pas courir derrière
Pour se démarquer sur un marché de l’IA ultra concurrentiel, l’Europe devrait miser sur une stratégie différenciante, au lieu de chercher à rattraper son retard en reproduisant des modèles existants. « Tous les deux ans, on change de focus. Il faut arrêter de suivre les modes et se concentrer sur des domaines où l’Europe a un vrai avantage. C’est un marathon, pas un sprint », précise Sébastien Gravier, citant des secteurs d’avenir comme la green tech, la medtech et l’énergie. Nicolas Bédouin insiste sur les compétences européennes en matière d’efficacité énergétique de l’IA : « Nos travaux sur l’optimisation énergétique et la consommation réduite des algorithmes peuvent nous donner un avantage compétitif majeur dans l’IA. » « Ce qui compte, c’est la valeur prouvée, plutôt que de simplement viser la recherche pure », plaide Jarek Kutylowski. Enfin, face au contexte de crispation des relations diplomatiques et commerciales au niveau global, le secteur de la défense bénéficie naturellement d’un attrait nouveau.
Pour espérer se démarquer, l’Europe devra donc à la fois capitaliser sur ses atouts en matière de recherche et d’industrie mais aussi harmoniser ses règles pour ne pas entraver la naissance de concurrents sérieux à l’international. Plutôt qu’un rattrapage, les 27 gagneraient à imposer leur propre stratégie et vision de l’IA, mêlant éthique et souveraineté. « C’est une course passionnante, et l’Europe a encore toutes ses chances si elle joue collectif », conclut Stéphanie Yon-Courtin.
L’énergie, secteur clé
Les datacenters permettant de faire tourner des modèles d’IA sont gourmands en électricité, ce qui impose aux États d’adapter leurs stratégies énergétiques. Tandis que les États-Unis favorisent une exploitation massive des ressources fossiles, l’Europe mise davantage sur le développement du bas carbone comme les énergies renouvelables ou le nucléaire. En réponse au retour de la doctrine « Drill, baby, drill » prônée par Donald Trump, Emmanuel Macron a défendu une approche « Plug, baby, plug », faisant référence au fait de se connecter au parc nucléaire français pour alimenter l’IA. En 2024, la production d’énergie nucléaire en France est d’ailleurs repartie à la hausse, ce qui a permis au pays de battre son record d’exportations et de générer 5 milliards d’euros d’excédent commercial.
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