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Alain Aspect la voix des quantiques

Lauréat 2022 du prix Nobel de physique, Alain Aspect est très impliqué dans le développement des technologies quantiques. Si des applications pratiques existent déjà dans notre vie quotidienne comme le laser ou les microprocesseurs, le qubit en cours de développement commercial surpasse le calcul classique avec des solutions plus rapides et plus précises. Une méthode qui devrait révolutionner l’avenir de l’ordinateur, la cryptographie et la téléportation. Rencontre avec un physicien hors normes. 

Un article issu du numéro 26 – printemps 2024, de Forbes France

 

En qualité de professeur, vous avez encouragé à la fois la recherche fondamentale et la création d’entreprise auprès de vos étudiants.

ALAIN ASPECT : Quand j’étais jeune chercheur, on me disait toujours que lorsque l’on fait de la recherche fondamentale, il ne faut pas se « salir les mains » en travaillant sur ses applications. J’ai compris plus tard que c’était complètement idiot mais je n’avais déjà plus l’âge pour m’y atteler. En revanche, j’incite vraiment mes étudiants à se lancer s’ils ont de bonnes idées. Certaines technologies quantiques mises au point dans les laboratoires ont été développées commercialement dans des start- up françaises du quantique, dont plusieurs ont été créées par mes anciens thésards. Il m’est également arrivé de financer leur projet pour leur montrer que je croyais vraiment en eux.

 

Vous êtes à ce titre cofondateur de la start-up française Pasqal, qui développe l’ordinateur quantique, avec un de vos anciens étudiants, Georges-Olivier Reymond…

A.A. : Absolument. L’objectif d’une start-up, c’est de faire quelque chose que tout le monde pourra utiliser. Cela me semble essentiel. L’ordinateur quantique de Pasqal devrait arriver à faire des calculs qui sont impossibles avec des ordinateurs standards. Et d’un point de vue écologique, il y a un espoir sérieux que la consommation de kilowatts sera beaucoup moins importante avec l’ordinateur quantique parce qu’il obtient des résultats beaucoup plus vite.

 

Avec des thésards qui se lancent dans l’entrepreneuriat, l’image du professeur Nimbus est désormais éculée ?

A.A. : Tous les enseignants ne sont pas faits pour cela et cela ne doit pas être une obligation. Mais je pense profondément qu’il faut écouter ces physiciens passionnés qui font de la recherche fondamentale, dans laquelle on observe des progrès formidables. C’est en les écoutant que vous trouverez des idées de nouvelles applications. Je crois beaucoup à cette démarche.

 

Vous avez souvent parlé de chance concernant votre prix Nobel de physique. Pourquoi ?

A.A. : J’ai eu de la chance parce que j’ai eu du temps. Comme la physique n’intéressait personne, je n’ai subi aucune pression dans mes recherches. Grâce à un poste permanent d’enseignant qui me mettait à l’abri, j’ai décidé et pu faire ce qui m’intéressait le plus. La physique quantique aurait pu être une voie de garage mais, par chance, mes expériences ont abouti.

 

Dans la recherche scientifique, il faut partir d’une page blanche ?

A.A. : Je pense toujours à la fameuse phrase de Newton qui dit : « Ce que nous faisons, nous le faisons parce que nous sommes juchés sur les épaules des géants qui ont précédé, ce qui nous permet de voir plus loin. » J’aime beaucoup cette image qui remet en perspective nos travaux et nos découvertes.

 

On parle de révolution quantique mais elle existe dans nos utilisations quotidiennes depuis longtemps…

A.A. : Bien sûr. Si vous prenez l’exemple du transistor, du laser et des circuits intégrés, ce sont des inventions qui proviennent toutes de grands physiciens qui avaient compris comment les électrons se déplacent dans des matériaux semi-conducteurs. Des découvertes qui sont à la base de notre société de l’information et de la communication.

 

Qu’est-ce que la seconde révolution quantique ?

A.A. : C’est l’intrication et la manipulation d’objets quantiques. C’est le fait que deux particules peuvent être jumelles, même à l’autre bout de l’univers. S’il arrive quelque chose à l’une, l’autre le sait immédiatement. On va utiliser ces propriétés- là. On parle de « bit quantique », les fameux qubits, que l’on peut intriquer, par exemple, pour réaliser un ordinateur quantique dont la puissance de calcul sera démultipliée par rapport à un ordinateur classique.

 

Vous êtes toujours enseignant. Que transmettez-vous de votre expérience de chercheur ?

A.A. : Quand un scientifique monte une expérience, il poursuit un objectif. Néanmoins, même dans les meilleures conditions, l’expérience ne donne pas toujours les résultats espérés. J’essaie de leur dire qu’il ne faut pas dépenser tout son temps à tenter d’améliorer cette expérience. J’ai connu des chercheurs qui, pendant toute leur vie, ont poursuivi l’élaboration de l’expérience idéale pour finalement n’obtenir aucun résultat. Ils n’étaient pas capables de s’adapter. J’ai toujours essayé, quand je construisais une expérience, même si elle n’était pas aussi bonne que j’espérais, de me poser la question de ce que je pouvais faire avec et de ce qu’elle allait m’apprendre. Une forme d’opportunisme que je trouve indispensable dans la recherche.

 

Peut-on dire que l’envie de communiquer votre passion vous caractérise ?

A.A. : Ma vie consiste aujourd’hui à parler à des étudiants en sciences et à leur transmettre mon enthousiasme parce que c’est comme cela que la société progresse. Parmi mes combats, je m’intéresse aux lycéens qui ne sont pas encore convaincus par la science. J’essaie de leur dire que s’ils ont des inquiétudes légitimes pour la planète, ils ne pourront pas résoudre les problèmes en allant contre la science, mais en l’utilisant. Aujourd’hui, il y a ceux qui aiment la science pour la science et ceux qui vont aimer la science pour l’outil qu’elle représente.

 

Comment vous définiriez-vous ?

A.A. : Plutôt comme un pédagogue. Je suis enseignant et j’ai toujours pris plaisir à expliquer de façon claire – mais pas simple – les choses difficiles. C’est peut-être mon ressort principal : savoir rendre compréhensibles les concepts scientifiques. Si je réfléchis un petit peu et si l’on avait un peu de temps, je suis certain que je pourrais vous transmettre quelques éléments clés de la physique quantique. (Rires)

 

Il y a une phrase qui dit que le génie ne s’explique pas.

A.A. : C’est vrai, en formulant les « inégalités » en physique quantique, John Bell a eu une idée fulgurante. Je ne trouve pas d’autres explications que le génie. C’est encore plus vrai pour Einstein, mais aussi Schrödinger et Heisenberg qui ont développé le formalisme de la physique quantique avec des équations que nous utilisons toujours aujourd’hui pour décrire le monde quantique. Je suis incapable de comprendre où ils sont allés chercher tout ce qui permet d’expliquer la liaison chimique, le spectre des atomes, etc., en dehors du fait qu’ils s’appuyaient sur un certain nombre de points qui avaient été établis progressivement par d’autres chercheurs avant eux. C’est incroyable.

 

Vous encouragez régulièrement la place des femmes dans les sciences.

A.A. : Si je voulais être cynique, je dirais tout simplement que c’est dommage de se priver de leur talent. Il y a déjà des choses simples à mettre en place pour lutter contre les stéréotypes comme par exemple nommer les salles de cours scientifiques d’après des physiciennes : il faut les rendre beaucoup plus visibles. Rien ne m’agace plus que lorsque des leaders d’opinions avouent en public, avec une certaine fierté, être nuls en maths. Cela m’est arrivé avec une journaliste de télévision qui racontait en direct être inadaptée pour les maths alors que, quelques minutes avant, elle m’interrogeait sur les stéréotypes qui pesaient sur les femmes. Je lui ai fait remarquer que c’était en quelque sorte irresponsable.

 

Quel a été l’impact du prix Nobel de physique dans votre vie ?

A.A. : Cela peut vous étonner mais ma notoriété ne se limitait pas aux physiciens, parce que la physique quantique a toujours fasciné les gens. Je dirais que le prix m’a propulsé dans la lumière des médias. Concrètement, avant, je pouvais gérer moi- même les sollicitations, cela restait raisonnable. Désormais, avec seulement vingt-quatre heures par jour, je suis obligé de refuser de nombreuses demandes. Et puis je continue à enseigner pour mon plus grand plaisir.

 

Il n’y a pas de retraite pour un physicien ?

A.A. : J’ai 76 ans, cela fait onze ans que je suis officiellement à la retraite de mon poste principal, mais je continue à exercer dans le cadre de mes postes secondaires d’enseignant, qui sont essentiels à mes yeux. J’ai une gratitude éternelle envers l’Institut d’optique où j’ai pu faire mes expériences, mais aussi pour l’École polytechnique, où je suis professeur depuis bientôt quarante ans. J’ai un tel plaisir à enseigner que lorsque j’ai dépassé l’âge « légal », l’établissement s’est appuyé sur sa fondation privée pour me conserver


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