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Et le huitième jour, Dieu, voyant qu’il s’ennuyait, créa le management

Le management peut être défini de manière  nietzschéenne comme la lutte de l’Homme-Dieu contre contre sa propre stagnation, contre l’ennui de ne pas produire. Si nous devions, en peu de mots, raconter l’Histoire du management de Ford à Toyota et Apple, que dirions-nous ?

  1. La peur des délocalisations, prégnante dès les années 1910 aux États-Unis, a enfanté le management.

Frederick Taylor, le père du fordisme, dans son usine de textile américaine.

Dès 1911, dans l’avant-propos du célèbre Shop Management par Frederick Winslow Taylor, Henry Towne, président de l’American Society of Mechanical Engineers, écrit : «Nous sommes à juste titre fiers des salaire élevés qui prévalent dans tout notre pays, et jaloux de toute concurrence de la main-d’œuvre moins chère que dans d’autres pays. Pour maintenir cette condition, nous devons concurrencer les produits d’autres pays industrialisés, accueillir et encourager toute influence tendant à accroître l’efficacité de nos processus de production. » 

Que Taylor propose-t-il pour améliorer l’efficacité du mode de production ? Dans ses fameux Principes de gestion scientifique (1911), on peut lire :

 « … chaque fois qu’un ouvrier propose une amélioration, la direction devrait avoir pour politique de faire une analyse minutieuse de la nouvelle méthode et, si nécessaire, de mener une série d’expériences pour déterminer avec précision le mérite relatif de la nouvelle suggestion et de l’ancienne norme. Et chaque fois que la nouvelle méthode s’avère nettement supérieure à l’ancienne, elle devrait être adoptée comme norme pour l’ensemble de l’établissement. « 

Taylor anticipe de près de 50 ans le Lean management, dont il est, de facto, le véritable fondateur. Seul l’individualisme américain et le manque de coopération des niveaux hiérarchiques dans les entreprises de l’oncle Sam laisseront la vision de Taylor inachevée et une opportunité historique pour Toyota et les entreprises japonaises, puis chinoises…

  1. L’environnement japonais nationaliste des années 1930 a apporté au management la planification et la mobilisation 

Roland Vardanega, ancien PDG de PSA, nous confie en janvier 2021 : « Pour créer un système d’excellence, il faut motiver les gens sur la nécessité de progresser continuellement. Pour ce faire, il faut créer un sentiment d’urgence, sans lequel les gens ne se mobilisent pas et procrastinent. Il vaut mieux créer un sentiment d’urgence alors que la situation sous-jacente n’est pas dramatique, plutôt que de subir une situation qui est devenue un risque existentiel pour l’entreprise. C’est parfois difficile: les gens s’agrippent à leurs succès passés. Les cabinets extérieurs peuvent être très utiles pour fournir l’électrochoc nécessaire à la prise de conscience de la gravité d’une situation. »  80 ans plus tôt, le Japon, en créant un environnement de mobilisation économique nationale permanente, en agitant la menace de l’impérialisme occidental pour fournir l’électrochoc nécessaire aux entreprises, avait déjà révolutionné la pratique managériale. Comme disait Taiichi Ohno

« N’avoir aucun problème est le plus grand de tous les problèmes. »

Taiichi Ohno, le père du toyotisme, dans les années 1970.

Le Japon de ces années-là comprit plusieurs choses :

  • On ne se développe pas en gouvernant contre sa population nationale. Roland Vardanega nous confie : « Il est souvent difficile de convaincre les gens de changer de paradigme. Ainsi, le middle management s’accroche souvent à des styles de management plus autoritaires, fondés sur les connaissances techniques, qui les mettent en valeur. Or, dans le Lean, le rôle du management revient à faire remonter les questions, de faire progresser ses collaborateurs, et donc de faire beaucoup de formation. Il ne s’agit plus de commander aux ouvriers ce qu’ils doivent faire mais de leur faire découvrir les problèmes et leur faire comprendre l’état d’esprit afin qu’ils les résolvent de manière autonome. » Le Japon fit ceci dans toutes leurs entreprises. Il restructura sa hiérarchie sociale à l’échelle nationale, où la classe moyenne devint un vecteur de cohésion entre le patronat et la classe ouvrière. « The key to the Toyota Way and what makes Toyota stand out is not any of the individual elements…But what is important is having all the elements together as a system. It must be practiced every day in a very consistent manner, not in spurts. » Taiichi Ohno

  • « Le patron doit mouiller sa chemise et aller devant la base pour être légitime comme patron. » Roland Vardanega. Convaincre les cadres et aussi tous les partenaires sociaux sont des objectifs stratégiques qui permettront d’embarquer les troupes. Il faut emporter l’adhésion populaire. Une entreprise avec des cadres ou un middle management hostiles n’y arrivera pas. Avec des syndicats hostiles, ce sera très difficile. » Le Lean donne la priorité à la sécurité, la santé et les conditions de travail des travailleurs, et à l’élimination des dysfonctionnements. Tout cela entraîne inéluctablement l’amélioration de la productivité et de la qualité. Les dysfonctionnements au poste de travail des ouvriers sont une honte des blouses blanches, qui font augmenter le taux d’erreur et la pénibilité des blouses bleues. 

  1. les années 1970 aux États-Unis et la libération du génie 

Steve Jobs dit : « Il faut être suffisamment fou pour penser qu’on peut changer le monde  pour le faire». Sa révolution entrepreneuriale était déjà en marche…

Steve Jobs et Steve Wozniak, les fondateurs d’Apple.

Les années 1970 sont un changement de paradigme dans la conception de ce que doit être une entreprise. Depuis le milieu du XIXe siècle, le management comme la science économique étaient dominés par une vision matérialiste de la société. Les rapports de production de l’Homme déterminaient sa pensée. Steve Jobs est le fondateur de l’idéalisme économique : une entreprise naît d’abord dans l’esprit de l’entrepreneur comme le bâtiment naît dans l’esprit de l’architecte. Ensuite seulement, elle se concrétise. C’est la pensée de l’Homme qui détermine les rapports de production. « J’échangerais toute ma technologie contre un après-midi avec Socrate. » dit encore le fondateur d’Apple. On comprend maintenant pourquoi il était prêt à payer si cher un voyage d’un jour dans le Ciel des Idées… 

Steve Jobs va plus loin. Il affirme que : « L’innovation distingue ceux qui mènent, de ceux qui suivent. »  C’est une véritable refonte de la pratique du management autour de l’innovation technologique. Fini le temps où on classait les entreprises dans les catégories de Grand Capital et de Petit Capital, où l’intégration verticale était un rite sacré, où on ne jurait que par les économies d’échelles… Steve Jobs, c’est la victoire du micro-ordinateur sur le giga-ordinateur, du garage entrepreneurial sur les usines géantes de Détroit, de la start-up sur le grand groupe… Avec Steve Jobs, le culte de la rapidité a remplacé celui de la grandeur. 

  1. les années 2010 en Chine et le triomphe du socialisme de marché

Nul ne peut douter que ce sont les transferts massifs de technologie qui ont été la source de l’émergence de la Chine ces 40 dernières années. Cependant, si beaucoup d’attention a été  donnée aux transferts des pays européens et américains vers la Chine, peu d’encre a coulé sur un facteur beaucoup plus important dans l’émergence de la Chine : les transferts de technologie à l’intérieur même de l’Empire du Milieu..

Xi Jinping inspectant une usine chinoise pendant la crise du coronavirus en 2020.

En juillet 2020, Xi Jinping, le Président de la République populaire de Chine, dit au symposium national des entrepreneurs : «Les entités marchandes sont les vecteurs du pouvoir économique : les préserver, c’est préserver les forces productives.  » Un mot était notoirement absent de son discours : celui d’individu, remplacé par les fameuses « entités marchandes ».  Le socialisme de marché est donc un système de compétition et de coopération jouant sur plusieurs échelles. Chaque échelle inférieure contient de nombreux membres qui sont en concurrence les uns avec les autres ; par exemple, les nombreuses entreprises chinoises d’une même industrie, les nombreuses équipes de production d’une même usine, les individus d’une même  équipe de production sont en compétition économique. En même temps, chaque échelle supérieure est constituée d’un organe qui organise de manière verticale une coopération entre les acteurs de l’échelle inférieure. Les fédérations de commerce et d’industrie chinoises organisent la coopération entre les entreprises chinoises, au besoin de manière coercitive : celles-ci sont par exemple forcées  d’investir dans les régions les plus pauvres du pays, comme le Yunnan ou le Qinghai, deux provinces de l’ouest chinois. Dans chaque entreprise chinoise, jusqu’au petit restaurant, un rite inconnu de nous autres occidentaux frappe le touriste : les employés se rassemblent devant l’enseigne et chantent, applaudissent, et célèbrent l’esprit d’équipe. Dans un monde où la compétition économique est à son paroxysme dans les trois pôles de la Triade, c’est le collectivisme chinois et l’emphase sur la coopération économique qui leur donnent un avantage décisif. Comme dit Jack Ma, l’homme le plus riche de Chine et président d’Alibaba aux DRH : « Essayez de trouver les bonnes personnes, pas les meilleures. » 

Roland Vardanega nous confiait le mois dernier : « Le but du manager est de coordonner tous les égoïsmes individuels, afin de concevoir, produire et vendre un produit à des clients satisfaits et de redistribuer équitablement les bénéfices. Si les ouvriers font des gains de productivité qui servent à licencier une partie d’entre eux, ils sont de facto trahis par le management. Il n’y a plus la confiance qui est indispensable à la réussite de l’entreprise. » Voilà ce qui devrait faire réfléchir les partenaires sociaux en France sur la nécessité de travailler ensemble plutôt que les uns contre les autres… 

<<< À lire également : Management | Vers des organisations Buid & Run >>>

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