Alors que les entreprises européennes intensifient leurs investissements dans les technologies de rupture, une fracture de perception s’installe, de plus en plus visible, entre les dirigeants et la société. Si les ambitions d’innovation ne faiblissent pas, les signaux d’un décalage stratégique avec l’opinion publique deviennent de plus en plus audibles. C’est ce que révèle le Frontier Tech Confidence Tracker, étude menée auprès de 8 000 citoyens et 730 décideurs européens. En un mot : l’écosystème de l’innovation avance… mais la société, elle, doute.
Une contribution d’Isabelle Rahé, directrice générale de Hotwire France
Qu’il s’agisse d’intelligence artificielle générative, de cloud computing, de biotech ou d’informatique quantique, les dirigeants d’entreprise font preuve d’un enthousiasme marqué. En effet, le score moyen d’adhésion des décideurs européens s’élève à 77/100 pour l’ensemble des technologies évaluées.
Ces technologies sont perçues par les entreprises comme un levier majeur de transformation, de compétitivité et de performance. C’est pourquoi l’investissement dans les technologies émergentes devient un réflexe stratégique pour ces dernières, tant pour anticiper l’évolution des marchés que pour répondre à l’accélération des usages.
Une société encore hésitante, voire méfiante
Cependant, cette dynamique se heurte à une réalité préoccupante : la société ne suit pas au même rythme que les entreprises. Pour certaines technologies, la différence de perception entre le public et les dirigeants est très large (jusqu’à 30 points d’écart). Le constat est le même sur les technologies les plus visibles et/ou accessibles au grand public comme l’IA, la réalité virtuelle ou encore les objets connectés : la compréhension, l’usage et la confiance demeurent faibles (53 % vs 13 % pour la réalité virtuelle par exemple).
Au-delà du manque d’information, c’est une crise de sens qui se dessine. En effet, les individus expriment des inquiétudes fortes : crainte pour l’emploi, atteinte à la vie privée, concentration des bénéfices entre quelques mains… Autant de freins culturels et psychologiques à l’acceptation des technologies, sous-estimés.
Le risque de rupture sociale et stratégique
Ce décalage n’est pas sans conséquence. Une entreprise qui adopte une innovation sans en expliquer le pourquoi ni le comment prend un risque au niveau de son image, mais aussi un risque d’inefficacité. Car les mêmes citoyens sont aussi des collaborateurs et des consommateurs. Leur perception influence la capacité d’une entreprise à innover, à recruter, à convaincre et à croître.
La même étude montre que seuls 34 % des citoyens font confiance aux entreprises qui utilisent des technologies de rupture sans les expliciter. Et pourtant, 79 % des dirigeants pensent que le public voit d’un bon œil les entreprises technophiles. Ce désalignement de perception illustre un aveuglement possible de certaines organisations vis-à-vis de leur environnement sociétal.
Repenser la technologie avec la société
La solution ne passe pas uniquement par plus de communication. Elle implique un changement de posture. Les entreprises doivent intégrer dès aujourd’hui la société dans leurs avancées technologiques. Cela suppose :
• Plus de transparence, en expliquant les finalités des technologies adoptées,
• Plus d’inclusivité, en associant les collaborateurs aux phases d’expérimentation et d’implémentation,
• Plus d’humilité, en reconnaissant les limites, les incertitudes et les risques.
Et surtout, cela impose de réhabiliter des voix crédibles dans l’écosystème de la tech avec des scientifiques, des chercheurs et des ingénieurs, qui ont la confiance du grand public. Il est temps d’adapter le storytelling de l’innovation aux attentes d’un public plus exigeant. L’Europe a aussi un rôle stratégique à jouer dans la compétition technologique mondiale. Mais pour réussir, ses entreprises doivent conjuguer ambition et responsabilité. Innover vite, oui, mais pas sans embarquer la société.
Le véritable avantage compétitif ne résidera pas seulement dans la technologie en elle-même, mais dans la capacité à la faire accepter, adopter et maîtriser durablement par l’ensemble de l’écosystème (collaborateurs, parties prenantes, citoyens). C’est cette convergence entre performance technologique et adhésion sociétale qui fera la différence dans les années à venir.
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