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Rencontre avec André Juillard, auteur de bandes dessinées : Blake et Mortimer, Les 7 vies de l’Épervier

Blake et Mortimer@André Juillard, Blake et Mortimer & Dargaud, planche en couleurs pour une publicité Citroen Xsara

Auteur majeur du 9ème art, André Juillard a été sacré Grand Prix d’Angoulême en 1996. Avec son style réaliste, il a dessiné des séries très connues des amateurs de bandes dessinées dont « Blake et Mortimer », « Les 7 vies de l’Épervier », « Masquerouge », « Le Cahier Bleu » ou « Léna ».

Dans une précédente interview pour Forbes, Jean-Pierre Gibrat a dit de lui : « Quand j’ai découvert « Les Sept vies de l’épervier », à l’époque je dessinais Goudart, je me suis dit qu’André Juillard avait dix ans d’avance sur tout le monde. Cela m’impressionnait et m’a donné envie de me battre. « Les 7 vies de l’Épervier » sont à la fois une série très personnelle et hyper réussie graphiquement. J’ai pensé que je pouvais faire mieux que ce que je faisais jusque-là. Je lui dois cela. Il m’a motivé à aller plus loin ! J’avais l’impression de faire un travail d’amateur à côté de ce qu’il faisait. »

Apprécié des collectionneurs d’originaux de bandes dessinées, il figure parmi les artistes français les plus cotés. Ainsi, lors d’une vente aux enchères de Christie’s, en 2019, une planche du « Cahier Bleu » a été adjugée plus de 80 000 euros. Le total de ses ventes en galerie et enchères dépasse les 1,8 millions depuis 2019. La Galerie Daniel Maghen lui consacre une rétrospective du 14 mars au 1er avril 2023.

 

Pour bien travailler ensemble, il faut être complice

@André Juillard & Dargaud, couverture du tirage de tête pour Lena tome 1

 

Votre œuvre est marquée à la fois par des séries très populaires comme « Blake et Mortimer », « les 7 vies de l’Épervier » ou « Plume aux vents », ainsi que par des albums plus intimistes comme « Le Cahier Bleu » ou « Léna ». Qu’est-ce qui guide vos choix pour dessiner un album ?

Avant tout c’est le scénario, l’histoire, l’environnement. Il faut que je me sente à l’aise pour mettre en scène les personnages dans un décor qui me plaise. Dans ma carrière, commencée il y a assez longtemps, j’ai réalisé des bandes dessinées historiques puis j’ai eu envie d’écrire un scénario pour changer d’univers. « Le Cahier Bleu » parle d’une histoire d’amour dans le monde contemporain. Le travail est différent avec des scénaristes. Je lis le scénario une seule fois avant de me lancer dans le dessin. Ainsi, je redécouvre l’histoire au fur et à mesure et cela provoque chez moi un intérêt renouvelé.

 

Dans « les 7 vies de l’Épervier, « Plume aux vents », « Le Cahier Bleu » et « Léna », le rôle de vos personnages féminins est central. Vous êtes l’un des rare auteurs de bandes dessinés à ainsi mettre autant de femmes en avant. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

À mes débuts, dans « Bohemond de Saint Gilles », il y avait très peu de femmes. C’est dans « Masquerouge » qu’une femme s’est retrouvée pour la première fois au cœur de mes intrigues. Pif Gadget, qui l’avait commandé, voulait un personnage féminin dans une histoire de capes et d’épées. Patrick Cothias a bâti son scénario sur ce cahier des charges et cela m’a beaucoup plu d’avoir une héroïne comme personnage principal. Tout naturellement dans mes propres scénarios, j’ai adopté un personnage principal féminin. Pour « Léna », Pierre Christin, en pensant à ma personnalité et ce que j’avais déjà fait, a lui aussi choisit une femme. Cela me convenait parfaitement.

 

Vous avez travaillé avec des grands scénaristes comme Patrick Cothias, Pierre Christin, Yves Sente, Yann ou Jacques Martin. Comment se sont passées vos collaborations ?

Pour bien travailler ensemble, il faut être complice. Je ne connaissais pas Patrick Cothias mais nous nous sommes assez vite bien entendus. Pierre Christin connaissait bien mon univers et m’a proposé des scénarios sur-mesure. Jacques Martin souhaitait une bande dessinée plus traditionnelle pour « Arno ». J’ai été moins passionné par cette série qui n’avait pas été conçue selon mes aspirations. Le personnage de Bonaparte étant trop ambigu pour moi.

 

Dans « Le Cahier Bleu », vous avez réalisé le scénario et le dessin. Que retenez-vous de cette aventure ?

En dessinant cet album, après avoir écrit le scénario, j’ai eu l’impression de recommencer tout le travail ! Car j’avais déjà fait la mise en scène, les repérages, et j’avais des images en tête. Heureusement, avec le temps, cette impression s’est dissipée et j’ai pris beaucoup de plaisir à dessiner « Le Cahier Bleu ». Après ces deux albums, j’ai éprouvé le besoin de retravailler avec des scénaristes.

 

La reprise de « Blake et Mortimer » a été jubilatoire car j’ai retrouvé mes lectures d’enfance

@André Juillard, Blake et Mortimer & Dargaud, planche de La Machination Voronov

 

Depuis 2000, vous avez dessiné 7 albums de « Blake et Mortimer ». Qu’est-ce qui vous a poussé à participer à cette aventure ?

J’avais déjà visité l’univers de « Blake et Mortimer » avant de le reprendre. Dans un numéro de Tintin en hommage à Jacobs, j’avais réalisé une planche évoquant le Mystère de la Grande Pyramide, dans mon style graphique mais d’inspiration jacobsienne. Pour les archives internationales, j’avais aussi fait des sérigraphies notamment de « l’Aile Rouge ». Jacobs, qui ne voulait plus dessiner, m’avait aussi proposé de faire le second tome du Professeur Sato. Mais j’aimais moins l’ambiance et le contexte de cet album. La reprise fut une sorte de travail de mémoire. Adolescent, j’ai été un lecteur passionné de « Blake et Mortimer ». Retrouver cet univers était comme une madeleine de Proust, un grand plaisir. Les contraintes de cette réalisation me convenaient parfaitement d’autant plus que le premier scénario se déroulait à l’époque de l’âge d’or de la série, dans les années 50. Je n’aurais pas voulu faire un « Blake et Mortimer » plus contemporain. La reprise de « Blake et Mortimer » a été jubilatoire car j’ai retrouvé mes lectures d’enfance.

 

Vous avez dessiné beaucoup d’albums, votre carrière est impressionnante avec un style qui n’a cessé d’évoluer !

Quand je revois « Masquerouge », j’ai l’impression que j’aurais pu mieux faire ! Pour « les 7 vies de l’Épervier », j’ai éprouvé le besoin de remettre mon dessin à plat et de prendre mon temps car le rythme de 10 pages par mois pour « Masquerouge » était trop rapide. Il fallait livrer et j’allais trop vite pour absorber ce travail. Ensuite, j’ai commencé à faire de plus en plus de croquis préparatoires et j’ai stoppé cette contrainte de livraison impérative. Ça a été une grande évolution et j’ai constaté rapidement mes progrès.

 

En 1997, dans l’album « 80 semaines », vous aviez été précurseur en faisant un dessin avec des personnes masquées.

La pollution était déjà présente dans Paris et l’usage du masque s’est répandu avec les maladies. Bruno Frappat faisait une chronique hebdomadaire dans La Croix que j’illustrais. J’aimais beaucoup son travail. Il y parlait de sujets de société et pas seulement de la pollution.

 

Je lis le scénario une seule fois avant de me lancer dans le dessin. Ainsi, je redécouvre l’histoire au fur et à mesure et cela provoque chez moi un intérêt renouvelé

@André Juillard, Toth & La Croix, dessin pour 80 semaines

 

D’autres auteurs de bandes dessinées vous inspirent-ils ?

Il y en a toujours eu. Au début, mon idole était Jean Giraud pour son travail sur « Blueberry » puis Moebius que j’ai préféré et aime toujours. Il a inventé des univers incroyables, très élaborés et cela m’a fasciné ! J’ai été aussi influencé par « Prince Vaillant ». Dans cette série, il y avait des paysages magnifiques avec une grande maîtrise graphique. « Bohémond de Saint Gilles », mon premier héros, avait la même allure avec ses cheveux au carré. Sinon, les auteurs de la ligne claire, dont les auteurs belges proches d’Hergé, comme Jacobs ou Jacques Martin, m’ont aussi aidé de manière inconsciente à construire mon identité graphique. Il m’a fallu gérer ces influences pour ne pas devenir un « sous Giraud » ou un « sous Hergé » et trouver mon propre style. Quand l’éditeur de l’époque m’a proposé de reprendre « Blake et Mortimer », il avait perçu ces influences. Derrière mon dessin réaliste, il y avait cette recherche de simplicité et de mise en scène propre à la ligne claire !

 

Jean-Pierre Gibrat a parlé de vous dans une précédente interview

J’apprécie son travail depuis ses premiers travaux parus dans Pilote. Ses personnages féminins ont tellement de charme. Par la suite, il a déployé tout son talent. C’est un grand dessinateur. J’aime également le travail et le style de Tardi qui est un grand artiste lui aussi.

 

Votre trait est unique et facilement identifiable. Selon les albums, vous alternez entre des planches réalisées en noir et blanc ou en couleurs directes. Pouvez-vous nous expliquer vos techniques ?

Au début de ma carrière, puis dans « les 7 vies de l’Épervier », la manière traditionnelle de faire des couleurs était de les réaliser sur des bleus. Ce travail s’effectuait sur une impression très claire de la planche encrée. Certes, cette technique permettaient l’utilisation de gouache, qui est trop couvrante pour des planches en noir et blanc, mais c’était fatiguant pour les yeux. Je me les suis abimés à force de scruter ces traits trop fins où il ne fallait pas déborder ! J’ai ensuite travaillé en couleurs directes. C’est-à-dire en appliquant la couleur directement sur le dessin original. J’y ai pris beaucoup plus de plaisir. Pour « Blake et Mortimer », je fais des planches en noir et blanc en laissant à Madeleine de Mille le soin de la mise en couleurs. Je lui donne quelques indications d’ambiance mais lui laisse sa part de création. Sur cette série, ce travail m’aurait pris beaucoup de temps et faire les couleurs aurait demandé des délais plus longs. L’éditeur étant pressé, ce n’était pas possible. Il n’existe que quelques publicités et de très courtes bandes dessinées de cette série où j’ai travaillé en couleurs directes

 

Derrière mon dessin réaliste, il y avait cette recherche de simplicité et de mise en scène propre à la ligne claire !

@André Juillard & Dargaud, planche pour Lena

 

Vous partez de croquis pour réaliser vos dessins. Pouvez-vous nous expliquer l’importance de cette étape dans votre travail ?

Au départ, je dessinais directement les planches mais la taille des cases me contraignait. J’ai alors commencé à faire des croquis préparatoires que je pouvais recadrer, arranger. Avec une photocopieuse, je les agrandis ou les réduis, je me sens plus à l’aise. Ensuite, je les reprends à la table lumineuse pour le travail du noir. Maintenant, pour chaque case, il y a au moins un croquis. J’en fais aussi pour travailler les personnages et leurs positions dans les planches. Cette étape est indispensable et c’est la partie de mon travail que je préfère. 

 

Quelle attention consacrez-vous aux tirages de tête qui valorisent vos planches ?

Ces publications en grand format sont plus proches du dessin original et des planches. Ces petits tirages reprennent souvent des croquis et vont au-delà des éditions classiques. Néanmoins, ils sont à l’initiative des éditeurs. Laurent Hennebelle fait un travail incroyable avec une impression pigmentaire et des reliures en cuir.

 

Vous avez aussi réalisé quelques statuettes dont certaines sont très difficiles à trouver maintenant.

Ces réalisations ne sont pas toujours réalistes et parfois trop naïves. Cependant, le travail de Samuel Boulesteix sur Olrik en buste et Mortimer a été réussi. La DS et la Morgan de « Blake et Mortimer » sont aussi splendides. Pour les Pixi et les CGB Mignot, j’aime le côté soldat de plomb. Ils sont moins réalistes mais avec beaucoup de charme.

 

J’ai de la chance que mes albums touchent un large public, que mon trait soit immédiatement reconnaissable et que mon style ait plu

@André Juillard, Pixi (Blake et Mortimer), Casa Liliana (Masquerouge), CBG Mignot (7 vies de l’épervier), La Bulle (Ariane), Bronze JC Bertrand (Christina)

 

Vous avez su conquérir le public très sélectif des collectionneurs d’œuvres originales, clients des galeries spécialisées et des salles de ventes. Comment expliquez-vous cet engouement ?

J’ai vendu de nombreuses planches et dessins grâce à des galeristes comme Daniel Maghen et d’autres depuis plus de trente ans. Cela m’a aidé financièrement car il y a de moins en moins de droits d’auteur du fait d’une production de bandes dessinées toujours plus nombreuse. J’ai de la chance que mes albums touchent un large public, que mon trait soit immédiatement reconnaissable et que mon style ait plu. Je prends un soin particulier à réaliser mes originaux avec les techniques traditionnelles comme les grands illustrateurs du passé. J’adore travailler le médium comme mes ainés et j’imagine que mes originaux plaisent aussi pour cette raison-là. Moi-même, j’ai quelques œuvres de mes collègues. Je suis très heureux que mes dessins soient rentrés dans les collections d’amateurs de BD et de dessin. C’est une deuxième vie pour mes œuvres. 

 

Que pensez-vous de la hauteur des prix atteints par vos œuvres ?

Malheureusement, ce n’est pas moi qui ai vendu la première page du « Cahier Bleu » qui a été adjugée à plus de 80 000 euros chez Christie’s. Je l’avais vendue, il y a de nombreuses années, à moins de 3 000 euros. Je suis étonné par les prix atteints. D’autres auteurs de bandes dessinées font des prix très élevés. Les dessins d’Hergé dépassent régulièrement le million d’euros. Mais  tous les auteurs de bandes dessinées ne vont pas être tirés vers ces sommets. Il est difficile de dire si cela va durer. Le Monde a publié un article sur l’opportunité en art de s’intéresser aux dessins. Le marché de la peinture et des originaux atteint des sommets et est devenu inabordable pour beaucoup. Aimant beaucoup les dessins, je partage cet avis car certains sont des chefs d’œuvres.

 

Pensez-vous que les auteurs de BD seront plus dans des musées d’art moderne à l’avenir ?

La bande dessinée est déjà présente à Bruxelles et je crois qu’il y a eu des donations à Beaubourg. Pour le moment, la bande dessinée intéresse probablement moins les conservateurs de musées.

 

Le Monde a publié un article sur l’opportunité en art de s’intéresser aux dessins

@André Juillard, Blake et Mortimer, crayonné pour une carte de voeux

 

Vous avez déjà été exposé plusieurs fois. Comment préparez-vous ce type d’évènement et choisissez-vous les œuvres que vous y proposez ?

C’est un choix fait avec le galeriste. Depuis des années, Daniel Maghen a fait un travail exceptionnel de promotion des auteurs de bandes dessinées. Je connais peu de clients directement, c’est donc le galeriste qui est le mieux placé pour connaître les envies des collectionneurs.

 

@André Juillard & Glénat, crayonné pour Les 7 vies de l’Épervier

 

Gardez-vous quelques œuvres ?

Je garde des œuvres par sentimentalité et pour mes enfants. J’en ai encore, même si j’ai vendu beaucoup d’originaux. Les planches, illustrations et couvertures publiées en albums sont les plus demandées par les collectionneurs. Les œuvres non publiées ont plus de mal à trouver leur public même si je pense que certains dessins publiés sont moins bons que certains non publiés.

 

Certains de vos dessins ont été publiés dans des livres dédiés.

Je dessine beaucoup dans des carnets car j’adore le papier et j’ai toujours envie d’essayer différents grains. La plupart de mes lecteurs préfèrent quand même mes œuvres de bandes dessinées, il fallait donc oser publier « Entracte » ou « Carnets Secrets ». En Bretagne, j’ai publié un portfolio avec Jacques Martin dans les années 80 et exposé des paysages dans la galerie Vue sur Mer de Dinard à l’occasion d’une exposition avec François Avril et Jacques de Loustal qui sont des amis. Ces paysages n’intéressent pas du tout les collectionneurs de bandes dessinées mais cela m’est égal car je les fais pour le plaisir. Il m’arrive aussi de faire de l’abstrait car cela me sort du réalisme qui reste quand même mon registre préféré.

 

Je prends un soin particulier à réaliser mes originaux avec les techniques traditionnelles comme les grands illustrateurs du passé

@André Juillard & Zanpano, illustration Bruxelles stories, Gare de l’ouest Molenbeek

 

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