Rechercher

Grégory Herbert (CEO de Frisbii) : « Nous devons proposer une tech et des solutions qui soient pensées pour l’Europe en premier lieu »

capture decran 2025 05 07 121755
Grégory Herbert

L’épisode de tensions commerciales révèle selon Grégory Herbert, CEO de la fintech Frisbii et ancien dirigeant chez Dataïku, une véritable vulnérabilité structurelle. Celle d’un écosystème européen encore largement dépendant de solutions technologiques développées et hébergées au-delà de ses frontières. Quels sont les enseignements concrets à tirer de la récente suspension des tarifs douaniers sur les technologies étrangères ? Interview.

 

Forbes France : Vous parlez de « vulnérabilité structurelle » révélée par la suspension des tarifs douaniers. Pouvez-vous expliquer concrètement ce que cela signifie pour les entreprises européennes ?

Grégory Herbert : À travers les différentes annonces et décrets, on se rend compte qu’une décision complètement unilatérale a été prise outre-Atlantique. Cette décision peut avoir des répercussions très fortes, directes ou indirectes, sur les tarifs, mais aussi sur l’anticipation et la crainte. Cela montre que l’on a besoin, d’une manière ou d’une autre, d’aider les décideurs technologiques européens avec des alternatives. Nous devons proposer une tech et des solutions qui soient pensées pour l’Europe en premier lieu. La vulnérabilité structurelle de l’Europe est une opportunité de se poser les bonnes questions. En tant que fournisseurs, nous devons encourager les décideurs à comprendre ce qui va participer à la prise de risque pour éviter de s’exposer. Nous devons réfléchir en termes de durabilité et de stabilité. En France, on a des acteurs qui ont une connaissance très précise du marché européen et qui savent accompagner les entreprises européennes.


 

Quelles sont aujourd’hui les principales dépendances technologiques des entreprises européennes ?

G. H. : Depuis des décennies, les choix ont été faits de façon opportuniste, ou par défaut. Les directions prennent des décisions sur le choix d’une technologie basée sur de l’innovation. Il y a peu d’intentionnalité. En effet, peu de décisions sont prises sur d’autres critères, comme des critères d’éthique ou de proximité. L’Europe ne montre pas réellement d’intention de favoriser et de développer un tissu technologique souverain. Elle se retrouve donc aujourd’hui dans une position vulnérable, parce que des choix ont été faits sans anticiper les décisions sur la hausse des tarifs. Cela pose des problèmes de sécurité. Les brevets, par exemple, ne sont pas assez bien protégés. Cette vulnérabilité de l’Europe peut être corrigée avec une plus grande intentionnalité au moment de choisir une technologie plutôt qu’une autre.

 

En tant qu’ancien dirigeant de Dataïku et maintenant chez Frisbii, avez-vous été confronté à cette dépendance dans vos décisions opérationnelles ?

G. H. : Bien sûr. Chez Frisbii, nous y sommes confrontés à deux titres. En tant qu’entreprise technologique, nous avons privilégié des solutions nord-américaines, mais aujourd’hui, nous sommes les premiers à chercher des alternatives. Nos clients sont inquiets de la potentielle hausse des tarifs de leur hyperscaler (data center à grande échelle, ndlr), mais aussi sur la protection de leurs données. Ils se sentent les mains liées avec certains vendeurs, et ils s’interrogent sur comment trouver des alternatives. Il y a des vulnérabilités qui sont liées à ce qu’on fait en tant que fintech car dans le secteur, il y a un cadre réglementaire qu’il faut pouvoir respecter. L’Europe, c’est 25 pays avec des recommandations locales très fortes. En tant que fintech, nous devons opérer un maillage local tout étant capable d’anticiper.

 

Existe-t-il aujourd’hui des alternatives européennes crédibles face aux géants américains ou chinois dans les secteurs de l’IA ou des logiciels métiers ?

G. H. : La réponse est assez claire : oui. Je pense qu’il est maintenant acquis que nous avons des grands talents en Europe. Nous avons sans doute les meilleurs ingénieurs mais aussi les meilleures technologies. Aujourd’hui, le fait est que certaines de ces technologies ont réussi à se développer avec des fonds nord-américains plutôt que européens. Mais des alternatives existent, notamment pour les hyperscalers. En France, par exemple, nous avons Scaleway qui a été développé par Xavier Niel. Elle se pose en alternative à AWS ou à GCP. Frisbii est également un très bon exemple. Dans le Gartner Magic Quadrant (analyse poussée des acteurs d’un secteur technologique, ndlr), on est la seule société européenne. On entend souvent dire que les petites sociétés européennes ou les petits directeurs de tech européens comme nous ont du mal à scaler et à accompagner la croissance de nos clients. Ce n’est pas vrai, puisque nous sommes intégrés dans plus de 8 000 sites e-commerce et nous gérons un volume de 4 milliards d’euros de transactions par an. Il n’y pas de limite. Nous pouvons en accompagner beaucoup d’autres. Dans notre niche, nous offrons une alternative tout à fait crédible à nos concurrents américains.

 

Pensez-vous que la concurrence est quelque chose de positif pour l’Europe face aux géants chinois et américains ?

G. H. : Il ne faut pas barrer la route absolument à la tech américaine ou la tech chinoise. Il y a du bon partout et la concurrence est très importante. Si on commence à mettre trop de restrictions, l’innovation sera moins dynamisée. Mais il faut pouvoir montrer qu’il existe des alternatives sur certaines technologies et que des décisions intentionnelles peuvent être prises petit à petit. Je pense que c’est comme ça que l’on va pouvoir développer un vrai écosystème en Europe et amener un meilleur financement pour ces champions européens. 

 

Quelles sont les conditions nécessaires pour que ces solutions locales puissent émerger et se pérenniser ?

G. H. : Chez Dataïku, je l’ai vécu de l’intérieur. Nous avons scalé très vite et très fort. Nous avons fait des levées de fonds conséquentes grâce à des fonds nord-américains. Cela correspondait à une époque où le monde était beaucoup plus ouvert et où l’environnement n’était pas anxiogène comme aujourd’hui. Une start-up française qui voudrait aujourd’hui scaler un super produit va se trouver limitée, parce qu’elle se verra obligée de réfléchir à deux fois avant de se tourner vers un fonds américain et les alternatives françaises européennes sont assez limitées. Une lettre ouverte a récemment été adressée à Ursula von der Leyen pour traiter de la création de fonds européens souverains pour soutenir les électeurs de la tech. La réponse est là. Il faudra peut-être en effet passer par des fonds souverains, portés par les gouvernements ou la commission européenne, afin d’aider les levées de fonds des entreprises européennes. Il existe des fonds en Europe, mais si on veut créer des champions, il faut avoir accès à des financements importants. 

 

Est-ce qu’il faut apporter encore plus de réglementation en Europe et restreindre l’accès à certains marchés publics européens aux techs américaines ?

G. H. : Je ne crois pas, non. Il ne s’agit pas de se faire la guerre ou de rester entre nous, puisque cela pose un réel risque pour l’innovation. Il s’agit de créer de bonnes conditions pour un écosystème tech européen moins limité dans sa capacité à s’imposer, à grandir, et ainsi moins limité dans sa capacité à se financer.

 

Vous appelez à davantage “d’intentionnalité” dans les choix technologiques. Concrètement, à quoi cela ressemble dans le quotidien d’un dirigeant ?

G. H. : Sur des sujets qui ont trait à la durabilité et à la capacité de croissance d’une entreprise, un dirigeant doit avoir une plus grande intentionnalité sur le choix. En Europe, on a un cadre réglementaire qui permet de s’assurer de la protection de données et de l’éthique. Je pense qu’au moment de prendre une décision pour une plateforme de fintech, l’enjeu va être de s’assurer qu’on est capable de se transformer tout en restant conforme. L’intentionnalité va donc résider dans le choix d’un partenaire européen pour garantir une proximité réglementaire, une sécurité des données, mais aussi une agilité culturelle et un alignement des valeurs. 

 

Comment faire en sorte que cette logique d’indépendance technologique devienne un réflexe au même titre que la conformité RGPD ou les critères ESG ?

G. H. : Il y a des choses importantes à retenir dans le choix d’un acteur européen. La première, c’est évidemment la compréhension native des enjeux locaux car travailler avec un acteur européen, c’est collaborer avec quelqu’un qui intègre la complexité locale dès la conception et non en l’adaptant à postériori. La deuxième, c’est la souveraineté technologique renforcée. Il faut être capable d’intégrer cette intention pour garder la maîtrise de ses données. La troisième, c’est l’agilité. Opérer dans plusieurs pays européens nativement, ça signifie tenir compte des réalités locales. Cela permet d’accélérer le déploiement et d’accélérer la productivité pour nos clients. Il y a aussi une dimension culturelle. On se comprend mieux entre Européens. En effet, lorsque mes équipes danoises parlent avec des clients danois, ils se comprennent mieux. Le quatrième pilier, c’est une vision responsable de l’innovation. En France et en Europe, on a un cadre réglementaire qui peut être contraignant, mais qui permet de développer une approche responsable autour de l’éthique, de la transparence et de l’inclusion. Ce ne sont pas des notions décoratives. Il est important de les conserver. Pour moi, ces quatre axes sont au cœur du modèle technologique européen.

 

Un écosystème technologique européen purement souverain, c’est possible ? Et à quoi ressemblerait-il, selon vous, d’ici 10 ans ?

G. H. : Non, je ne crois pas que ce soit possible. Nous n’arriverons jamais à être 100 % européen si on veut pouvoir bien accompagner nos clients. Selon moi, il faut arriver dans dix ans à un stade où les enjeux européens sont parfaitement compris et dans lequel un cadre réglementaire est respecté. Il est primordial de garder cette vision responsable. Si on y arrive, on pourra développer plus de champions européens et on aura obligé les entreprises extérieures à s’y conformer. On ne sera sans doute jamais capable de rivaliser, notamment sur les semi-conducteurs, avec ce qui se fait aujourd’hui en Chine ou aux États-Unis. En revanche, là où on peut se montrer intentionnels, c’est dans notre manière d’opérer un business responsable et cadré. 

 

Qu’apporterait cette souveraineté culturelle structurellement différente à l’Europe ?

G. H. : Je pense que l’on a tout intérêt à avoir un alignement entre les pays européens. Il faut une unification des règles, mais des règles plus légères pour ne pas enfreindre le développement de l’innovation en Europe. Le but n’est pas de créer une opposition. Il faut vraiment se dire que la réussite de la tech européenne ne viendra pas d’une imitation ce qui a été fait ailleurs, mais vraiment d’une intentionnalité et d’une volonté de créer une vraie culture européenne.

 


À lire aussi : Les « vibes » : le nouveau critère choisi par Sam Altman et d’autres pour évaluer l’IA

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC