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Soft Skills : « L’Humain N’est pas Un Tableau Excel »

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Les soft skills sont devenues incontournables au sein des entreprises mais aussi au sein dans les médias, tant la maîtrise de ces compétences « sociales » sont centrales dans le management d’aujourd’hui. Mais cette notion soulève de nombreux problèmes : comment les définir ? Comment les évaluer ? Le sociologue des organisations Dominique Turcq nous aide à comprendre les mille nuances des soft skills. 

Forbes France : Dans les médias business et dans les entreprises, on parle beaucoup des soft skills : mais y a-t-il une définition exacte de ces « compétences douces », ou « compétences sociales »  ? 

Dominique Turcq : Il y a autant de définitions que d’auteurs d’articles ou de sondages. Ce flou en fait un mot valise, qui, comme tel, est susceptible d’être adapté par chacun à ce qu’il veut y mettre. Le World Economic Forum en mettait en avant quelques-uns il y a peu : la capacité d’analyse, la pensée critique, l’apprentissage actif, la résolution de problèmes, la prise de décision, la gestion du temps, et l’intelligence émotionnelle. Rien que cette dernière qui nécessiterait un épisode à elle seule. On pourrait définir les soft skills par tout ce qui n’est pas des hard skills, mais ça ne suffit pas.

Marcel M. Robles, (chercheuse en management, ndlr) en a, quant à elle, défini 10 qui sont une nomenclature particulièrement pertinente vue des entreprises sur ce qu’elles attendent. Les entreprises sont donc prêtes à les évaluer en recrutement et en continu. Vous remarquerez que toutes se traduisent de fait par une ambiguïté : sont-elles des exigences ou des traits de personnalité ?

On peut en ajouter des listes entières selon les auteurs et selon les objectifs. Par exemple une boite de formation à la vente, Cornak, en liste quelques-uns dits spécifiques au vendeur. Il y a d’ailleurs ici ambiguïté entre soft et hard car un « vendeur qui écoute », est-ce un soft skill ou un hard skill ?

Pourquoi est-ce si difficile à définir ? 

Parce que l’humain n’est pas un tableau Excel ou une simple liste de concepts mutuellement exclusifs et collectivement exhaustifs. Parce que l’homme n’est pas une recette. Et puis, on peut se demander à chaque fois, « cette soft skill, ça veut dire quoi ? Avoir l’esprit d’équipe, qu’est ce que c’est ? Et chacun aura une réponse différente. 

Les soft skills ne seraient-ils qu’un effet de mode ? 

C’est pour certains une mode, comme en son temps la graphologie ou les tests de personnalités, mais, sur le fond, c’est à mon sens beaucoup plus sérieux.

C’est enfin le retour de l’humain dans le travail, dans la vie sociale (au travail ou non). Quand les hommes sont concurrencés par des robots, ou sont devenus eux-mêmes des robots comme les opérateurs de call center dont le travail est normé à l’extrême), remettre des savoir-faire humains, c’est remettre de la vie dans le travail et la société.

Alors que notre société demande plus de proximité humaine (et moins de relations purement digitales), les savoir-faire humains, notamment ceux liés à l’intelligence émotionnelle et à la convivialité, seront un facteur différenciant pour les entreprises, un avantage compétitif nettement plus durable que toute initiative digitale.

Comment passer, comme vous dîtes, « d’une bonne idée à une bonne pratique » ?

Prendre en compte l’humain est une excellente idée, bien sûr, c’est même devenu un refrain dans la bouche de tous les dirigeants. Mais essayer d’en mesurer les dimensions comme on le faisait avec les hard skills (où ce n’était déjà pas si facile), c’est une gageure pleine de pièges, de biais, de jeux de pouvoirs potentiels, voire d’injustices. Chacun est d’accord quand cela l’arrange, à savoir quand il a tel ou tel savoir-faire reconnu et valorisé, mais pas dans le cas contraire où la prise en compte d’un soft skill absent ou insuffisant pourrait être pénalisante.

Pusiqu’on parle de « skills », peut-on dire que ces compétences sociales s’apprennent ? Dès lors, penser qu’évaluer les soft skills c’est évaluer une personnalité, n’est ce pas une erreur ? 

Il semble évident qu’il y a dans tout savoir social et humain avec plusieurs dimensions qui interagissent et la réponse à ces questions dépendra de ce dont on parle.

La personnalité profonde d’abord où l’introversion ou l’extraversion par exemple, sont semble-t-il davantage des traits plutôt innés qu’acquis. Vous ne ferez pas facilement d’un introverti un extraverti, et même si vous y arriviez, serait-ce une bonne idée ?

La personnalité sociale ensuite où, il faut l’admettre, certains modes d’éducation conduisent plus les enfants, donc les futurs adultes, à des niveaux différents de sociabilité ou d’acceptation de l’altérité. On dénonce souvent l’aisance sociale des milieux favorisés comme créant un déséquilibre, une injustice potentielle entre les individus.

Le travail d’apprentissage ensuite que chacun peut faire ou peut être entraîné à faire. Pour des cadres on appelle cela du coaching, pour d’autres de l’apprentissage sur le terrain, pour d’autres enfin l’imitation de quelqu’un que l’on respecte ou admire, etc.

Donc savoir si les compétences sociales s’apprennent ou non est une question différente selon le savoir-faire dont on parle, le contexte social, les individus. Des dirigeants que l’on considère comme modèles sociaux dans certaines entreprises seraient souvent incompétents face à des situations comme celles évoquées dans le film « Hors normes » … et vice versa.

Enfin, oui, beaucoup de compétences sociales s’apprennent largement… au contact des autres. C’est pourquoi le co-développement comme méthode de réflexion et d’apprentissage devient si important dans les entreprises aujourd’hui, au même titre que le coaching.

Enfin, j’envisage que maintenir sa santé physique et mentale est un soft skill (non reconnu ou évalué par les entreprises, c’est d’ailleurs peut-être un bien) essentiel pour l’individu, et là il est évident que ce savoir-faire peut s’apprendre. Ne pas fumer, ne pas prendre de drogues, par exemple, sont en réalité des soft skills, déjà demandés dans certaines professions (police, armée, conducteurs de bus) mais sur le fond chacun sait que sa santé est son principal outil de travail.

Est-ce qu’évaluer les soft skills c’est évaluer une personnalité ? 

Cette question me semble évoquer une confusion et peut présenter un danger. L’entreprise doit évaluer les savoir-faire sociaux dont elle a besoin pour sa vie interne ou pour sa relation aux clients par exemple, pas tous les savoir-faire sociaux d’un individu. C’est justement l’un des enjeux de la définition des soft skills, car, s’ils ne sont pas définis dans chaque cas précis, leur évaluation peut devenir une évaluation non pas de l’adéquation entre les soft skills et le modèle de l’entreprise mais d’une estimation de l’adéquation entre une personne (personnalité) et ceux qui l’évaluent, et cela ouvre la porte à tous les abus.

Vous notez également un décalage entre l’importance des soft skills entre un salarié et un travailleur indépendant : en quoi consiste-t-il ? 

Un salarié qui, à un moment donné, n’aurait plus les bons soft skills, reste un salarié protégé et se séparer de lui sera d’autant plus difficile que le soft skill incriminé sera difficile à définir et mesurer. Un employé qui fut charmant avec les clients et que l’on (qui sera « on » ?) considère devenir acariâtre pour quelque raison que ce soit, se défendra becs et ongles aux prud’hommes.

Le free-lance, s’il lui manque un soft skill considéré comme essentiel par un client, ou s’il n’a pas ou plus le bon soft skill au bon moment n’aura pas le prochain contrat, point final. Les free-lance ont une conscience aiguë de cette contrainte et sont très au courant des soft skills… demandez donc aux chauffeurs Uber et à la notation que les clients leurs donnent !

La question de l’évaluation de ces soft skills est épineuse : quels en sont les biais possibles ? 

La question est fondamentale car en effet les biais sont nombreux. On peut en mentionner plusieurs illustrations.

Tout d’abord dans le recrutement où l’on trouve par exemple le délit de « sale gueule ».  L’altérité de l’individu, peut ne pas plaire à un recruteur et conduire à son élimination sous le prétexte qu’il n’est pas adéquat avec la culture. Cela inclut notamment le racisme au sens large mais aussi les minorités non visibles, par exemple les autistes. Mais malheureusement ici rien de neuf sous le soleil.

Ensuite, dans les méthodes d’évaluation si l’évaluation d’un soft skill est collective, porte ouverte aux jeux politiques, au copinage, et autres vengeances si quelqu’un est considéré comme peu collaboratif, si on a l’impression qu’il travaille moins que les autres dans l’équipe, etc. Les romans sont pleins de ces situations et Balzac les a bien utilisées. Encore une fois combien de chauffeurs Uber, de serveurs, commencent à vous demander de bien les « noter » ? Combien de collègues peuvent proposer de « s’arranger » ?

Sur le fond c’est qu’évaluer un soft skill est d’une très grande complexité en soi. Est-ce que pour que je sois considéré comme avenant avec mon client je dois lui sourire deux fois ? trois fois ?

Selon vous, les bonnes soft skills sont celles qui « marchent » avec la culture d’une entreprise : qu’entendez-vous par là ? 

Je veux dire qu’une entreprise doit définir les soft skills correspondant à sa culture (sans pour autant être trop rigoureuse car sinon elle n’aura en son sein que des clones) afin de dynamiser et de faire vivre cette culture. La créativité, la curiosité intellectuelle, le sens du collectif, l’empathie pour ne prendre que quelques exemples, n’ont pas le même sens et ne traduisent pas les mêmes comportements selon les cultures d’entreprise. Une entreprise en tech n’aura pas les mêmes éléments de culture (et donc de soft skills) qu’une entreprise en distribution, ou encore qu’une entreprise du bâtiment ou de l’industrie manufacturière. En outre il ne faut pas oublier les différences entre les catégories professionnelles au sein des entreprises. Doit-on vraiment exiger de chacun qu’il soit créatif ? entrepreneur ? empathique ?

Bien sûr, au contraire, il faut que l’entreprise soit consciente des biais que ces définitions impliquent, notamment en termes de créativité, de diversité, de consanguinité.

Enfin ce risque peut être rapproché d’un risque identique au niveau sociétal où les réseaux sociaux en particulier se montrent de plus en plus exigeants par rapport à des normes de comportements. La notation généralisée devient une contrainte sur le comportement tendant à restreindre les attitudes marginales. Cela soulève d’ailleurs l’émergence d’un soft skill peu mentionné : la capacité à gérer son image sociale, ses déclarations sociales sur les réseaux sociaux, ses sources d’informations sociales, etc.

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