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La philanthropie à la française se régénère grâce à l’entrepreneuriat social

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En France, les activités philanthropiques sont moins répandues (5 300 fondations recensées en 2018 contre 80 000 aux Etats-Unis). Toutefois, une nouvelle génération d’entrepreneurs est en train d’inverser la tendance avec la volonté de s’investir davantage en tant qu’acteurs sociaux. De plus en plus jeune, à la tête d’une fortune qu’il a créée lui-même, et qu’il veut partager avec les autres, le philanthrope français fait souffler un vent nouveau à une époque où l’État et les collectivités n’exercent plus le monopole du service de l’intérêt général.

 

Un paradigme qui n’a pas échappé à Virginie Seghers, co-fondatrice de Prophil, une société de conseil et pôle de recherche spécialiste des nouveaux modèles économiques au service du bien commun. En s’inspirant de modèles existants notamment au Danemark en Suisse ou en Allemagne, elle défriche et expérimente avec des entrepreneurs pionniers comme Pierre Fabre et imagine des nouveaux modèles de gouvernance pour la France, comme les « Fondations actionnaires ». Un modèle innovant de fondation qui possède tout ou partie d’une entreprise par la volonté des actionnaires qui lui ont fait don de leurs titres. Une avancée à deux niveaux qui permet de protéger l’industrie française tout en déployant une nouvelle source de financement philanthropique : la valeur créée par l’entreprise concourt directement à une action d’intérêt général. Rencontre avec cette militante d’un capitalisme plus altruiste.

 

Désirée de Lamarzelle : La philanthropie se développe-t-elle en France ?

Virginie Seghers : La philanthropie est un terme ancien, atemporel : en grec, il signifie aimer l’Homme (Philos, Anthropos). La philanthropie est un acte profondément laïc, qui a été largement encouragée les philosophes des Lumières et s’est développée au XVIIIe et XIXe siècle, à côté de la charité des Eglises. Avec l’essor de l’Etat Providence au XXe siècle et de l’Economie sociale, elle s’est tarie, tout en continuant à se pratiquer avec une certaine discrétion. En France on utilise deux termes proches pour évoquer le don : le mécénat,étymologiquement rattaché aux Beaux-Arts (Mécène était le conseiller de l’empereur Auguste pour les Arts et lettres), pour parler des collections privées et de la générosité dans le champ artistique ; et la philanthropie, davantage pour évoquer un acte désintéressé dans le champ social et éducatif. Mais aujourd’hui ces termes se confondent, on parle de mécénat d’entreprise pour l’ensemble des engagements philanthropiques des entreprises, artistique ou non, et le mot philanthropie, qui était tombé en désuétude, connait un regain d’intérêt sans précédent.

 

Qu’est-ce qu’une fondation d’entreprise ?

V. S. : C’est une fondation (ou structure assimilée), créée par une entreprise, et donc une entité autonome dédiée à l’exercice de ses activités en faveur de l’intérêt général. Techniquement c’est une donation faite par l’entreprise à la fondation. Il y a plusieurs statuts possibles, mais ce qu’il faut retenir, contrairement à la fondation actionnaire, c’est qu’il n’y a aucun lien capitalistique entre l’entreprise et la fondation. Il y a plusieurs statuts possibles : la fondation d’entreprise (Loi 1990), le Fonds de dotation (2008), la Fondation reconnue d’utilité publique (1987) et la fondation abritée, avec beaucoup de fondations « abritantes », la plus importante étant la Fondation de France. La Fondation Cartier ou encore la Fondation BNP Paribas sont par exemple des comptes ouverts à la Fondation de France, sans création d’une personne morale. Il y a aussi le fonds de dotation, structure plus agile et largement adoptée aujourd’hui par les philanthropes individuels et les entreprises, avec presque toutes les prérogatives d’une fondation, sauf le nom.

 

La fondation d’entreprise correspond-elle à un nouveau rôle de l’entreprise ?

V. S. : Le capitalisme recherche de nouveaux modèles capables d’intégrer la prise en compte du bien commun, bien au-delà des exercices souvent imposés de la « RSE » (Responsabilité sociale et environnementale) :  la philanthropie est un espace de liberté, un laboratoire d’innovation pour l’entreprise, elle est capable de faire évoluer sa prise de conscience des enjeux sociétaux. Et à l’heure où les collaborateurs sont à la recherche de sens dans leur vie professionnelle, les valeurs promues par les fondations leur donnent aussi une bonne raison de s’investir en son sein.

 

Quelles sont les limites philanthropiques de la fondation d’entreprise ?

V. S. : Une fondation est le pilier de l’engagement sociétal d’une entreprise. Pour être efficace, elle ne doit pas être à côté, mais pleinement intégrée à sa stratégie. Elle exprime ses valeurs, les rend tangibles, contribue à l’attractivité et à la réputation de l’entreprise : c’est un actif immatériel incontestable. A ce titre, les limites à son action sont les moyens qu’on lui octroie, la place qu’on lui donne, le rôle qu’on lui assigne.

 

Mais peut-on conjuguer gouvernance philanthropique et efficacité économique ? 

V. S. : C’est un sujet en développement, auquel je crois profondément et que Prophil tente d’encourager en France. Nous sommes convaincus que les entreprises ont un rôle majeur à jouer face aux défis du XXIe siècle, pour que la planète et la société aillent mieux. C’est pour cela que notre mission est d’accélérer la contribution des entreprises au bien commun : une contribution large, qui dépasse largement le cadre de la philanthropie, et s’accompagne de l’évolution voire de la transformation des modèles économiques, d’affaires, de gouvernance, pour repenser les conditions de création et de partage de la valeur. Face aux dérives de modèles prédateurs, nous sommes convaincus que beaucoup d’entrepreneurs veulent conjuguer vision de long terme, impact sociétal et efficacité économique.

 

A quelles limites pensez-vous ?

V. S. : Le capitalisme ultra-financier a souvent été prédateur des ressources de la nature et de la planète ; il est temps d’intégrer la finitude des ressources dans les modèles d’affaires. La philanthropie est une formidable contribution libre mais malheureusement -sauf exception avec des fondations à la Bill Gates- marginale à la marche du monde. Par conséquent c’est davantage par la transformation volontaire des modèles d’affaires d’entreprises visionnaires, la recherche d’utilité, que l’on peut imaginer l’entreprise « du monde d’après ».

 

C’est pourquoi il est si important de défricher la voie de la fondation actionnaire ?

V. S. : La fondation actionnaire est en effet un modèle de transmission, de propriété et de gouvernance alternatif, encore assez méconnu en France. Il s’agit d’une fondation qui détient une partie ou la totalité du capital d’une entreprise, et donc un pouvoir au sein des organes de gouvernance en fonction des droits de vote qu’elle détient.

 

Un modèle dont vous êtes en quelque sorte l’ambassadrice ?

V. S.: Chez Prophil nous avons défriché le modèle des fondations actionnaires avec une première étude européenne comparée, entre le Danemark, l’Allemagne, la Suisse parue en 2015.  Notre objectif était de nous inspirer de ce qui existe dans d’autres pays et des exemples les plus emblématiques : Bosch, Bertelsmann, NovoNordisk, Velux, Carlsberg, Victorinox, Rolex…, appartiennent toutes à des…fondations ! Ces entreprises souvent performantes, ne peuvent pas être rachetées (puisqu’une fondation n’appartient à personne), elles ont un actionnaire national, stable et de long terme et redistribuent des sommes considérables sous forme philanthropique. Au Danemark par exemple, 63% de la capitalisation boursière est le fait d’entreprises détenues majoritaires par des fondations et leurs dons s’élèvent chaque année à plus de 800 millions d’euros. Notre intention est faire connaitre le modèle en Franc, où il était largement inconnu… A part la fondation Pierre Fabre (actionnaire à 87% des laboratoires éponymes), et la Fondation Varenne (actionnaire de la Montagne), aucune fondation à l’époque n’était actionnaire majoritaire d’une entreprise. Cela évolue. 

 

Comment votre projet est-il accueilli en France ?

V. S. : Nos travaux (études, conférences, voyages d’étude dans ces pays…) ont suscité beaucoup d’intérêt en particulier de la part des entrepreneurs familiaux et des pouvoirs publics, car la fondation actionnaire est aussi un outil puissant de transmission et de protection des entreprises familiales. Le modèle, qui est encore assez subversif en France, se développe progressivement. Aujourd’hui, 14 pionniers ont rejoint De Facto (Dynamique européenne en faveur des fondations actionnaires) que nous avons créée pour fédérer les pionniers et encourager le développement des fondations actionnaires en France. A l’heure ou plus de 200 000 entreprises périssent faute de repreneurs, le sujet des fondations actionnaires est d’actualité.

Qui sont les philanthropes à la tête des fondations actionnaires ?

 V. S. : Ils ont différents profils :  entrepreneurs propriétaires d’entreprises, fondateurs, repreneurs, héritiers, voire fondateurs de startups… Tous, pour des raisons différentes, souhaitent donner une partie de leur entreprise pour en protéger les valeurs fondatrices et s’engager en faveur de l’intérêt général : ils font preuve de patriotisme économique en maintenant l’entreprise et le capital sur le territoire français, ils définissent les sujets stratégiques sur lesquels ils souhaitent que la fondation, comme actionnaire, ait des prérogatives, et ils engagent une stratégie philanthropique. Ces dirigeants ne sont pas motivées par l’argent puisqu’ils vont choisir de se déposséder d’une partie du capital ou de la totalité, en donnant leurs titres à la fondation. Ils veulent pérenniser l’entreprise.

Quel est le cadre législatif de la fondation actionnaire ?

V. S. : Aujourd’hui il n’y a pas un statut juridique dédié, mais trois statuts possibles : la fondation reconnue d’utilité publique, adoptée par exemple par Pierre Fabre ; le fonds de dotation, adapté par Naos, Bureau Vallée, Archimbaud ou Médiapart par exemple,  et le récent fonds de pérennité, né du fruit de nos travaux dans le cadre de la loi Pacte, mais encore inabouti à notre sens. En effet, ce dernier relève du droit des entreprises et n’offre donc pas les avantages d’une structure d’intérêt général, et sa mission philanthropique est facultative, ce que je trouve extrêmement dommage. Le modèle parfaitement hybride n’existe pas encore alors que la vertu des fondations actionnaires est justement la double mission.

 

Mais en France la transmission patrimoniale familiale est encore inscrite dans nos gènes ?

V. S. : La dépossession est un acte très sensible ! Et très contrainte en droit des successions. En effet, personne ne peut donner, même à une fondation, davantage que sa « quotité disponible », part de son patrimoine qui varie selon le nombre de ses enfants. C’est pourquoi il faut impérativement associer les enfants, quand il y en a, à cette démarche. Beaucoup de propriétaires d’entreprises sont inquiets de la transmission familiale, du poids et des responsabilités qu’impose la transmission du capital aux enfants, ils veulent les protéger et leur transmettre d’autres valeurs que l’argent. Les embarquer dans le projet philanthropique est une formidable façon de partager les valeurs familiales et de poursuivre, avec eux, une aventure commune !

 

* « Les fondations actionnaires, première étude européenne », Prophil 2015

 

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