Et si les expériences vécues valaient autant qu’un diplôme ? Yepa mise sur l’intelligence artificielle pour faire émerger les compétences en contexte.
Partir du réel pour accompagner les transitions
Dans les parcours d’insertion ou de réinsertion professionnelle, certaines compétences ne trouvent pas toujours leur place dans les grilles d’analyse classiques. Pourtant, elles existent. Yepa, une solution numérique développée à Fribourg par l’entreprise Yllyl Sàrl, fondée par le chercheur Joris Felder et qui a vu rejoindre la professeure Bernadette Charlier, s’est donné pour mission de les rendre visibles. La plateforme s’appuie sur une méthode d’entretien guidé, assistée par un chatbot, qui invite la personne à décrire une situation concrète, vécue, significative. À partir de ce récit, le système identifie les actions, les ressources mobilisées, les outils utilisés, mais aussi les stratégies d’apprentissage, les interactions sociales et les valeurs personnelles. « Ce qui nous intéresse, c’est ce que la personne fait vraiment, dans son environnement, avec les moyens dont elle dispose », explique Joris Felder. L’analyse génère une modélisation graphique, lisible, qui permet de valoriser l’expérience. L’approche, centrée sur le vécu, ne remplace pas les dispositifs existants mais les complète, en proposant un autre angle de lecture. « Nous cherchons à faire émerger des potentiels parfois sous-estimés, en les éclairant à partir du terrain », ajoute Bernadette Charlier.
Une technologie née de l’observation de terrain
Yepa ne s’est pas construite en laboratoire. Depuis trois ans, ses concepteurs travaillent au plus près des acteurs de l’accompagnement : fondations, centres de formation, institutions. La plateforme a été testée dans des contextes variés, auprès de publics en recherche de repères. Dans ce cadre, l’IA n’est pas utilisée pour prédire, mais pour structurer un récit, révéler des liens, proposer des pistes. Le cas d’une ancienne vendeuse, en reconversion après un accident de santé, illustre cette démarche. En décrivant son quotidien professionnel, elle prend conscience de compétences jusque-là restées implicites : gestion de stock, négociation en plusieurs langues, accompagnement des nouvelles recrues. « À l’issue de l’entretien, elle s’est sentie légitime pour répondre à des offres qu’elle n’aurait jamais envisagées », raconte Joris Felder. Développée en partenariat avec la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR) dans le cadre du projet LX-Factor, soutenu par Innosuisse, la solution bénéficie également de l’accompagnement de FriUp, du soutien de la Promotion économique du canton de Fribourg et de l’écosystème Bluefactory. Finaliste du Prix de l’innovation Fribourg-Freiburg 2025-26, Yepa s’ancre ainsi dans un réseau d’acteurs régionaux engagés dans l’innovation sociale.
Repenser l’orientation à partir de l’expérience
Yepa s’inscrit dans une vision élargie de l’apprentissage, inspirée du concept d’individu-plus. Selon cette approche, la connaissance est distribuée : elle s’appuie sur les outils, les ressources, les réseaux que l’individu mobilise. L’environnement personnel d’apprentissage devient alors une clé de lecture pour mieux comprendre les trajectoires. « Un métier, c’est une étiquette. Mais les activités réelles, les façons de faire, changent d’un contexte à l’autre. C’est ce que nous voulons montrer », souligne Bernadette Charlier. La plateforme permet également de faire des rapprochements entre des profils ayant mobilisé des ressources similaires, sans s’appuyer sur des référentiels figés. Ces mises en relation, basées sur des modèles d’apprentissage réels, ouvrent des pistes de réflexion sur les possibles transitions. Une version grand public est attendue pour 2026, aux côtés des déclinaisons déjà en place pour les professionnels, les chercheurs et les institutions. Pensée comme un outil de valorisation, Yepa s’intègre dans un mouvement plus large : celui d’une orientation qui reconnaît les parcours dans toute leur complexité, sans les réduire à ce qui est déjà codifié.