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Rencontre avec Jean-Pierre Gibrat, auteur de bandes dessinées

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Dans son art book « L’hiver en été » (éditions Daniel Maghen), Jean-Pierre Gibrat déclarait avoir « de la gourmandise à écouter les gens ». Auteur des incontournables « Sursis », « Vol du Corbeau » et « Mattéo », il ne cesse de surprendre le monde de la bande dessinée et d’y apporter une touche personnelle remarquable. Grâce à son dessin et ses rencontres épiques avec ses personnages, ses univers sont touchants et intimistes.
Ayant également su conquérir le cœur des collectionneurs d’œuvres originales de bandes dessinées, il est devenu depuis quelques années l’un des artistes français parmi les plus recherchés et côtés. Chaque album, exposition et vente aux enchères montre l’engouement autour de son univers et ses dessins. Ainsi, une illustration du Vol du Corbeau a atteint le record de 70 000 euros lors d’une vente Christie’s en avril 2014 puis la vente spéciale de Christie’s de 2016 a généré 500 000 euros. Plus incroyable, le total de ses ventes en galerie dépasse 4 millions d’euros depuis 2012.

 

La gourmandise n’est pas seulement de les écouter mais de les faire vivre dans mon moyen d’expression. Par le dessin, je peux faire passer beaucoup de choses.

 

Dans votre œuvre, chaque album est lié à des personnages qui marquent l’esprit des lecteurs. Depuis le Sursis, vous avez su partager votre passion d’histoires personnelles. Avez-vous de la gourmandise à mettre en avant ces héros attachants ?

Le cinéma que j’adore est celui qui tourne autour des personnages comme ce que faisaient Claude Sautet, dont les réalisations n’ont pas pris une ride, ou Cédric Klapisch. Ils savaient trouver la justesse pour montrer les sentiments et avaient une capacité à générer de l’empathie. Ils s’identifiaient à leurs personnages sans se valoriser eux-mêmes.
Mes histoires fonctionnent de la même façon. Julien, dans le Sursis, est un « Monsieur tout le monde » avec ses faiblesses, ses qualités et ses défauts. Pour créer, je m’appuie toujours sur des personnes que je connais. Ainsi pour François, je me suis inspiré d’un oncle qui était coiffeur et pour lequel j’avais beaucoup d’affection. Le personnage devient ainsi vrai sans effort car l’auteur n’invente rien.
La gourmandise n’est pas seulement de les écouter mais de les faire vivre dans mon moyen d’expression. Par le dessin, je peux faire passer beaucoup de choses. Certaines personnes me disent qu’en regardant mes dessins « on a l’impression d’y être ». Par les attitudes, visages, expressions, on peut se faire une idée du caractère de chacun. Mon plaisir est de rendre crédible ces personnages.

 

 

Couverture Le Sursis, tome 1 @Dupuis, Galerie Daniel Maghen et Jean-Pierre Gibrat

 

 

Dans « Le Sursis », « Le Vol du Corbeau » et « Mattéo », le rôle de vos personnages féminins est central. Vous êtes l’un des rare auteurs de bandes dessinés à ainsi mettre autant des femmes en avant. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Au départ, il n’y avait pas de volonté délibérée. Dans le cinéma de Claude Sautet, les personnages féminins ont un rôle gracieux. Avec un coup d’avance, il décrivait les femmes dans leur modernité avec justesse et en leur donnant le bon rôle.
Je fais un peu pareil avec mes personnages féminins. Même si ce n’est pas évident car je peux mieux anticiper la réaction des hommes que des femmes. Il faut avoir une empathie pour tout ce qui vous dépasse et vous interroge.

Quand j’ai commencé « Le Vol du Corbeau », en racontant l’histoire à travers Jeanne, j’ai regretté au bout de 10 pages ! Je suis quand même allé au bout. Mais je ne le referai pas car je ne suis pas sûr d’être juste. J’ai la conviction d’être juste quand je fais parler Julien, mais pas quand je fais parler Jeanne. J’espère mais je ne sais pas. Avec Jeanne, je ne me suis pas permis ce que je peux me permettre avec Mattéo.
La justesse dans le dessin n’est pas non plus une représentation photographique, ce n’est pas une question de proportions. La justesse consiste à montrer l’effet que font les gens. Je ne suis pas un dessinateur réaliste, je ne suis pas assez bon. Paul Gillon ou Jean Giraud étaient capables d’être réalistes. Par contre, j’espère être expressif. La justesse permet de montrer l’effet que font les choses et pas de décrire les choses comme elles sont. J’ai aimé le dessin par la caricature, notamment celles de Jean Mulatier. La caricature peut être plus juste que la photo de départ.

 

Quand j’ai découvert « Les 7 vies de l’Epervier », à l’époque je dessinais Goudart, je me suis dit qu’André Juillard avait dix ans d’avance sur tout le monde.

 

 

D’autres auteurs de bandes dessinées vous inspirent-ils ?

Quand j’ai découvert « Les 7 vies de l’Epervier », à l’époque je dessinais Goudart, je me suis dit qu’André Juillard avait dix ans d’avance sur tout le monde. Cela m’impressionnait et m’a donné envie de me battre. « Les 7 vies de l’Epervier » sont à la fois une série très personnelle et hyper réussie graphiquement. J’ai pensé que je pouvais faire mieux que ce que je faisais jusque-là. Je lui dois cela. Il m’a motivé à aller plus loin ! J’avais l’impression de faire un travail d’amateur à côté de ce qu’il faisait.

 

Votre trait est unique et facilement identifiable. Le fait de travailler en couleurs directes donne un éclat particulier à vos planches. Pouvez-vous nous expliquer votre technique ?

Quand j’avais 15-16 ans, j’étais mauvais en couleurs. Quand je faisais des gouaches, c’était une catastrophe. Je m’en sortais beaucoup mieux dans le dessin. C’est en comprenant comment Jean Mulatier faisait avec ses trames successives qu’il superposait, que j’ai compris cette technique.
Au début, j’ai utilisé l’aquarelle puis les encres acryliques. On peut les superposer sans fin. D’abord il faut poser la lumière, ensuite monter les contrastes, puis faire chanter les couleurs les unes par rapport aux autres. Le principal est de réussir la lumière ! Dans les premiers tons sur tons, on peut voir si le dessin va être réussi ou non. Le reste est de l’habillage. Comme une photo qui se révèle, au départ, les couleurs sont pâles puis elles se concrétisent. Elles passent d’un ton sur ton puis tout finit par exister. J’ai compris la couleur en étant très timide. Des jus pâles finissent par prendre de l’épaisseur.
Je ne suis pas coloriste comme pouvait l’être Jean Giraud qui était un graphiste faisant des couleurs en aplats avec des bleus pétants, des orange, des violets, des rouges, … Il était capable de faire des choses dont la préoccupation première était la lumière mais il faisait aussi plein d’autres dessins où la préoccupation était la couleur et non la lumière pour donner un effet graphique intéressant. Je suis incapable de faire des dessins à la Moebius. Je ne sais pas faire des aplats, même à l’ordinateur ! Ce n’est pas mon truc. Il faut savoir pourquoi on est fait.

 

Mon dessin crayonné prépare juste la suite car j’aime être encore créatif.

 

Vous partez de croquis pour réaliser vos dessins. Pouvez-vous nous expliquer l’importance de cette étape dans votre travail ?

Je ne détaille pas énormément mes croquis. Ensuite, j’utilise une table lumineuse pour préciser davantage, encrer puis mettre la couleur. Mes crayonnés sont plutôt sommaires, sauf pour des grands dessins où j’en fais plusieurs qui sont de plus en plus détaillés. Pour les BD, mes crayonnés sont sur des feuilles volantes, souvent je n’ose pas les montrer.
Mon dessin crayonné prépare juste la suite car j’aime être encore créatif. Je ne peux pas me contenter de mes crayonnés qui sont juste un point de départ et de vérification des proportions, des masses ou de la composition. Avec l’encrage, je recommence un travail de dessin qui n’existait pas sur les crayonnés. Cela me permet de conserver de la fraicheur dans la réalisation, je n’aime pas décalquer mon dessin. Il faut creuser le dessin, l’améliorer comme en sculpture, pour toujours préciser les choses. Si vous voulez faire pareil, vous ferez moins bien. Pour être sûr de faire mieux, le crayonné doit être sommaire.

 

 

Le Sursis, Planche 24 crayonnée @Jean-Pierre Gibrat

Le Sursis, Planche 24 crayonnée @Jean-Pierre Gibrat

 

 

Vous attachez un grande importance à vos éditeurs et publications. Comment les collections d’Aire Libre de Dupuis (pour « Le Sursis » et le « Vol du Corbeau ») puis de Futuroplis (pour Mattéo) ont-elles mis en avant la qualité de vos œuvres ?

Au départ, j’étais chez Dargaud à qui j’avais proposé « Le Sursis » dont ils n’ont pas voulu. Ils ne pensaient pas que les chroniques d’un village puissent marcher. Pourtant, ils auraient pu le prendre dans la collection Longs Courriers pour qui j’avais déjà fait « Marée Basse ». Je l’ai alors proposé à Claude Gendrot qui a été emballé. Ce fut le début d’une collaboration et d’une amitié totale. La fidélité est importante dans le travail et j’ai ensuite continué avec lui. J’ai compris, après la publication, l’importance d’être dans Aire Libre et le prestige attaché à cette collection. J’ai eu l’impression de passer chez Ferrari ! Mes ventes ont aussi décollé de façon incroyable avec eux. Ils savaient valoriser leurs livres. J’ai ensuite suivi Claude chez Futuropolis. Finalement, heureusement que Dargaud a refusé, ce fut une chance. « Le Sursis » a été mon premier livre en tant qu’auteur complet et ce fut dans Aire Libre, je ne pouvais rêver mieux.

 

Ce qui touche les gens, ce n’est pas la valeur des œuvres, mais l’identité et la singularité de l’auteur. J’ai conscience que ce que je fais ne ressemble à personne d’autre et ce que représente émotionnellement le travail d’un auteur est ce qui compte le plus.

 

Les tirages de tête du « Vol du corbeau », pour « Raspoutine »,dans une caisse en bois, puis pour Laurent Hennebelle ou pour Daniel Maghen sont remarquables. Quelle attention particulière consacrez-vous à ce type d’édition qui valorise votre travail ?

Pour « L’hiver en été », chez Daniel Maghen, nous avons le projet de sortir une boite grand format, avec une reproduction des dessins encore plus fidèle aux originaux et sans pliure. Laurent Hennebelle va publier « Le Sursis » après avoir réalisé « Le Vol du Corbeau » et j’espère qu’un jour sortira « Mattéo ». Ces tirages sont le meilleur de ce que j’ai pu faire comme livres avec des reproductions de qualité extraordinaire. Je ne sais pas comment ces éditeurs arrivent à réaliser de tels objets. Ces tirages résument ma carrière.

Tirage de tête de l’intégrale du Vol du Corbeau, dédicacé @Laurent Hennebelle et Jean-Pierre Gibrat

 

 

Vous avez aussi réalisé quelques statuettes ?

Oui, je travaille avec Attakus, qui avait réalisé la première statuette de Cécile pour « Le Sursis ». J’aime cette représentation des personnages et ce travail de qualité.

 

 

Jeanne au café @Attakus et Jean-Pierre Gibrat

 

Vous avez su conquérir le public très sélectif des collectionneurs d’œuvre originales, clients des galeries spécialisées et des salles de ventes. Comment expliquez-vous cet engouement ?

Ce qui touche les gens, ce n’est pas la valeur des œuvres, mais l’identité et la singularité de l’auteur. J’ai conscience que ce que je fais ne ressemble à personne d’autre et ce que représente émotionnellement le travail d’un auteur est ce qui compte le plus. Il est compliqué de savoir quelle est la place de cet atout dans la cotation d’une œuvre. L’intérêt de mon travail est un tout, car l’angle de vue de mes histoires est primordial et génère le parti pris dans le dessin. Je crois que quelqu’un a dit « qu’un bon écrivain n’écrit pas mieux qu’un autre, il écrit comme personne ». De la même façon, je pense qu’un bon dessinateur ne dessine pas mieux qu’un autre, il dessine comme personne ! Je suis le seul à faire mes dessins ainsi, c’est mon style. Dans la hiérarchie du potentiel, je ne crois pas être en première ligne, mais j’ai trouvé mon style et on peut m’identifier tout de suite. Ma vision des dessins et des histoires doit convenir à certaines personnes comme d’autres aiment les performances de Tardi ou Pratt. André Juillard a lui un sens de la composition et une élégance du trait qui donnent une classe énorme à son dessin. La personnalité joue beaucoup dans la cotation. Un auteur comme De Crécy a aussi su créer un monde original qui est collectionné.

 

 

Que pensez-vous de la hauteur des prix atteints par vos œuvres ?

Les prix atteints me dépassent, je n’ai pas d’explication car je ne comprends pas le marché. Quand je vois passer des dessins de Jean Giraud, qui pour moi est un mélange de Mozart et de Jimi Hendrix, à des prix largement inférieurs à d’autres auteurs de bandes dessinées qui n’ont pas sa qualité, je suis surpris. Je ne suis pas à sa hauteur non plus et pourtant je peux vendre des planches plus cher. Peut-être que le fait que les miennes soient en couleurs et les siennes en noir et blanc provoque un effet différent ? Sauf que le XXème siècle et le XXIème siècle retiendront Jean Giraud, ce qui ne sera peut-être pas le cas de mon œuvre.

 

 

Pensez-vous un jour que les auteurs de BD seront exposés en permanence dans des musées d’art moderne ?

J’entends parler de projets de musées dédiés à la bande dessinée, c’est dans l’air du temps et je ne peux que le souhaiter. Pas pour moi, mais pour le métier en général. Ce serait une reconnaissance pour le 9ème art où beaucoup d’auteurs mériteraient que leur travail soit exposé.

 

J’aime oublier mes dessins puis les revoir ensuite dans des expositions. J’ai alors la vision du spectateur et je m’arrête devant l’effet que fait le dessin. Je ne vois alors presque plus les défauts de ceux-ci.

 

 

Vous avez déjà été exposé plusieurs fois. Comment préparez-vous ce type d’évènement et choisissez-vous les œuvres que vous y montrez ?

C’est souvent un travail de sélection fait avec Daniel Maghen. Pour une bande dessinée, il faut que le dessin soit au service de l’histoire. Dans l’histoire, par moments, le dessin sert des passages plus creux, des liaisons, puis il y a des événements notables qui sont propices à réaliser des planches marquantes ou spectaculaires. Il n’y a donc pas une notion de réussir une planche ou non car l’histoire les fait se distinguer naturellement. Dans chaque album il y a ces types de planches. Par contre, pour les illustrations que je fais à part, j’essaye de donner toujours mon maximum, mais on  ne peut pas avoir la grâce à chaque fois. Dans une année, je pense que je ne fais pas plus de 2 ou 3 bons dessins. Si j’arrive à me surprendre, alors je suis content. Pour chaque dessin, je me donne à fond ; par contre, quand le dessin sort du lot, je n’y suis presque pour rien. Je mets la même énergie dans un dessin raté que dans un dessin réussi !

J’aime oublier mes dessins puis les revoir ensuite dans des expositions. J’ai alors la vision du spectateur et je m’arrête devant l’effet que fait le dessin. Je ne vois alors presque plus les défauts de ceux-ci. Ce qui est paradoxal car, au moment de la réalisation, je ne vois que les défauts ! Il est très dur de finir un dessin ou une planche. J’aime retomber sous le charme des ambiances à posteriori. Tous mes dessins ne sont pas égaux et même les plus grands auteurs de la bande dessinée, comme Jean Giraud, avaient des différences de réussite entre chaque dessin.
J’espère, quand je ne serai plus là, qu’il sera encore possible de voir mes originaux. Je ne suis pas fétichiste et je ne garde pas mes dessins pour qu’ils restent dans des cartons. Je fais confiance aux collectionneurs qui sauront prêter mes originaux pour qu’ils soient de nouveau vus. Par contre, si mon œuvre doit être oubliée, elle sera oubliée.

 

 

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Planche Le Sursis, tome 2 @Dupuis, Galerie Daniel Maghen et Jean-Pierre Gibrat

 

 

Gardez-vous quelques œuvres ?

Non. Seuls mes enfants en gardent quelques-unes. La couverture du « Sursis », qui va être vendue aux enchères, était l’un des derniers originaux que j’avais. En la revoyant, je vois la différence avec mon travail actuel. Je préfère ce que je fais maintenant, même si ce travail de miniaturiste de l’époque était impressionnant. Je mettais beaucoup plus de détails dans les œuvres. Cela reflète l’évolution de mon trait. Sur le premier « Mattéo », j’avais besoin de prendre des risques graphiques et de changer d’air en adoptant un style plus lâché. Tous les auteurs ont des cycles et j’aime cette simplification.

 

 

 

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