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Brut, Une Aventure Française Qui S’Exporte

brutRenaud Le Van Kim (au centre) et Laurent Lucas (à gauche), hommes de télé expérimentés, dirigent une équipe jeune qui parle à un public jeune.

L’événement est suffisamment rare pour qu’on le signale par un roulement de tambours : deux producteurs français ont créé un média global d’un nouveau genre pour une cible bien précise, les millenials. Brut, les fameuses vidéos qui inondent les réseaux sociaux, cartonne en France et dans le monde et, sans complexe, passe à l’offensive sur le marché américain. Reportage, de Paris à New York, au plus près d’une saga qui ne fait que commencer.

 

Un immeuble modeste en plein coeur de Manhattan, à quelques blocs de l’Empire State Building. Un ascenseur qui vous conduit au 7 étage, dans un open space fonctionnel, où s’affaire une ruche silencieuse composée d’une quarantaine de journalistes, techniciens, data scientists, commerciaux, âgés pour la plupart de moins de 30 ans. Longeant les bureaux, une table avec des paniers de chips, des pommes, du thé, des machines à café, en mode start-up… Bienvenue dans les locaux new-yorkais de Brut, le média global créé par deux Français audacieux, dont les vidéos sont vues chaque mois près d’un milliard et demi de fois ! Depuis quelques mois, Brut a décidé de conquérir les États-Unis, et donc de s’attaquer aux networks américains qui diffusent quotidiennement des dizaines de vidéos d’actualité, mais aussi à Now This, une plateforme qui marche fort outre- Atlantique. Elle seule devance aujourd’hui Brut dans le ranking américain des producteurs et diffuseurs de programmes sur Internet. Les CNN et autres Fox News arrivent derrière… Même si l’on ne vous y accueille pas avec des hôtesses souriantes et apprêtées et des écrans plasma partout, Brut est bel et bien la licorne française des nouveaux médias qui commence à affoler le Landerneau médiatique.

 

Des débuts tonitruants

Mais revenons aux origines de cette aventure sans précédent. Nous sommes en 2015, le producteur Renaud Le Van Kim vient de rompre dans la douleur avec Canal+ dont il demeure l’une des figures historiques. Il entraîne à sa suite une dizaine de personnes, Guillaume Lacroix en tête, avec lequel il monte Together, une boîte de production indépendante. Grâce à son talent et son entregent, celui que l’on surnomme « le Chinois » dans le milieu, ne doute pas une seule seconde de sa capacité à devenir un acteur qui « pèse dans le game ». Mais les débuts s’avèrent poussifs. La team n’est pas débordée de travail.

 

Oublions les médias traditionnels et faisons ce qu’on sait faire, parler aux jeunes, en utilisant les réseaux sociaux !

Un soir de blues, Guillaume Lacroix, qui a aussi produit le Grand Journal, lui envoie un SMS en guise de bouteille à la mer. « Oublions les médias traditionnels et faisons ce qu’on sait faire, parler aux jeunes, en utilisant les réseaux sociaux ! » « Ça marche » lui répond, lapidaire, Le Van Kim. Laurent Lucas, le journaliste du groupe, se joint au projet qui prend le nom le plus évident pour les quelques membres du noyau dur : Brut. L’info brute, sans chichis, dénuée de ces commentaires qui empêchent le spectateur de réfléchir tout seul. Ce qui ne signifie pas que ce nouveau média sera dépourvu de ligne éditoriale, comme cela a pu être écrit parfois. « Nous avons un socle de valeurs qui guide notre travail, explique Renaud Le Van Kim, chairman de Brut. Les millenials, qu’ils soient européens, asiatiques ou américains, s’intéressent à la politique, l’environnement, l’égalité hommes-femmes, les discriminations… » Et ils sont deux milliards sur Terre ! C’est à eux que Brut a choisi de s’adresser, ces 15-35 ans qui ne se reconnaissent pas dans les médias traditionnels, ne regardent pas la télévision et ne lisent presque pas de journaux. Reste à trouver un format original correspondant au mode de vie et de consommation de ce public spécifique. Ce sera une vidéo conçue pour un écran de téléphone afin d’être visible et compréhensible n’importe où, puisque les informations accompagnant les images sont affichées en sous-titre. « C’était complètement contre-intuitif quand on a inventé ça, se souvient Renaud Le Van Kim. À l’époque, tout le monde voulait faire du son. »

 

Incontournable Xavier Niel

En novembre 2016, Brut sort ses premières vidéos. La campagne présidentielle française bat son plein, les candidats aux primaires se déclarent : un fond d’écran idéal pour réussir un « buzz ». « Nous avons bâti un petit film dans lequel le Hollande de 2011, celui d’avant son accession au pouvoir, s’adresse à celui de 2016, se rappelle Guillaume Lacroix, l’actuel PDG et cofondateur de Brut. Un carton. Mais plus importante encore, la vidéo de Bernie Sanders sortie pendant la campagne aux US a totalisé plus de 20 millions de vues dans le monde ! Là, nous avons compris que nous pouvions nous adresser à un public planétaire qui consomme de l’info mondialisée. »

 

 

En clair, que l’action se déroule à Tokyo, New Delhi ou Barcelone, si la thématique le concerne, le millenial s’intéressera au sujet diffusé. L’écriture graphique de Brut caractérisée par le gros sous-titre se révèle très pratique quand il s’agit d’adapter des vidéos dans plusieurs pays. Pas besoin d’enregistrer des voix de commentaires en espagnol, en anglais ou en mandarin, il suffit de traduire correctement les textes.

En moins de six mois, Brut réalise une percée d’audience remarquable, adossé à Facebook, un partenaire stratégique, mais aussi Snapchat où la mayonnaise Brut va prendre instantanément. Pour des millions de jeunes à travers le monde, Brut devient la première source d’information s’agissant d’une actualité qui les interpelle. « Mais plus encore que l’audience, insiste Renaud Le Van Kim, ce sont les commentaires déclenchés par nos films qui sont spectaculaires. Nous nous installons comme un authentique média conversationnel. »

Certes. Mais côté rentabilité, c’est une autre paire de manches. Le management très créatif de Brut rencontre des difficultés pour monétiser son ascension. Au printemps 2017, la banqueroute menace. « Un petit miracle se produit alors, raconte pour la première fois Guillaume Lacroix. On est en voiture avec Renaud qui reçoit un coup de fil de Xavier Niel dont il est proche. “Tu sais, lance le charismatique patron de Free, j’étais en vacances avec le boss de Snapchat, Evan Spiegel [un Américain naturalisé français en 2018], et on a constaté que nos enfants passaient leurs journées sur leur téléphone, à mater des vidéos de Brut ! Ça a l’air de marcher, ton truc.” “Oui, répond Renaud, mais sur le plan financier, les temps sont durs…” “Ah ? Ça m’intéresse. Tu peux me faire un “pitch” rapide ?” Tout en conduisant la bagnole, Renaud essaye d’expliquer le plus clairement possible ce que nos clients potentiels ne comprennent pas forcément à l’époque. “Ok, je suis avec vous, nous dit Xavier. À condition que vous gardiez bien cette ambition globale. C’est votre force.” Deux jours après cet échange improvisé, l’argent était sur notre compte. » La légende de Xavier Niel, l’homme qui investit des centaines de milliers d’euros sur un simple coup de fil ou un mail, continue de s’écrire en lettres majuscules. Il participera aux deux levées de fond suivantes dont la dernière en date, de 40 millions d’euros, a permis à Brut de se déployer aux États-Unis avec quelques arguments.

 

« Cracker » les business models classiques

En France, les dirigeants de la start-up sont désormais parvenus à modéliser un business rentable, basé sur trois sources de revenus. D’abord, il y a la publicité traditionnelle avec ses spots intempestifs qui interrompent les vidéos après quelques secondes. « Je n’aime pas cela, confie sans tabou Renaud Le Van Kim. C’est l’ancien monde et on ne contrôle rien. Heureusement, elle ne représente que 10 % de notre CA. » Ensuite, Brut produit des vidéos en marque blanche pour des clients qui s’offrent la modernité incarnée par une charte graphique reconnaissable au premier coup d’œil. « Regardez le site de Monaco, par exemple », clame fièrement l’ancien boss du Grand Journal. L’impression visuelle est, en effet, immédiate et bluffante. Mais la source de revenus la plus porteuse provient d’une idée très disruptive qui a pris de l’ampleur à mesure que le bas de catalogue de la plateforme s’épaississait. « Nous possédons maintenant quelque 20 000 vidéos en archives sur une foule de sujets qui intéressent les marques et des millions de commentaires qui leurs sont associés. Grâce à des algorithmes sophistiqués et le boulot de nos datas scientists, nous pouvons décrypter ces données pour aller voir des boîtes et leur dire : dans votre activité, vous êtes confrontés à tel problème avec les jeunes. Nous pouvons vous aider à le résoudre. » Brut propose alors à ses interlocuteurs des campagnes d’image réalisées par son équipe dédiée, susceptibles de faire passer des messages efficaces auprès d’une cible identifiée et attentive. « Pour ce service, précise le producteur, des entreprises sont prêtes à payer très cher. » De l’analyse, du conseil, de la production et de la diffusion puissante et pertinente, voilà le produit que vend aujourd’hui Brut en France et en Inde notamment, et dont il compte bien inonder les 50 pays où il est présent, à commencer par les États-Unis.

Une telle stratégie n’est possible que parce que chez Brut, la séparation entre la production purement éditoriale et celle à visée commerciale n’existe pas. Les équipes sont réunies dans le même espace et placées sous l’unique autorité de Laurent Lucas, qui visionne tous les films. « Nous voulons que les informations soient vérifiées et incontestables dans toutes nos vidéos car notre public se fout de savoir s’il s’agit d’info classique ou de brand content, affirme-t-il. À partir du moment où un contenu l’intéresse, il le consomme avec la même exigence. » Par souci de transparence, le caractère payant du clip et le nom du client sont inscrits dans le player. « Voilà une façon moderne d’envisager la publicité, claironne RLVK. On vend un produit innovant et on garde le contrôle sur nos contenus, ce qui est très important aux yeux de nos spectateurs pour lesquels on est un tiers de confiance. » Cohérent avec son éthique, Brut est allé jusqu’à refuser plusieurs gros budgets. « Comme des laboratoires pharmaceutiques, confie Guillaume Lacroix. Leurs activités ne correspondaient pas à notre socle de valeurs que l’on ne sacrifierait pour rien au monde.

 

La rentabilité aussi doit être mondialisée…

Désormais implanté dans la capitale mondiale des médias, le jeune groupe français fait face à des monuments. Les grands networks comme CNN ou Fox News, des rivaux extrêmement dynamiques tel que Now This ou encore des précurseurs parmi lesquels AJ+, une déclinaison moderne de la chaîne qatarie Al Jazira, instrument de la politique de soft power des princes de Doha… « Je ne suis pas inquiet sur notre capacité à accroître notre audience aux États-Unis, assure Guillaume Lacroix. En revanche, notre défi est de parvenir à rentabiliser nos investissements ici. Car la guerre commerciale est féroce. Les moyens mis en œuvre par nos concurrents sont infinis. » Si Brut équilibre ses comptes aux États-Unis dans les deux années à venir comme espéré par ses dirigeants, il devrait initier une troisième levée de fonds, bien plus importante que les précédentes, afin de sanctuariser sa position de premier média mondial des millenials.

Pour autant, la direction ne manque pas de projets qu’elle met en œuvre en toute discrétion. Brut s’est, par exemple, rapproché d’Amazon pour diffuser sur sa plateforme des documentaires de 52 minutes, pilotés par les journalistes maison. Dans quel but s’orienter vers des formats traditionnels quand on se veut quasi révolutionnaire ? « Amazon est un point de contact important des millenials », estime Guillaume Lacroix, rappelant cependant que « rien n’est fait ». Autre nouveauté qui s’esquisse depuis quelques mois, la rédaction s’ouvre de plus en plus à la culture, incitée par les majors du monde de la musique. « Nous avons récemment mis en ligne un documentaire sur la chanteuse Angèle qui fait un tabac, note RLVK, et nous en finissons un très original avec Orelsan. » Un film dans lequel le rappeur tient la caméra, lui-même n’apparaissant presque jamais à l’image. Si le public suit, il est probable que cet étrange format sera dupliqué avec d’autres artistes qui accepteront de se prêter au jeu.

Riche de dizaines de milliers de vidéos, plus ou moins longues, sur des thématiques très variées, Brut ne pourrait-il pas lancer sa propre chaîne de télé ? Quand on soumet l’idée de « Brut TV » à Guillaume Lacroix, il répond par un silence amusé. On insiste : « Alors ? » « Pourquoi pas ? On n’en est pas là mais on saurait faire. » Ça, on n’en doute pas.

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