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Intelligence Artificielle : Le Jeune Prodige Que Les Géants De La Tech S’arrachaient

Crédiet Franco Vogt

Au cours de l’été 2013, alors qu’il était sur le point d’obtenir son doctorat en intelligence artificielle à l’Université de New York, Matthew Zeiler semblait tenir chaque géant de la tech dans le creux de sa main.

Matthew venait de mettre fin à un stage réalisé avec un groupe Google travaillant dans le domaine de l’intelligence artificielle quelques semaines plus tôt, après avoir reçu un appel de la part d’un numéro inconnu, alors qu’il courait le long de la rivière Hudson. L’appel était émis par Alan Eustace, alors vice-président en ingénierie chez Google ; ce dernier avait entendu parler des talents de Zeiler dans l’intelligence artificielle. Alan Eustace souhaitait que Matthew se joigne à lui de manière permanente. Pour l’appâter, Alan lui dit qu’il lui ferait une offre à considérer comme l’une des plus valorisantes jamais faites par Google à un jeune diplômé, se souvient Matthew. Néanmoins, l’offre de Google marqua le commencement de la bataille des offres menée par Matthew dans le secteur du deep learning, la branche prisée de l’intelligence artificielle qui donne lieu à des percées majeures en informatique.

En quelques jours, Matthew reçut une proposition encore plus attrayante de la part de Microsoft, proposition très vite imitée par Google. Apple était également intéressé par une conversation avec Matthew, et lorsqu’il prit l’avion en direction de la Silicon Valley, Mark Zuckerberg lui-même tenta de le persuader de rejoindre un groupe de recherche en intelligence artificielle chez Facebook. Matthew rejeta respectueusement toutes les propositions, décidant à la place de démarrer une entreprise, avec un objectif audacieux : celui de concurrencer les géants qui le courtisaient. « C’était une période folle, » se souvient-il, « j’avais devant moi l’opportunité, qui comportait un risque zéro, de rejoindre un géant de la tech, et de l’autre côté la possibilité de monter ma propre startup. » Matthew confie qu’il savait que certains de ses algorithmes étaient plus probants que ceux de Google face à certaines difficultés en intelligence artificielle. « Je savais qu’il me fallait suivre mon intuition, » raconte t-il.

Quatre ans plus tard, la startup de Matthew, basée à New York et nommée Clarifai, est largement considérée comme l’une des startup les plus prometteuses du marché bondé et vrombissant qu’est le machine learning. Clarifai propose des outils de reconnaissance d’image et de vidéo, pour des développeurs qui rivalisent avec ceux de Google, Microsoft et les autres. Tout comme Stripe et Twilio facilitent l’accès des programmeurs aux possibilités de paiement et de communication, Clarifai donne à ses clients un accès aux techniques de pointe d’intelligence artificielle, lesquelles nécessiteraient des millions pour être dupliquées. Les entreprises comme Unilever, buzzFeed, Ubisoft et Staples U.K, comme les fabricants d’appareils médicaux et de drones, utilisent Clarifai pour analyser automatiquement des millions d’images et de vidéos. L’un des cent premiers clients de l’entreprise, i-Nside, produit un accessoire pour smartphone permettant de créer une image de l’intérieur d’un tympan, et de diagnostiquer les maladies de l’oreille. Les recettes, bien que petites pour l’instant, sont censées atteindre 10 millions de dollars pas plus tard que l’année prochaine, d’après les dires de personnes proches de l’entreprise.

Que la start-up ait pu arriver aussi loin est remarquable. Ces dernières années, l’intelligence artificielle – en particulier l’une de ses formes, appelée le deep learning -, s’est manifestée comme le prochain grand domaine de la tech. Les techniques de deep learning fonctionnent à peu près comme le cerveau, avec des couches de « neurones » connectés à des « synapses ». Ces techniques mènent à des percées scientifiques substantielles dans des domaines comme la reconnaissance vocale et la reconnaissance d’image, qui à leur tour font pulluler les avancées un peu partout, de la médecine aux voitures sans conducteur, en passant par la robotique.

Néanmoins, il existe un bémol : la chasse aux talents battant son plein, les entreprises les plus riches de la tech ont écumé des départements universitaires entiers, et acquis à peu près toutes les startup de l’intelligence artificielle desquelles elles pouvaient s’emparer. Google s’est montré l’entreprise la plus avide de toutes, avec au moins onze acquisitions liées à l’intelligence artificielle et ayant dépensé plus d’un milliard de dollars pour seulement deux d’entre elles, DeepMind et api.ai.

Pratiquement toutes les startup qui concurrençaient Clarufai ont été rachetées : Amazon a acheté Orbeus ; Salesforce s’est offert MetaMind ; IBM a mis la main sur AlchemyAPI. Pour ce qui est de la reconnaissance d’image, Clarifai est peut-être la seule entreprise restante qui soit en posture de rivaliser avec Amazon, Google, IBM et Microsoft, chacune de ces entreprises offrant des outils de reconnaissance d’image à leurs clients de l’informatique du cloud. Clarifai a déjà refusé de multiples offres de rachat de plusieurs millions de dollars, d’après les dires d’un employé. Matthew se dit déterminé à préserver l’indépendance de l’entreprise.

Clarifai n’a rien des moyens et de la portée de ses rivales, mais Matthew persiste dans son idée selon laquelle le fait de jouer le rôle de la Suisse dans la guerre mondiale de l’intelligence artificielle est un atout de choix. De nombreuses grandes entreprises qui cherchent à intégrer l’intelligence artificielle à leurs produits craignent de transmettre leurs données à des géants tels qu’Amazon et Google. L’entreprise Photobucket en est un exemple. Après avoir évalué des outils compétitifs provenant d’Amazon, de Google et d’IBM, le service d’hébergement d’images et de vidéos devint l’un des plus grands clients de Clarifai en terme de volume d’images. « À chaque fois que vous faites affaire avec Google, vous devez vous demander si l’entreprise prend vos données et teste son propre système, » explique Mike Knowles, développeur pour Photobucket. Avec son application photos, Google fait concurrence à Photobucket. Selon Matthew, de nombreux autres clients potentiels courent le danger de faire face aux ambitions toujours plus grandes des géants de la tech. « Ils ouvrent de nouveaux départements qui viennent concurrencer leurs clients, » affirme Matthew. « C’est là ce que nous ne faisons pas. »

À trente ans, Matthew, qui a grandi dans une petite ville du Canada, semble être un adversaire improbable pour les puissances de la tech. Avec ses cheveux noirs et lisses qu’il ne coupe que deux ou trois fois dans l’année, il conserve l’air ébouriffé d’un étudiant. Cependant, son obsession pour l’intelligence artificielle le met en posture d’être conseillé par certains des plus grands connaisseurs du domaine. Assez curieusement, son intérêt pour le domaine commença avec la vidéo d’une flamme vacillante qu’il visionna alors qu’il était étudiant à l’université de Toronto. Cette vidéo, qui lui fut montrée par un étudiant de niveau supérieur, avait l’air étonnamment réel, bien que générée par un ordinateur au moyen d’une technique relevant de l’intelligence artificielle. Matthew venait tout juste d’apprendre le b.a.-ba de la programmation informatique, mais il ne s’en était pas pris de passion. La flamme représentait quelque chose de différent. Aucun être humain ne l’avait directement programmée pour qu’elle bouge de manière prédéterminée. Au lieu de cela, un ordinateur avait reçu des données vidéos, en avait déduit une suite puis avait généré par lui-même une vidéo. « J’étais complètement abasourdi, » raconte Matthew, « cela représentait une toute nouvelle façon d’obtenir ce que l’on voulait d’un ordinateur. Il me fallait en apprendre plus. »

Graham Taylor, l’étudiant en doctorat qui lui avait fait voir la vidéo, emmena Matthew dans un laboratoire de recherche dirigé par Geoffrey Hinton, un homme réputé pour être l’un des parrains des réseaux neuraux. Graham Taylor apprécia l’ambitieux et aimable Matthew. « Il était intelligent, sans être vicieux, » indique Graham Taylor. Dans le laboratoire de Geoffrey Hilton Matthew travailla à l’utilisation des techniques d’intelligence artificielle pour observer les rituels d’accouplement des pigeons, travail qui déboucha sur son premier article, « Découvrir le comportement des pigeons en utilisant les variables latentes binaires. » Il obtint son diplôme en tête de classe.

Matthew intégra par la suite l’université de New York pour un doctorat, suivant ainsi les traces de Graham Taylor, qui fut chercheur postdoctoral auprès de ce même établissement. Il travailla sous la direction de Yann LeCun, un autre pionnier du deep learning, qui dirige à présent la branche intelligence artificielle de Facebook. Finalement, Matthew réalisa deux stages à Google et travailla pour Jeff Dean, le dirigeant de ce qui était alors un nouveau groupe de recherche portant sur le deep learning, du nom de Google Brain (Google Brain a depuis grandi en devenant l’un des groupes les plus prestigieux et vitaux de Google).

Matthew fonda Clarifai en novembre 2013, après son deuxième stage, alors qu’il terminait tout juste son doctorat. L’entreprise démarra sous de bons auspices. Matthew testa ses algorithmes de reconnaissance d’image lors d’une compétition hautement suivie, nommée ImageNet. L’ImageNet de 2012 bouleversa le monde de l’intelligence artificielle lorsqu’une équipe du laboratoire de Geoffrey Hinton à Toronto franchi un cap déterminant en matière de fiabilité, en utilisant des techniques de deep-learning : le taux d’erreur était de 15%, bien inférieur à celui de 25% atteint avec les approches précédentes. En 2013, Matthew remporta la compétition avec un taux d’erreur de seulement 12%.

Lors de mois suivants, Matthew travailla seul, repoussant les limites de ses réseaux neuronaux et réécrivant le code afin d’en faire un produit commercialement viable. Il installa quatre serveurs dans son appartement afin de puiser des images sur le web et ainsi mettre ses algorithmes en application. Un jour, son appartement chauffa tant qu’il dut laisser les fenêtres ouvertes en plein hiver. En avril 2014, il engagea une deuxième employée; il déplacèrent ensemble les serveurs pour les installer dans un centre de données du New Jersey, où Clarifai continue de s’étendre. En octobre 2014, il rendit le service disponible pour les développeurs. Son premier client était un site web de mariage du nom de Style Me Pretty, qui utilise Clarifai pour identifier et catégoriser des milliers de photos chargées sur le site par des utilisateurs et proposer de la publicité en fonction de ce qui est représenté par une image.

En 2015, Clarifai décrocha son premier investissement de taille : 10 millions de dollars provenant de Union Square Ventures. Les investisseurs, parmi lesquels on compte Qualcomm, Nvidia et, de manière intéressante, la branche capital-risque de Google, ont de toute évidence perçu le potentiel du projet de Matthew. L’année suivante, dans un investissement mené par Menlo Ventures, Clarifai récolta 30 millions de dollars de plus. « Les géants de la tech travaillent à des produits similaires, mais ils ne passent pas leur temps à construire le meilleur service de reconnaissance d’image, » considère le partenaire de Menlo, Matt Murphy. Clarifai compte à présent 55 employés, parmi lesquels dix dont le travail est dédié à la recherche des dernières avancées de l’intelligence artificielle, pour que l’entreprise reste à la page. L’année dernière, l’entreprise a embauché un vétéran de la direction des ventes ayant travaillé chez Google, pour qu’il occupe le poste de responsable clientèle.

Une étude récente de l’entreprise de consultants CapTech montre que Clarifai reste compétitive par rapport aux géants de la tech comme Amazon, Google et Microsoft, en matière de reconnaissance d’image. L’étude montre même que dans certains cas, Clarifai dépasse ces géants du secteur. Toutefois, trouver et garder le talent de l’intelligence artificielle nécessaire au maintien de cette compétitivité, sans compter l’expansion à de nouveaux domaines comme celui de la reconnaissance audio, ne sera pas chose aisée. En février, Clarifai s’offrit la chercheuse de longue date Andra Frome qui travailla dans le service Intelligence Artificielle de Google, pour le poste de directrice de recherche, mais elle quitta brutalement l’entreprise après seulement quelques mois. Andrea Frome refusa de s’exprimer quant aux raisons de son départ ; d’après Matthew, ce fut le résultat de priorités divergentes. Accéder à des données afin de tester des algorithmes est également un domaine dans lequel Clarifai se trouvera probablement en désavantage permanent par rapport à ses rivaux de bien plus grande ampleur.

Le dernier outil de Clarifai a pour visée l’application de modèles d’intelligence artificielle sur des smartphones, et non sur le cloud, où la plupart des systèmes d’intelligence artificielle sont majoritairement déployés. Récemment, dans le hall d’entrée d’un hôtel de San Francisco, Matthew sortit son iPhone 6 débridé. Alors qu’il déplace la caméra, le téléphone identifie chacun des objets se trouvant dans les alentours – des chaises, une cheminée, des gens, des voitures, et un MacBook, alors que Matthew venait de travailler à ce que l’appareil reconnaisse cet objet. Il s’agit d’une démonstration captivante du potentiel du deep learning tandis que ce type d’intelligence artificielle s’installe dans les appareils les plus utilisés par les gens au quotidien. « Nous ne voyons que la partie émergente de l’iceberg pour ce qui est de savoir ce que ces systèmes seront capables de faire, » conclut Matthew.

 

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