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Dans les coulisses de la guerre des prix littéraires

LIVRES // Quasi inconnu du grand public il y a un an, Hervé Le Tellier, lauréat du prix Goncourt 2021 a dépassé le million d’exemplaires. Un succès qui a réaffirmé le poids des récompenses, dont la tournée commence en octobre jusqu’aux fêtes de Noël. Mais entre le scandale Matzneff et l’émergence des influenceurs littéraires, la suprématie des prix littéraires n’est-elle pas remise en question ? Décryptage.


Confinement oblige ? Après « L’Amant » de Marguerite Duras, les Français se sont jetés en 2021 sur « L’Anomalie », le roman de l’écrivain Hervé le Tellier, qui est devenu le deuxième prix Goncourt – la plus prestigieuse distinction littéraire française – le plus vendu de l’histoire, apprenait-on avant l’été auprès de son éditeur Gallimard.  Son tirage atteint désormais 930 000 exemplaires, avec un rythme actuel d’un peu moins de 20 000 exemplaires vendus chaque semaine. Un succès qui va alimenter la grand-messe des prix littéraires de la rentrée. Comme toujours surchargée, elle commence le 25 octobre avec le Femina, le 26 avec le Médicis, le 28 avec l’Académie française et se clôture le 3 novembre, avec le doublé Goncourt et Renaudot parmi les plus prestigieux. Des récompenses qui animent toutes les passions… mais pas seulement parce qu’elles sont capables de multiplier les ventes du roman lauréat en librairies. Spécialiste des statistiques des prix littéraires avec des moyennes lissées sur plusieurs années, l’Institut d’études marketing GFK, qui collecte et classe l’ensemble des données de vente du marché du livre, estime le Goncourt à 320 000 ventes en moyennes devant le Renaudot à 194 000 et 131 000 pour le Prix des Lycéens. Pas seulement non plus parce que du jour au lendemain « le lauréat est propulsé sur la liste des best-sellers et que l’éditeur s’attire toute la gloire dans un pays qui considère la littérature comme un des piliers de sa grandeur » souligne ironiquement le New York Times. Mais peut-être parce que le mince bandeau rouge qui recouvre le livre primé – et qui vous servira de marque page – est un repère culturel inébranlable pour la plupart des lecteurs qui entrent dans une librairie. Sans oublier la garantie pour le lauréat d’obtenir une place de choix dans l’effervescence médiatico-publicitaire qui accompagne ces prix.

« L’idée première des frères Goncourt en créant ce prix, est de rendre hommage à un auteur à découvrir, et dont l’œuvre, une fiction, mérite d’être mise en lumière » explique Emmanuelle de Boysson romancière et co-fondatrice du Prix de la Closerie des Lilas. Un siècle plus tard on ne compte plus les prix littéraires, à tel point qu’ils seraient devenus une spécificité française : « il y a presque un prix par jour, chaque hôtel, chaque journal a son prix, ce qui pose parfois le problème de la légitimité de ces petits prix qui n’arrivent pas à contrebalancer les plus gros (Goncourt, Renaudot, et Femina) » souligne-t-elle avant d’ajouter : « mais il y a des nouveaux prix très porteurs comme par exemple le Prix des Libraires véritablement axé sur les lecteurs ».
Pour Sylvie Ducas qui a publié une étude sur les prix littéraires (La Littérature, à quel(s) prix ? La découverte), les « prix littéraires sont une « exception française » mal connue : s’ils prolifèrent en France, ils se diversifient selon des logiques très diverses liées à une « économie du prestige » complexe ». Intrigues de sérail et manœuvres de couloirs… le copinage avéré entre éditeurs et jury littéraire pose l’éternelle question de la transparence des grands prix. Le récent scandale autour de l’écrivain Gabriel Matzneff visé par une enquête pour « viols commis sur mineur », qui a reçu le prix Renaudot de l’Essai en 2013 a levé le voile sur l’entre-soi du monde de l’édition en France, capable de protéger, voire soutenir, depuis toujours un auteur qui fait l’apologie des relations sexuelles avec des enfants et des adolescents.

Le « New York Times a contribué à mettre en lumière l’impunité de Matzneff, qui était soutenu sous prétexte d’être un grand écrivain » décrypte Emmanuelle de Boysson avant de poursuivre : « dans le monde de l’édition  on se connaît tous, et les prix souffrent de cette image élitiste». Le Prix de la Closerie des Lilas, qu’elle a co-fondé et qui couronne les uniquement les femmes, revendique son indépendance avec un jury tournant, composé de femmes du monde des arts, des lettres, de la presse, des sciences et de la politique. Le prix « à l’instar du Médicis ou du Prix interallié, fait une contre-proposition à ce fonctionnement de jury « élu à vie » et qui manque parfois de transparence » ajoute-t-elle.

 

Prix littéraire 2.0

L’avènement des réseaux sociaux et notamment d’Instagram en 2010 a généré une importante redistribution des cartes, en offrant notamment un pied d’égalité entre le lecteur, l’auteur et l’éditeur. Pour la première fois, chacun peut y échanger et s’y informer sans être le maillon d’une chaîne éditoriale.
Ni journalistes ni critiques littéraires, les « bookstagrameuses » sont des passionné(e)s de livres – pour la majorité des femmes – dont les comptes Instagram sont suivis par des milliers de followers : un public souvent plus jeune et parfois moins enclin à entrer dans une librairie. « Il y avait une grosse réticence au départ de la part des services de presse des maisons d’édition, mais c’est fini… Notre valeur ajoutée c’est la viralité de nos coups de cœur qui seront relayés par notre communauté». Avec ses billets qui mêlent avec finesse critiques et vie personnelle, Agathe Ruga, blogueuse connue sous le pseudo d’agathe.the.book  fidélise 18 000 abonnés sur son compte Instagram.
« J’aime découvrir un nouvel auteur et faire la lumière dessus, mais surtout je ne peux pas me passer des plumes des autres, écrire sur eux, c’est une manière de parler de soi en se protégeant un peu… » explique la jeune femme qui vient de publier son deuxième roman « Petits vices et gros défauts » (Leduc 2021). Non rémunérée comme la plupart des influenceurs littéraires, elle exerce un métier de dentiste, mais reconnaît que les portes s’ouvrent plus facilement « quand j’ai proposé mon manuscrit, il a été lu tout de suite mais cela ne garantit néanmoins pas sa publication si le livre ne plaît pas ».

 

Sur les 521 romans prêts pour la rentrée, qui sera primé ?

En 2018, elle a créé le Grand Prix des blogueurs littéraires pour répondre à l’engouement des internautes, mais également faire un pied-de-nez aux mauvaises langues qui déplorent un manque de contenu éditorial « Je trouve injuste qu’on nous reproche des illustrations très décoratives, alors que nos contenus -même sur babelio – demandent un vrai travail d’écriture : on n’est pas non plus des youtubeuses beauté ! » avant d’ajouter « on ne fait de tort à personne encore moins aux livres  et ses nouveaux lecteurs ». Ainsi Olivier Liron, lauréat en 2018 pour son livre « Einstein, le sexe et moi » chez Alma, a été réimprimé trois fois avant d’être désormais sociétaire chez Gallimard. Quant à Julien Dufresne-Lamy et son roman « Jolis jolis monstres » chez Belfond, le prix (2019) lui a permis d’être édité en poche.
Un succès qui va de pair avec la professionnalisation de ces chroniqueurs 2.0 qui savent animer une rencontre avec l’auteur, monter et partager des vidéos, gérer une communauté parfois importante et faire découvrir des ouvrages à travers des formats propres aux réseaux. Ils ont toute leur place dans les stratégies de communication des professionnels de l’édition. Un système dorénavant établi de partenariat d’envoi presse contre citation, mais également pour certains d’une invitation à faire partie d’un comité de lecture des maisons d’édition.
« On a invité Agathe Ruga au sein du groupe de lecture de la Closerie des Lilas parce qu’il nous faut des personnalités fortes qui incarnent la littérature.» confirme Emmanuelle de Boysson. Entre une éminence de l’académie française juré à vie d’un prix prestigieux et une influenceuse littéraire, la passion de la lecture reste intacte. « C’est énormément de travail de lire tous les livres et le moment que je préfère est quand je me retrouve enfin autour de la table des délibérations où l’on est toujours dans la passion. » rappelle la co-fondatrice du prix de la Closerie des Lilas. Sur les 521 romans prêts pour la rentrée, tous les chemins mènent au livre.

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