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Éditeurs En Ligne : Après Le Droit D’Inventaire, Le Devoir De Riposte

©Getty Images

Coup sur coup cet été, deux initiatives de médias éditeurs de contenus et services en ligne, en proie à la douloureuse mutation de leur modèle économique, tentent de rebattre les cartes face aux GAFA et à la fragmentation du marché publicitaire.

Comment retrouver à la fois puissance et indépendance face aux géants que sont devenus Google et Facebook sur le marché publicitaire, alors que ces derniers récoltent à eux deux 70 % des investissements digitaux des annonceurs[1], et que de multiples intermédiaires se disputent le reste ? C’est l’inextricable casse-tête auquel sont confrontés depuis plusieurs années les éditeurs de contenus et services en ligne.

Entre ceux-ci et les géants du web, le torchon brûle depuis une quinzaine d’années. Le bouleversement du paysage a été incroyablement rapide et donne le vertige. En très peu de temps, Google et tous ses services, ultra-performants et gratuits, sont devenus les aiguilleurs du trafic. Puis les réseaux sociaux, et principalement Facebook, ont occupé le peu de place qu’il restait pour à leur tour s’imposer comme points d’entrée pour accéder à tous les contenus éditoriaux : ainsi, plus de 50% des lecteurs accèdent à l’information via les réseaux sociaux[2].

15 ans de transformation accélérée

Les éditeurs et les grands médias, jusque-là tout puissants, ont découvert incrédules leur dépendance aux méga-plateformes digitales, et corollairement le chiffre d’affaires publicitaire colossal qui leur échappait dans ce nouvel écosystème.

L’innovation technologique bouleverse à la fois les usages et la capacité à monétiser : dès lors s’enclenche une spirale dangereuse pour la presse, prise en tenaille entre chute du lectorat papier et baisse des revenus publicitaires – et faisant face plus que jamais à l’impératif vital de réaliser sa transformation industrielle.

Conscient de son rôle économique, politique et sociétal, et engagé dans un nouveau rapport de force où planent des accusations d’abus de position dominante, Google annonçait, fin 2013, le premier appel à projets du Fonds Google-AIPG (Association de la presse d’Information Politique et Générale) pour l’innovation numérique de la presse. Ce fonds, doté de 60 millions d’euros, visait à soutenir les innovations digitales de la presse française. Il s’adressait alors à tout projet venant d’éditeur de site d’information politique et générale, national ou régional, pure player ou traditionnel – à condition notamment qu’il comporte une innovation numérique.

En 3 ans à peine, ce sont plus d’une centaine de projets qui ont été financés, dont certains à hauteur de plusieurs millions d’euros[3]. Le géant américain ne semble pas avoir prévu de s’arrêter là comme le prouve le développement depuis 2015 du DNI (Digital News Initiative), un nouveau fonds de 150 millions d’euros sur trois ans destiné à soutenir l’innovation digitale de la presse sur l’ensemble du vieux continent.

Une façon pour Google de montrer le besoin universel de contenus éditoriaux professionnels de qualité, mais aussi d’augmenter son emprise irrésistible sur la presse.

Les coalitions Gravity et Skyline

A-t-on dès lors atteint un statu quo ? Cela aurait été trop simple ! Cet été, deux initiatives groupées concurrentes, viennent contrer la stratégie d’étreinte quelque peu forcée – ou à tout le moins pas vraiment consentie – élaborée par le géant américain. En effet, coup sur coup, Gravity et Skyline sont dans les starting-blocks pour tenter de récupérer, au moins en partie, la valeur des revenus publicitaires qu’ils estiment légitimement liés à la production de leurs contenus. Gravity regroupe une vingtaine de membres – des médias, l’opérateur SFR, ou encore le groupe Fnac-Darty – bien décidés à conserver la propriété de leurs données, mais prêts à s’échanger entre eux des informations complémentaires permettant à chacun de qualifier et segmenter ensemble plus finement leurs propres données. Un accord qu’ils estiment gagnant-gagnant puisque les données d’audience ainsi affinées seront plus précises, plus fiables, plus sûres et de meilleure qualité. Enfin, à cela s’ajoute une source de revenus supplémentaire, à travers la valorisation des informations échangées.

L’approche centrée sur la valorisation des data est nouvelle et pertinente, et peut-être la seule de nature à donner un avantage concurrentiel aux éditeurs. Elle marque une prise de conscience salutaire des éditeurs sur la valeur de leurs contenus et de leurs données. Plus que tout autre secteur bouleversé par la digitalisation du monde, la presse dispose, à travers les données numériques générées par les lecteurs, d’une mine d’or et d’une arme potentiellement très puissante pour améliorer ses offres éditoriales et de services, que ce soit à travers l’amélioration et la personnalisation des contenus journalistiques, l’optimisation de l’expérience de lecture (et donc de l’engagement des lecteurs), et une meilleure performance publicitaire (formats plus créatifs et moins intrusifs, meilleur ciblage, etc.). Ces trois facettes constituant un cercle vertueux, nourri par des données qui se doivent d’être fiables, complètes et bien organisées.

Face à Gravity, Le Monde et Le Figaro décident au contraire de nouer une alliance à deux. Forts de leur capacité de diffusion auprès de 80 % des internautes français, les deux éditeurs créent Skyline : une place de marché commune pour valoriser leurs inventaires, qui mise sur les objectifs de branding plutôt que sur la valorisation de la data. Avec leurs deux marques, la qualité de leur environnement de diffusion et la richesse de leurs contenus, ils font le pari de récupérer immédiatement jusqu’à 30 % de la valeur de leur inventaire en éliminant les intermédiaires, dont les contrats ne seront pas renouvelés. Ils font donc théoriquement coup double, en s’arrogeant plus d’indépendance et plus de revenus publicitaires.

Une tendance qui ne se limite pas aux frontières de l’Hexagone

La rébellion française face à Google et Facebook n’est pas une exception. Les initiatives se multiplient en prenant des formes diverses : l’association américaine « News Media Alliance » regroupant des médias tels que le New York Times, Wall Street Journal et le Washington Post, tente d’obtenir du Congrès un aménagement de la loi anti-trust afin de pouvoir négocier collectivement face au duopole Google-Facebook. En Asie, Mediacorp et Singapore Press Holdings s’allient et créent SMX, une nouvelle plateforme de publicité digitale. L’Europe n’est pas en reste : au Portugal, le projet Nonio regroupe les six plus grandes entreprises médiatiques du pays, qui mettent en commun les données numériques de leurs lecteurs, pour améliorer leur offre publicitaire ; en Allemagne, les plus gros éditeurs, dont Axel Springer, Bertelsmann et Der Spiegel, s’allient et mettent en commun leurs données sur la plateforme Emetriq, afin d’offrir une alternative publicitaire crédible aux annonceurs.

À chaque fois, l’idée est de faire bouger le rapport de force avec les géants digitaux en mettant en commun les marques, les audiences, les données de titres pourtant concurrents entre eux – considérant que l’union fait la force face au nouvel ennemi : les plateformes.

Un combat asymétrique…

Pour autant, la partie est loin d’être gagnée. À l’aune du télescopage de l’annonce quasi-simultanée des deux initiatives françaises, on voit que la contre-attaque se fait en ordre dispersé, ce qui ne manquera pas de satisfaire Google.

Les deux approches sont également différentes en termes de stratégie (data et segmentation d’un côté, commercialisation et simplification de la chaîne de valeur de l’autre). La gouvernance – à deux comme à vingt – promet d’être complexe et de ralentir la mise en œuvre.

Il leur manque également une dimension internationale, là où la force des plateformes digitales est leur déploiement global à très grande échelle.

Enfin, elle vont se heurter à une exécution technique forcément complexe, au moment où se profile pour mai 2018 le rattrapage de la réglementation européenne avec la mise en place du Règlement Général sur la Protection des Données et du Règlement ePrivacy, pour lesquels les intérêts des uns et des autres ne sont pas encore, loin s’en faut, parfaitement alignés.

… mais une confrontation nécessaire

Plus que jamais, le grand paradoxe des médias en ligne doit être résolu : jamais on n’aura produit et consommé autant de contenus éditoriaux ; jamais les outils de production, de diffusion et de monétisation de ces contenus n’auront été aussi performants ; et pourtant jamais les éditeurs et les médias n’auront été aussi malmenés – quand ce n’est pas menacés jusque dans leur existence même -, et par ceux-là même qui aiguillent et distribuent leurs audiences tout en ponctionnant la manne publicitaire qui leur est associée. En cela, les initiatives Gravity et Skyline, comme celles nées en dehors de nos frontières, sont non seulement remarquables, mais doivent être encouragées.

Elles rencontreront d’énormes défis de mise en œuvre, seront confrontées à l’étroitesse de leur marché, mais sont un pas supplémentaire dans la collaboration nécessaire avec les géants numériques mondialisés – ou à défaut un durcissement naturel du rapport de force, pour que s’épanouissent dans ce nouvel écosystème des marques médias puissantes, garantes d’un journalisme professionnel et indépendant.

Les noms des deux initiatives Gravity et Skyline font référence au ciel et à l’astronomie. Gageons qu’elles permettront aux médias de prendre leur envol en se délestant des contraintes du monde digitalisé, plutôt que de retomber lourdement sur terre.

Par Mats Carduner, CEO de Fifty-Five

 

*AIPG : Association de la presse d’Information Politique et Générale.

*FINP : Fonds pour l’innovation numérique de la presse.

*DNI : Digital News Initiative

[1] Selon le 18e Observatoire de l’e-pub du SRI

[2] Rapport sur l’information numérique, Institut Reuters d’étude du journalisme, Université d’Oxford, juin 2016, 26 pays

[3]http://www.journaldunet.com/media/publishers/beneficiaires-du-fonds-google-aipg-pour-l-innovation-numerique-de-la-presse-en-2013.shtml

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