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Rencontre avec Daniel Maghen, galeriste d’œuvres de bandes dessinées

Daniel MaghenLe Grand Pouvoir du Chninkel, Casterman 1988, Couverture originale. © GRZEGORZ ROSINSKI

« La bande dessinée est-elle un art ? » s’interrogeait Claude Beylie quand il a publié sur le 9eme art en 1964. Plus de 50 ans plus tard, elle a indubitablement gagné ses lettres de noblesse en conquérant de nouveaux marchés de l’éditions, des produits dérivés ou de vente d’originaux. Galeriste à Paris, Daniel Maghen est aussi éditeur et organisateur de ventes aux enchères spécialisées. Son année 2020 aura été marquée par l’organisation d’expositions rétrospectives autour des carrières d’André Juillard, Grzegorz Rosinski et d’une vente aux enchères ayant cumulé plus de 1,6 millions d’euros de ventes. Il est également le défenseur de la création d’un musée de la bande dessinée à Paris qui donnerait certainement une plus grande visibilité aux œuvres des auteurs.

 

Pour moi Gibrat, Lepage, Juillard ou Manara sont les descendants de Rembrandt, de La tour ou du Caravage.
Je pense que si Léonard de Vinci vivait aujourd’hui, il ferait de la bande dessinée.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous investir dans la bande dessinée et de créer une galerie ?

Daniel Maghen : La bande dessinée est ma passion ! J’ai eu la chance de lire des ouvrages qui ont changé ma vie, quand j’avais entre 16 et 20 ans, à la fin des années 80. Ce sont pour la plupart des BD adultes que m’avait conseillées mon libraire de quartier : Partie de chasse ou La Foire aux immortels de Bilal, Corto Maltese de Pratt, Le Grand pouvoir du Chninkel de Rosinski et Van Hamme, Bouche du diable de Boucq et Charyn, des séries historiques comme Les 7 vies de l’épervier de Juillard et Cothias, et populaires comme Blueberry ou Thorgal.
Je suis allé à des séances de dédicaces, j’y ai rencontré des auteurs qui m’ont ouvert les portes de leurs ateliers. J’ai été émerveillé par les œuvres que j’ai découvertes, qui n’avaient rien à voir avec leurs reproductions en petit format dans les albums. À l’époque les originaux sortaient très rarement des cartons à dessins des artistes pour être exposés. C’est ainsi que j’ai contracté un prêt étudiant à l’âge de 19 ans pour acheter des planches originales, avec l’idée de créer un jour ma galerie.
J’ai toujours rêvé d’ouvrir un lieu où faire découvrir les œuvres de mes auteurs préférés et partager cette émotion avec le public. La galerie était aussi un moyen de faire travailler les artistes sur d’autres formats, d’autres supports, d’autres techniques que ceux de la bande dessinée : des peintures, des illustrations à l’huile, à l’aquarelle, des lavis…
Je vois la bande dessinée comme l’espace de création des plus grands dessinateurs réalistes contemporains. Les auteurs de bd aujourd’hui font un travail sur la lumière, sur les corps, ils maîtrisent les décors, les cadrages, les perspectives. Ils font vivre leurs personnages. Je les vois comme les héritiers des grands peintres classiques. Pour moi Gibrat, Lepage, Juillard ou Manara sont les descendants de Rembrandt, de La tour ou du Caravage. Je pense que si Léonard de Vinci vivait aujourd’hui, il ferait de la bande dessinée.

Puis ce fut la mise en place d’une maison d’édition.

D. M. : La maison d’édition découle de ma passion du dessin, j’essaye de publier des livres qui rendent hommage aux auteurs et qui leur permettent une grande liberté de création.
Nous avons créé, en 2005, avec Vincent Odin, mon éditeur, la collection Biographie en images. Ce ne sont pas des livres d’entretiens classiques. L’auteur raconte son parcours et sa vie à travers ses dessins avec son écriture manuscrite. L’idée est d’avoir l’impression de tenir le carnet intime de l’artiste entre ses mains. Juillard, Cosey, Tillieux, Will, Peyo, Vicomte ont magnifié cette collection qui s’est écoulée à plus de 40 000 exemplaires. Plus tard nous avons publiés des carnets de voyages, prolongement des expositions à la galerie. Et aujourd’hui des albums de bande dessinée à succès comme Les Voyages d’Ulysse d’Emmanuel Lepage ou Tomahawk de Patrick Prugne, des Artbooks sur Gibrat, Rochette…
Nous choisissons les titres au coup de cœur et nous essayons d’apporter un soin particulier à la maquette et l’impression. Nous donnons carte blanche aux artistes, souvent sans limitation du nombre de pages. La galerie m’a permis d’être au plus près des artistes, d’aller dans leur atelier, les publier était une suite logique. Nous soutenons financièrement les auteurs avec des avances sur leur exposition qui leur permettent de créer plus librement et de passer plus de temps sur leurs albums.

Et plus récemment une maison de vente aux enchères.

D. M. : C’est une activité qui est en synergie avec l’activité d’édition et de galerie. Je voulais mettre en avant les plus belles pièces des nouveaux auteurs (Lepage, Graffet…) et des grands classiques (Hergé, Uderzo…) à travers des catalogues de prestige. L’idée est que chaque vente présente un musée éphémère de la bande dessinée avec un panorama complet de tous les grands auteurs. En possédant ma propre structure, j’ai la liberté d’éditer des très beaux catalogues dédiés à de jeunes auteurs contemporains (Ralph Meyer, Roger, Matthieu Bonhomme …) qui seront les classiques de demain.

 

Rétrospective dédiée à Grzegorz Rosinski @Rosinski,

 

Il a fallu trente ans pour convaincre la famille Rosinski de vendre ces merveilles. Cette exposition était très attendue. C’est ce qui explique le succès incroyable de l’exposition avec plus de cent cinquante pièces vendues pour trois millions d’euros.

 

Comment sélectionner vous les auteurs et œuvres que vous mettez en avant par vos expositions, vos livres ou vos ventes ?

D. M. : Nous sélectionnons les auteurs au coup de cœur pour leurs qualités graphiques, artistiques et de narration. J’aime autant le dessin en couleur directe de Gibrat ou Lepage, qu’un travail à l’encre de Chine de Toppi ou Vance. L’idée est que la galerie présente des directions très différentes, mais toujours avec une exigence graphique très importante. Par exemple, nous pouvons présenter autant les grandes fresques du phénoménal illustrateur coréen Kim Jung Gi, réalisées au cours de ses performances graphiques, que de la BD plus traditionnelle comme Thorgal ou XIII, ou encore des illustrateurs jeunesse comme Frédéric Pillot. Le critère est la qualité du dessin et du récit. Il faut que l’auteur ait inventé quelque chose, amené quelque chose de nouveau à son art ou qu’il ait marqué une époque. Il faut que les originaux en eux-mêmes soient superbes.

Pour nos expositions, il est très important que l’auteur nous donne accès au meilleur choix de ses œuvres. Nous demandons également aux artistes de prendre six mois pour créer des pièces spécialement, en plus de leurs planches de bande dessinée. Par exemple Riff Reb’s ou Lepage dessinent la mer de manière incroyable. Nous leur proposons de faire des illustrations de marine. Ils ont carte blanche sur le format et le support.

Pour André Juillard, qui dessine merveilleusement les femmes, les villes, les châteaux, le moindre pavé des rues de Paris, nous lui proposons de créer des illustrations où il mettrait en scène ses personnages mythiques du Cahier bleu ou des 7 Vies de l’Épervier à Paris.
Christian Rossi a désiré, pour la première fois de sa carrière, faire des huiles en hommage aux grands illustrateurs américains de western des années 1900-1920 comme N.C. Wyeth ou Frederic Remington.

Chaque artiste est un cas à part et fait l’objet d’une attention particulière et nous finançons souvent les auteurs deux ou trois ans à l’avance.

Pour les albums de bande dessinée, en tout premier lieu, il faut que l’artiste ait un très bon sens de la narration.

Pour les ventes aux enchères, le choix est plus drastique. Je sélectionne uniquement des auteurs qui ont déjà du succès en galerie ou des pièces exceptionnelles.

Jean-Pierre Gibrat a été l’un des premiers auteurs que vous avez mis en avant. Pourquoi ce choix ?

D. M. : J’ai été soufflé par la beauté et l’élégance du trait de Jean-Pierre Gibrat. Il y a une séduction immédiate dans son dessin. Il a un sens inné de la lumière inspiré des grands peintres et illustrateurs comme Hopper ou Carl Larson. Il dépeint une beauté, une grâce, une élégance de la femme française, du Paris des années 1940-50. On peut penser à Catherine Deneuve dans le dernier métro par exemple. L’émotion et la sensualité de ses personnages féminins est unique.

Il a un talent pour les petits détails de la vie quotidienne et rendre ses personnages profondément humains. Avec Le Sursis puis Le Vol du corbeau, il a fait un magnifique travail de reconstitution historique sur la période d’avant-guerre et de l’occupation. Ses scènes de Paris, de métro, de brasserie nous parlent immédiatement. C’est un dialoguiste hors pair.

J’ai vendu ses œuvres dans le monde entier à des gens qui n’avaient jamais lu de la bande dessinée. Ils ont acheté au coup de cœur, des jeunes acheteurs ou de grands collectionneurs comme Guillermo Del Toro ou François Pinault.

 

Rétrospective dédiée à André Juillard © Juillard et Galerie Daniel Maghen

 

Pour nos expositions, il est très important que l’auteur nous donne accès au meilleur choix de ses œuvres.

 

En 2020, vous avez organisé deux expositions/ventes incroyables autour des carrières d’André Juillard et Grzegorz Rosinski. Comment expliquez-vous le succès qu’elles ont rencontré ?

D. M. : André Juillard est l’un des plus grands dessinateurs réalistes. Les 7 Vies de l’Épervier et le Cahier bleu ont marqué deux générations. Ses vues et décors de Paris, ses scènes de duel au Moyen Âge sont uniques. Comme Jean-Pierre Gibrat avec Cécile, il a créé un des personnages féminins les plus forts et les plus sensuels de la bande dessinée, Louise, l’héroïne du Cahier bleu. Son dessin classique, comparé souvent à Ingres est aussi très expressif. Il plaît autant à une clientèle féminine que masculine.

Pour Rosinski, il s’agit d’un des plus grands artistes de l’histoire de la BD. Il sait tout dessiner. Il est aussi génial dans l’heroic fantasy que dans le médiéval, le fantastique ou le contemporain. Il a conquis trois générations de lecteurs avec la série Thorgal et a fasciné par son génie graphique dans le Grand Pouvoir du Chninkel. Il faut voir les planches originales à l’encre de Chine avec des touches de gouache blanche de Thorgal ou du Grand Pouvoir du Chninkel. Elles prennent une dimension qu’on ne peut pas imaginer dans l’album. Enfin par chance l’auteur avait gardé ses plus belles pièces. Des planches d’albums mythiques de Thorgal comme Les Archers, Au-delà des ombres, Alinoë ou son chef-d’œuvre de fantasy, le Grand Pouvoir du Chninkel. Il a fallu trente ans pour convaincre la famille Rosinski de vendre ces merveilles. Cette exposition était très attendue. C’est ce qui explique le succès incroyable de l’exposition avec plus de cent cinquante pièces vendues pour trois millions d’euros.

Comment sélectionnez-vous les œuvres et arrivez-vous à convaincre les auteurs de les proposer ?

D. M. : Pour les planches originales, je sélectionne les planches avec un beau travail d’encrage, de grandes cases, la présence des personnages principaux. Il faut que ce soit un moment important de l’histoire.

Pour les dessins, ceux qui ont un impact visuel immédiat. Il faut parfois 25 ans pour convaincre un auteur de céder ses chefs-d’œuvre. C’est ce qui s’est passé avec Juan Gimenez (La Caste des Méta-Barons) ou encore Rosinski. Mais heureusement en général les choses vont plus vite ! C’est une question de relation de confiance qui se crée au fil des ans avec l’artiste. Les auteurs sont heureux de voir leurs originaux exposés et achetés par des passionnés.

Combien de temps mettez-vous pour organiser de tels événements ?

D. M. : Une exposition se prépare généralement au moins deux à trois ans à l’avance. D’autant plus que nous finançons des auteurs pendant des années pour réaliser des pièces spécifiques pour leurs expositions. Une fois toutes les œuvres sélectionnées et réceptionnées, il faut en pratique environ trois mois pour en finaliser l’organisation.

Pour un livre il faut compter deux ou trois ans.

Pour une vente enchères, je parcours la France, la Belgique, la Suisse, l’Espagne pendant sept à huit mois pour trouver les œuvres. Les pièces viennent du monde entier.

 

Exposition dédiée à « Monet, nomade de la lumière » par EFA ©EFA, Lombard, Salva

 

La bande dessinée est une spécificité culturelle française. Il manque un lieu à Paris pour montrer les œuvres. J’ai un projet de musée de la bande dessinée.

Pour un amateur, la visite d’une galerie ou d’une exposition, avant une vente aux enchères, est quasiment l’équivalent d’une visite de musée. Malgré le succès de la bande dessinées et la croissance du public qui s’y intéresse, comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas de musée dédié à Paris ?

D. M. : C’est une énigme et un manque. Les expositions Sempé à la Mairie de Paris, Hergé au Grand Palais, Pratt à la Pinacothèque, Mœbius à l’hôtel de la Monnaie ont eu un succès incroyable avec à chaque fois plusieurs centaines de milliers de visiteurs. La demande est énorme. La bande dessinée est une spécificité culturelle française. Elle fait partie du soft power de la France. Les États-Unis avec les comics soutenus par l’industrie du cinéma et le japon avec le manga l’ont compris. Il manque un lieu à Paris pour montrer les œuvres. Ce lieu serait un carrefour de la bd européenne. J’ai un projet de musée de la bande dessinée. Les collectionneurs que je connais sont disposés à prêter leurs œuvres pour le fond du musée pour un montant de trente millions d’euros. Les artistes sont même prêts à donner leurs œuvres. J’ai eu deux rendez-vous à la mairie de Paris et au ministère de la Culture, sans suite. Je ne m’explique pas la frilosité de nos décideurs politiques.

Vous exposez également des œuvres lors de salons d’art contemporain comme Art Paris. Pourquoi y êtes-vous présent ?

D. M. : Certains artistes de bande dessinée sont aussi des peintres, des illustrateurs, des plasticiens : Jean Marc Rochette ou Pierre Duba par exemple. Ils ont leur place dans un salon d’art contemporain.
L’idée est de faire découvrir leur travail à un nouveau public. De manière générale, la galerie présente aussi des illustrateurs, pas uniquement de la bande dessinée. Des artistes comme Laurent Gapaillard ou Benjamin Lacombe ont été les coups de cœur de Art Paris.

Les prix atteints par certaines œuvres lors de ventes aux enchères ou expositions sont parfois vertigineux. Donnent-ils une autre dimension à la bande dessinée ?

D. M. : Gibrat, Bilal ou Moebius font aujourd’hui partie des artistes français les plus cotés, tous arts confondus. Leurs œuvres peuvent dépasser cent mille euros. C’est une bonne publicité pour le marché de la bande dessinée et cela valorise la place de ces artistes dans le monde de l’art. Les artistes de la bande dessinée ont influencé tous les arts.

 

Exposition dédiée à Gatignol et Schwartz ©Gatignol, Schwartz

 

Il faut acheter ce qu’on aime, au coup de cœur. On n’est jamais déçu. Souvent le premier choix est le bon.

 

Quel conseil donneriez-vous à une personne qui souhaite commencer une collection en achetant une œuvre ? Comment doit-elle la choisir ?

D. M. : Il faut acheter ce qu’on aime, au coup de cœur. On n’est jamais déçu. Souvent le premier choix est le bon. Ce qui compte, c’est ce que vous ressentez face à une œuvre. Ensuite, je conseillerais d’acheter une belle pièce plutôt que trois ou quatre pièces plus petites. Les œuvres importantes restent.

Avec la crise du Covid, le digital a changé la relation avec les clients, comment l’avez-vous intégré dans vos métiers ?

D. M. : Je continue à aller voir personnellement mes clients importants avec des œuvres puisqu’ils se déplacent moins qu’avant. Le digital est déjà une aide importante depuis longtemps. Nous proposons des visites virtuelles pour chaque exposition. Cependant pour certains artistes il faut voir les pièces en vrai. Le digital ne peut pas remplacer cette émotion. En cela le Covid est une période difficile pour le marché de l’art.

Quels prochains événements préparez-vous ?

D. M. : Des expositions consacrées à Ralph Meyer, Benjamin Lacombe, Ana Miralles. Des catalogues de ventes aux enchères dédiés à Roger, Bonhomme, Gibrat, Juillard. Deux nouvelles séries de bande dessinée, L’Or du temps dessiné par Oriol et scénarisé par Rodolphe, Les Rivières du passé par Corboz et Desberg. Beaucoup de projets en perspective !

<<< À lire également : Les Différents Types De Collections Autour Des Bandes Dessinées >>>

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