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Donner, Recevoir, Rendre : La Formule Magique Pour Retrouver Un Juste Rapport Aux Autres Et Au Monde

Masque de cérémonie – Papouasie © Can Stock Photo – MichalKnitl

Pour Adam Smith, « la tendance de chaque homme à améliorer sans cesse son sort »[1], c’est-à-dire la recherche de l’intérêt individuel, aboutit à la meilleure organisation économique possible. Par un processus naturel, l’intérêt particulier de chacun participe à l’intérêt général en vertu d’un principe régulateur, la célèbre « main invisible ». Mais n’y a-t-il pas un mobile plus puissant encore que l’« égoïsme » au fondement des échanges humains, du Marché et de la société dans son ensemble ? Un mobile à comprendre et utiliser pour améliorer sa relation aux autres et au monde.

Le 5 octobre dernier, Jean Tirole publiait une tribune dans Le Monde titrée L’homo economicus a vécu. « L’abstraction de l’homo economicus s’est avérée très utile, mais elle ne fait pourtant pas longtemps illusion lorsqu’elle est soumise à l’épreuve de certains faits. Nous ne nous comportons pas toujours aussi rationnellement que le suppose la théorie, et avons des objectifs complexes, qui diffèrent entre individus », peut-on lire sous la plume du prix Nobel[2] 2014 d’économie. L’homo economicus[3], que Jean Tirole qualifie d’« abstraction », se révèle davantage une fiction. Fiction que démontent aujourd’hui de nombreuses recherches en psychologie sociale, notamment celles de Daniel Kahneman, autre prix Nobel d’économie.

Pourtant, la théorie de l’homo économicus ne résistait pas aux enseignements déjà anciens issus de l’anthropologie.

Un réseau d’obligations mutuelles

En 1923, dans son Essai sur le don, l’un des textes les plus importants de l’anthropologie, Marcel Mauss, rapporte des faits qui concernent les populations issues des Samoa, de Nouvelle-Calédonie, de Nouvelle-Guinée ou encore des tribus indiennes du Nord-Ouest de l’Amérique. Dans ces sociétés, la place du don y est centrale.

En analysant la chaîne ininterrompue de la kula des îles Trobriand et le potlatch des tribus de Colombie-Britannique, Mauss met au jour la structure de ces systèmes sociaux, articulée autour de trois obligations : donner, recevoir et rendre. « Voilà donc ce que l’on trouverait au bout de ces recherches. Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commencer, il fallut d’abord savoir poser les lances. C’est alors qu’on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et — surtout — d’individus à individus. C’est seulement ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. »[4]

Les sociétés occidentales ne fonctionnent pas autrement ; partout dans le monde, les rapports sociaux passent par le don, forme archaïque de l’échange. Dans les sphères privée et publique, les réseaux d’échanges fonctionnent au don et à la dette, et non pas à l’équivalence, comme dans le marché. Parce qu’il est reçu gratuitement, le don oblige et le contre-don agit comme une forme de devoir. Les dons circulent, maillent la société entière et fabriquent le sentiment de solidarité. « Nous sommes humains parce que nos ancêtres ont appris à mettre en commun compétences et nourriture dans le cadre d’un réseau d’obligations mutuelles », précise le paléoanthropologue kényan Richard Leakey[5].

 « Mais si je donne, objecterez-vous, c’est bien dans l’optique d’en tirer ultérieurement profit en recevant ? » L’intérêt apparaît alors en réalité comme la motivation première. D’ailleurs, une personne qui donne à plusieurs reprises, mais qui ne reçoit rien en retour va très vite se décourager, comprenant très rapidement que son intérêt n’y est pas. Le fameux dilemme du prisonnier, un modèle très simple tiré de la théorie des jeux, montre cependant que coopérer inconditionnellement s’avère une stratégie plus efficace que conditionner son engagement aux bénéfices que l’on peut tirer d’une situation. Si je sais que mon adversaire ne coopère jamais, j’ai intérêt à ne pas coopérer non plus, car je serais toujours floué. En revanche, si je sais que mon adversaire coopère toujours quoi qu’il arrive, j’ai intérêt à mal me comporter en ne coopérant jamais afin de maximiser mon gain. Finalement, la stratégie du donnant-donnant, qui consiste à coopérer au premier coup, puis à copier le comportement de mon interlocuteur (tu coopères/je coopère, tu ne coopères pas/je ne coopère pas), s’avère la plus efficace. La volonté de coopérer est première et décisive. « Le dilemme des rationalistes qui ne pensent qu’à leur intérêt, c’est que par leur comportement, ils tendent à s’exclure de nombreux échanges très profitables ! »[6], conclut l’économiste américain Robert H. Frank. « Donner, pour ensuite prendre », comme l’enseigne l’antique sagesse chinoise…

Homo donator versus homo oeconomicus

Avant de devenir un animal économique calculant rationnellement ses intérêts, l’homme est donc régi par cette triple obligation morale de donner, recevoir et rendre. La puissance de cette triple obligation réside dans le fait que nous n’échangeons pas que des biens ou des services, mais aussi du symbolique. Dans l’échange, c’est un peu de nous qui est échangé. En étudiant les Maoris de Polynésie, Mauss met en évidence le hau, cette force magique qui imprègne chaque bien qui circule. Dans le bien donné, il y a toujours un peu de l’esprit de celui qui a donné. C’est la raison pour laquelle il est difficile de refuser un don, vecteur de reconnaissance à la fois pour celui qui donne et pour celui qui reçoit.

Les relations sociales, les échanges, les contrats ne sont donc pas réductibles à leur matérialité. Ils supposent toujours une part d’informel. C’est la leçon qu’Emile Durkheim, trente ans exactement avant la publication de l’Essai sur le don, nous livrait. En 1893, dans De la division du travail social, le père de la sociologie française — et par ailleurs oncle de Marcel Mauss — montrait en effet que les avantages de la division du travail étaient moraux avant d’être économiques : la véritable fonction de la division du travail consiste à « créer entre deux ou plusieurs personnes un lien de solidarité »[7].

L’homo economicus apparaît alors comme une fiction pratique pour les sciences économiques. L’économiste David Cayla résume parfaitement le problème. « Alors que les autres sciences sociales proposent des modèles essentiellement descriptifs et spécifiques aux sociétés étudiées, la plupart des économistes entendent construire une modélisation généralisable, susceptible de permettre des prévisions et d’aboutir à des recommandations politiques. Or, cette quête implique d’énormes simplifications. Elle contraint notamment à faire abstraction de tout l’environnement socioculturel des phénomènes étudiés ».[8] Une approche pluridisciplinaire de la question, intégrant en particulier l’anthropologie, la sociologie et la psychologie, permet de renouer avec la complexité d’homo sapiens sapiens que quelques siècles de capitalisme et d’individualisme croissant n’ont pas encore complètement réduit en froide machine à calculer. Car notre nature profonde, ce n’est pas l’appât du gain, mais bien « l’appât du don », pour reprendre l’expression du sociologue québécois Jacques T. Godbout, cette pulsion qui nous pousse à donner et à recevoir.

Manager par le don ?

Le management moderne, gouverné par une rationalité instrumentale que vient amortir le recours à des pratiques de développement personnel psychologisantes, peut se nourrir de cette approche anthropologique en intégrant cette idée aussi simple que fondamentale. Le dernier ouvrage d’Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy[9] nous y invite avec beaucoup d’humour. Le cycle du don, pour ceux qui s’y adonnent, peut constituer la véritable source de la coopération efficace, de la confiance et de la reconnaissance. Les blocages relationnels sont décryptés à la lumière de cette nouvelle — et immémoriale — grille de lecture. « Ainsi, nous demandons trop (nous sommes exigeants) ou trop peu (nous sommes timides) ; nous donnons trop (nous sommes grandioses) ou trop peu (nous sommes calculateurs) ; nous n’acceptons pas de recevoir (nous sommes blasés) ou surestimons toujours ce qu’on nous donne (nous sommes extasiés) ; nous ne savons pas rendre (nous sommes ingrats) ou ne supportons pas d’être en dette (nous sommes tourmentés) », affirment les auteurs, désireux de montrer la mécanique de la donativité, cette capacité à vivre harmonieusement, en toute fluidité, le cycle du don : bien donner, accepter et reconnaître les dons qui nous sont faits, donner « à due proportion, en temps et en heure ». Plus que l’égoïsme, cette générosité bien comprise se révèle la clé de l’efficacité.

 

[1] A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Economica, 2000.

[2] Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.

[3] Terme utilisé pour désigner l’homme qui montre une rationalité dans ses calculs économiques lors de ses prises de décision.

[4] M. Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïque, PUF, 2007.

[5] R. Leakey, Les origines de l’homme, Flammarion, 1998.

[6] R. H. Frank, R. H., Passions within Reason. The Strategic Role of the Emotions, New York, W. W. Norton & Company, 1988.

[7] E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1967.

[8] Article de D. Cayla sur le Blog des Economistes Atterrés de Médiapart et daté du 12 octobre 2018.

[9] A. Caillé et J.-E. Grésy, Œil pour Œil, don pour don. La psychologie revisitée, Editions Desclée de Brouwer, 2018.

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