Maison Pierre Frey : La Relève Est Assurée Par La Troisième Génération

Rencontre avec Patrick Frey, président de la société Pierre Frey, entreprise familiale spécialisée dans l’édition et la fabrication de tissus d’ameublement de luxe, membre du Comité Colbert depuis 1976.

Quelle est votre devise ?

« Créer c’est oser » prendre des risques pour faire ce que les autres ne font pas.

Que représente pour vous l’Excellence et l’Art de Vivre à la Française ?

Le monde entier envie notre art de vivre. J’entends souvent cette phrase quand je voyage : « It is so French ». La ville de Paris est magique. Nous avons la chance d’être né en France et d’être les héritiers de Napoléon, du baron Haussmann, de Louis XIV, de François 1er, de Vercingétorix. L’art de vivre à la française c’est une étiquette, une façon de se tenir, de faire un baisemain, de sortir d’une voiture, de dresser une jolie table, de concevoir des immeubles sublimes.

Le Comité Colbert se charge depuis 1954 de faire rayonner l’art de vivre français à travers le monde. Sa grande force est d’être représenté par les décisionnaires des 81 Maisons qui le composent et qui représentent un chiffre d’affaires cumulé en direct de 52 milliards. Ce Comité a une vraie reconnaissance à Bruxelles et dans le monde.

Pour valoriser les entreprises françaises, il y a une idée qui me tient particulièrement à cœur qui consisterait à désigner les plus créatives et qualitatives d’entre elles en les nommant « Fournisseur de la République française ». C’est déjà ce que font les Anglais avec leur « By Appointment To Her Majesty The Queen ». Comme eux, nous devrions avoir aussi notre logo « Choisi par la République Française ». Notre Président pourrait remettre le prix de l’excellence aux entreprises de l’année… Nos collaborateurs en seraient tellement fiers !

Collection Grand Canyon et Arapahos ©Anne-Emmanuelle Thion

Comment avez-vous réussi à préserver votre indépendance depuis la création de l’entreprise par Pierre Frey en 1935 ?

Mon père est parti de zéro. Il était généreux. J’étais fils unique. Il m’a élevé dans l’art de vivre, dans un souci d’esthétisme, d’équilibre, de beauté et de voyages. C’était un très bon financier avec un sens averti des affaires. Il m’a très vite transmis ses valeurs en toute simplicité et m’a appris à gérer l’entreprise en bon père de famille. Malgré des propositions, je n’ai jamais souhaité ouvrir mon capital pour prendre plus de risques et faire progresser plus rapidement notre chiffre d’affaires. Dans nos métiers de création, il est primordial d’être son propre juge et arbitre, libre de ses choix sans être dépendant d’un tiers.

Depuis que j’ai 55 ans et pour éviter d’être pris au dépourvu, je réfléchis à la transmission de l’entreprise à mes fils et j’ai mis en place un pacte Dutreil pour anticiper la fiscalité concernant les droits de succession. La transmission s’est terminée en 2017 à l’occasion de ma 70ème année. Cette longue opération patrimoniale a été possible car je l’ai anticipée très tôt et surtout j’ai fait confiance à mes trois fils. Ils ont les compétences. Ils représentent la 3ème génération de Frey. À 71 ans, je prends conscience que je dois prendre du recul pour qu’elle puisse s’exprimer à son tour. Mon père qui m’a laissé les rênes de l’entreprise très tôt et me disait : » le jour où je ne serai pas d’accord avec toi et que malgré ça, ça marchera, alors cela voudra dire que la succession est assurée ! «

Comment avez-vous développé la renommée de la marque Pierre Frey ?

A l’âge de 25 ans, j’ai très vite réalisé que j’étais le fils de Pierre Frey et qu’en portant le nom de la marque, je pouvais réussir à me glisser dans un univers où il y avait peu de concurrents. Dans les années 70, j’ai beaucoup communiqué en jouant la carte du jeune couple glamour français qui aimait la décoration. Je recevais beaucoup chez moi, je changeais régulièrement la décoration de ma maison… Ce jeu était assez novateur dans mon métier.

Je communiquais beaucoup auprès des professionnels. À l’époque, les budgets alloués à la communication étaient déraisonnables compte tenu de notre chiffre d’affaires. Mes relations privilégiées avec le Comité Colbert, dont je suis membre depuis 1976, m’ont aussi beaucoup aidé. J’ai pu comparer mes expériences avec celles de sociétés plus structurées et plus importantes que la mienne et défendant aussi l’excellence française.

Aujourd’hui, nous restons concentrés sur notre marque pour nous différencier grâce à la qualité, l’esthétisme, l’élégance, le style et nos valeurs.

Quelle est l’évolution de votre marché ?

Pendant longtemps la décoration a été influencée par un style (Louis XV, Louis XVI, Empire, Art déco…) et les intérieurs restaient fidèles à ce style.

Depuis une dizaine d’années, l’influence de la mode a mis fin à ce diktat. Nous sommes désormais moins puristes, nous sommes libres de choisir ce à quoi nous sommes le plus sensibles et nous mélangeons tous les styles. Les gens s’amusent, ils veulent être surpris et émerveillés.

Le bien-être chez soi et l’art de vivre sont aussi devenus des valeurs importantes. La décoration est maintenant sympathique et conviviale, l’hôtellerie est en train de changer, on aime se sentir à l’hôtel comme à la maison et c’est ce qui fait aussi le succès des locations de logements entre particuliers.

Quelle est votre politique de développement ?

Notre politique de croissance interne consiste à développer notre univers autour de la maison : tissu, papier peint, canapé, tapis, luminaires, accessoires.

Quand nous souhaitons aller plus loin, ou suivant les opportunités qui s’offrent à nous, nous développons notre croissance externe et complétons ainsi l’offre et le savoir-faire que nous proposons.

Nous avons fait plusieurs acquisitions dont celle de Braquenié en 1991. Mon père avait une passion pour cette maison historique créée en 1824 qui incarne l’esprit même du classicisme français et est connue pour ses indiennes, ses cotonnades et toiles de Jouy. Cette acquisition nous a permis d’avoir accès à une histoire, un savoir-faire, une culture, des archives et nous a donné beaucoup de crédibilité à l’international car elle incarne la culture française, le Louvre, Chambord, Versailles… Nous vendons du rêve « Made in France ».

Nous travaillons beaucoup avec l’hôtellerie et proposons une large gamme de produits non feu répondant aux normes en vigueur. Ces produits ce sont beaucoup améliorés, ils ont gagné en souplesse et imitent parfaitement l’aspect et le tombé d’un lin ou d’une soie. On s’y tromperait presque !

Nous lançons chaque année des collections « outdoor » qui résistent au soleil, à l’humidité. Nous étions d’ailleurs il y a une quinzaine d’années précurseur dans ce domaine.

Nous exportons 70% de notre production à l’international par l’intermédiaire de nos 8 filiales et de nos agents dans le monde entier. Notre filiale la plus importante est aux Etats-Unis. Ce marché est très dynamique, les Américains ont un fort pouvoir d’achat, déménagent souvent en laissant tout derrière eux. Ils sont aussi très francophiles. C’est un pays que j’aime particulièrement, tout y est possible !

Présentez-nous votre outil de production « Made in France » ?

La Maison Pierre Frey est aujourd’hui une des rares Maisons à fabriquer ses tissus en France. Nous avons un atelier de tissage situé dans le Nord de la France, classé Entreprise du Patrimoine Vivant, dans lequel travaillent une trentaine de personnes. 30% de des collections du groupe y sont tissées. Le reste provient de fournisseurs français ou européens ce qui nous permet de respecter la conformité esthétique des fibres et de maintenir un haut niveau de qualité et de service.

Nous avons en interne une équipe de trois ingénieurs textiles qui contrôlent la qualité, et réalisent des tests techniques pour chaque tissu. Cette équipe travaille aussi sur les commandes spéciales et met au point pour les décorateurs, les hôtels ou les musées des tissus exclusifs aux normes spécifiques.

Nos collections sont constituées de tissus relevant de différents savoir-faire, du tissage mécanique au tissage à bras à l’ancienne, de l’impression au jet d’encre à l’impression au cadre plat, à la main, couleur par couleur… Je souhaite vraiment essayer de conserver et de promouvoir tous les savoir-faire.

Pour expliquer les différentes étapes de création et de fabrication d’un tissu et pour insister sur ces fameux savoir-faire, nous avons réalisé avec un jeune réalisateur, Antoine de Barry, un film intitulé Made In France. On y découvre les archives, le studio de création, un teinturier qui teint les fils à la couleur demandée, un imprimeur au cadre, un tisseur, un apprêteur, un moireur et jusqu’au tapissier qui va tendre le tissu sur des sièges ou confectionner des rideaux.

Atelier de tissage Pierre Frey dans le Nord de la France © Dorothée Demey

Quel est le style de votre management ?

J’ai eu la chance d’avoir un père exceptionnel. Quand je suis rentré dans son entreprise, il m’a fait confiance. Il m’a laissé faire mes classes chez lui et m’a confié le cœur de l’entreprise : la création. Pendant toute ma vie, j’ai cumulé la responsabilité de créateur et de dirigeant en toute indépendance. C’est unique !

Quant à la prochaine génération, c’est formidable : la nomination de mon fils Vincent en tant que Directeur Général s’est faite naturellement compte tenu des profils très complémentaires de ses deux frères. Pierre est directeur de la communication et directeur artistique des tissus Boussac et du mobilier, Matthieu est installé à Singapour et développe tout le marché asiatique. Le travail en famille est harmonieux. Nous croyons aux mêmes valeurs, au Made in France, au savoir-faire, au haut de gamme, à la tradition. Cette continuité dans la douceur nous permet d’être en prise directe avec nos collaborateurs. Nous sommes très concernés par leur bien-être et leur motivation.

J’ai crois que j’ai rempli ma mission !

La famille Frey © Pierre Frey

Quelle est la genèse de la création chez Pierre Frey ?

Nous ne sommes pas soumis au rythme de la mode ou des tendances, nous évoluons dans un monde beaucoup plus calme. En moyenne, on change ses rideaux tous les 10 ans, nos collections doivent donc durer dans le temps.

Le processus créatif est toujours aussi intuitif et mystérieux. Tout m’inspire ! Nous avons un studio de création en interne composé de 4 personnes et définissons ensemble les thèmes de nos collections. En plus de nos collections « studio maison », nous faisons appel à des dessinateurs extérieurs, à des artistes, afin d’avoir une main toujours différente et variée.

En amont d’une collection nous décidons d’un thème que nous suivons. Notre responsable du patrimoine va sortir de ses tiroirs les archives correspondant à ce thème, les stylistes vont s’en inspirer, peuvent faire modifier le dessin ou changer les colorations d’origines. C’est une histoire collégiale et de longue haleine. Nous réalisons 5 à 8 collections de tissus et papiers peints par an. La moquette est sur mesure mais notre équipe dédiée propose en guise d’inspiration pour nos clients des dessins assortis à nos collections.

De nombreux décorateurs viennent consulter nos archives. Starck disait « il n’y a pas de création amnésique » !

Nous possédons une collection de 25 000 documents du XVI ème à nos jours qui révèlent la diversité et la richesse de la création française et nous continuons à acheter des documents correspondants à des périodes ou à des techniques qu’il nous manque pour alimenter ce que nous appelons « notre petit musée ».

Nous faisons également du sur-mesure dans un style Haute Couture. Ce marché concerne essentiellement l’hôtellerie et notamment les palaces parisiens comme Le Ritz, Le Meurice ou Le Crillon, et une clientèle privée exigeante en quête d’exceptionnel. Nous avons participé à la restauration de grandes demeures historiques comme celle du Petit Trianon à Versailles ou la rénovation des salons dédiées au XVII et au XVIIIème siècle, situés dans les salles de l’aile nord de la Cour Carré du Louvre. Nous travaillons beaucoup avec les musées.

Sièges Pierre Frey à Hôtel Le Meurice, Paris

Quelle est votre actualité ?

Nous venons de sortir le livre « René Prou, entre Art Déco et Modernisme ». René Prou est mon grand-père et nous organisons pour l’occasion une exposition en son honneur dans notre showroom. Il était un artiste-décorateur de l’entre-deux-guerres et figure centrale du mouvement Art déco. Il a participé à la décoration de quinze paquebots de la Compagnie Générale Transatlantique dont le Normandie, et aux cabines de l’Orient Express pour la Compagnie Internationales des Wagons-Lits.

Ma mère me parlait beaucoup de son père à qui elle vouait une véritable passion mais je ne le connaissais que très peu car il est mort l’année de ma naissance. Je suis très ému de le découvrir à 71 ans ! Ce livre me permet aussi de donner des racines à mes enfants et de leur passer le témoin.

En janvier dernier, nous avons lancé une collection inspirée des Indiens d’Amérique. J’ai une passion pour ce peuple depuis toujours, leurs costumes, leurs danses, leurs traditions m’inspirent énormément et cela faisait longtemps que j’espérais faire une collection sur ce thème. C’est maintenant chose faite !

En janvier 2019, nous lancerons une collection sur le thème du grand classicisme et de l’art de vivre à la française au 18ème siècle. Nous allons réinterpréter les codes de notre maison Braquenié en les twistant dans un univers actuel. Cette collection, destinée à un public jeune, devrait créer des surprises…