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René-Pierre Azria, comment avez-vous créé votre banque à New York?

Vous êtes le fondateur et PDG de Tegris LLC, une banque d’investissement privée à New York. Une opération à 4 milliards de livres sterling a marqué les débuts de la jeune structure. Vous vous définissez comme un débloqueur d’affaires, un créateur de fluidité. Quelles sont les arcanes du positionnement du banquier qui permettent le succès de la M&A?

René-Pierre Azria : Une banque d’affaires commence avec… une clientèle. Certains banquiers se spécialisent dans un secteur “vertical”, un modèle venu des Etats-Unis dans les années 90 et calqué sur celui des analystes financiers. J’ai quant à moi choisi d’être généraliste, et je me suis spécialisé dans les affaires ou les structures un peu compliquées. Ces dernières requièrent diplomatie, créativité et une clairvoyance stratégique, même lorsque l’objectif final semble clair. C’est pour cela que j’ai fait beaucoup d’affaires cross border, entre des entreprises de cultures très différentes.

Vous mentionnez l’opération Phoenix. Phoenix Group (à l’époque Pearl Group), était un groupe d’assurances-vie qui, en 2009, comptait au Royaume-Uni 7 millions d’assurés et plus de 64 milliards de livres sterling d’actifs. Cependant, Phoenix était en rupture de ses ratios prudentiels car les obligations à long terme anglaises subissaient fin 2008 un “mark-to-market” terriblement pesant. Phoenix avait aussi un problème d’endettement, elle avait donc besoin de capital. J’ai représenté une grosse SPAC américaine pour renflouer la société. Les SPAC étaient inconnues à l’époque, donc difficiles à manier, surtout au Royaume-Uni et surtout pour des opérations aussi visibles. J’ai dû obtenir l’accord unanime des 17 banques de Phoenix, ainsi que des créanciers juniors, des obligataires et des actionnaires, pour créer un package financier que les régulateurs anglais pourraient approuver. J’ai passé 4 mois à Londres pour réaliser une restructuration complète du capital de cet assureur, le mettre en Bourse sur le LSE, puis suis resté au Conseil d’Administration de Phoenix pendant neuf ans. Aujourd’hui, Phoenix Group Plc est l’une des 100 plus grandes capitalisations boursières du Royaume-Uni.

Vous avez été, de 1996 à 2007, partenaire mondial (“Global Partner”) de Rothschild & Cie (et responsable de la division Technology Media Telecom de Rothschild aux États-Unis). Spécialiste des fusions-acquisitions, en particulier dans les télécoms et les médias, vous avez par exemple travaillé sur le rachat de Global One par France Télécom. Jugez-vous une bonne affaire plutôt au horse, en se basant sur les chiffres de l’entreprise, ou sur le jockey, vous fiant davantage à votre analyse de la personnalité des membres de l’équipe dirigeante ? 

R.-P. A. : On juge différemment selon que l’on est acheteur ou vendeur. 

Si je vends une affaire, je juge le horse, car ce sont ses qualités que je vends. S’il a des défauts, j’essaie de les soigner avant la vente. En aucun cas on ne doit les masquer, ce n’est pas correct et cela détruirait votre réputation de banquier d’affaires. 

Si je suis côté acheteur, mon client est le jockey. Je l’aide à évaluer ce que le cheval fera sous sa direction. Il s’agit d’estimer si nous aurons une valeur ajoutée par rapport au prix que nous payons aujourd’hui. Dans ce cas, on juge le horse par rapport au jockey que l’on est.

B.M : Durant votre carrière chez Rothschild, vous avez, entre autres, réalisé l’OPA de Suez sur United Water, ou celle de Luxottica sur Oakley. Comment planifie-t-on une OPA? Quels sont les must-do et les mustn’t-do? 

R.-P. A. : La première chose dans la planification d’une OPA est le secret. Au fur et à mesure qu’une OPA se précise, des dizaines puis des centaines de personnes sont impliquées, mais l’opération doit néanmoins rester secrète jusqu’à ce qu’elle soit déclarée au marché.

Dès qu’elle rendue publique, parfois par une fuite intempestive, toutes les règles changent. On multiplie les risques et les intervenants, le rythme et la stratégie changent du tout au tout. Dès qu’une entreprise est soumise à une OPA ou à une tentative d’OPA, tous ses concurrents peuvent interférer, ainsi que les actionnaires des différentes parties, les autorités, les banques, etc. Le banquier et les autres conseils aident leur client à naviguer dans le chaos. On doit dès le début avoir une thèse très solide pour s’expliquer sur les raisons pour lesquelles on veut racheter la cible, et sur le prix qu’on est prêt à payer. 

Lorsque nous avons fusionné Prisa, le groupe de médias espagnol, avec une SPAC, Prisa a annoncé à plusieurs reprises de mauvais résultats trimestriels. La valeur de l‘action baissait, la fusion avec la SPAC été renégociée, mais le marché se demandait si la SPAC allait rester déterminée à recapitaliser Prisa. Il n’était pas envisageable pour l’État espagnol que le propriétaire du plus grand quotidien national, El Pais, fasse faillite. Nous gérions le chaos sous pression.

L’OPA est la technique juridique pour racheter une entreprise cotée en bourse. Elle peut être parfaitement amicale, elle peut être surprise ou être précédée d’un dialogue. Il est clair qu’il vaut mieux qu’une OPA soit préparée avec soin, avec une communication franche et ouverte, afin de rassurer le personnel, les autorités, les stakeholders cote acheteur et vendeur. Après la phase de secret, c’est donc au contraire la communication qui est un facteur crucial pour la réussite d’une OPA.

Travaillant à Tokyo, vous apprenez le japonais que vous parliez couramment (comme l’italien) et vous intégrez les rangs de la filiale nippone d’Indosuez. Vos succès asiatiques vous vaudront de créer et de prendre la présidence de la Financière Indosuez Inc. (un broker-dealer) à New York. Vous avez perçu l’émergence de l’Asie dès le début des années 1979, quand vous êtes arrivé au Japon à 22 ans (jusqu’à 29 ans). Qu’est-ce qui vous a fait réaliser le potentiel productif des dragons ?

R.-P. A. : Quand je travaillais au concours d’entrée à HEC, nous devions étudier la Chine, qui, en 1975, commençait seulement à sortir des affres de la Révolution Culturelle. Je m’étais alors rendu compte que l’avenir immédiat était le Japon et non la Chine. 

Quand je suis arrivé au Japon en 1979, j’ai vu qu’il y régnait un esprit de corps, une fierté, une discipline, qui devaient en faire une puissance industrielle considérable. A l’époque, le Japon n’était que la quatrième puissance industrielle mondiale, derrière les USA, l’URSS et la France. Il suffisait cependant de prendre le train à grande vitesse de Tokyo à Osaka, qui existait depuis les Jeux Olympiques de 1964, de visiter une aciérie ou d’aller au quartier tokyoïte de l’électronique et d’y voir les produits high-tech que produisait le Japon. Ces derniers étaient tellement en avance sur tout ce qu’on produisait en Europe, comme les caméras, appareils photo, chaînes Hi-fi, et même de petites calculettes avec panneaux solaires de la taille d’un timbre qui fonctionnaient à la lumière d’une pièce. 

Le Japon débordait d’une énergie créatrice industrielle. Le Livre Blanc du MITI en 1982 donnait à l’industrie automobile l’objectif de concurrencer Mercedes-Benz, ce qui semblait une ambition invraisemblable… sauf dans le contexte de ce maelstrom de volonté et de progrés.

Vous avez siégé au comité d’investissements du fonds d’investissement Blackstone Capital Partners (de 1988 a 1995), l’un des premiers grands fonds de Leveraged Buy-Outs au monde, alors que vous étiez aussi directeur général de la joint venture spécialisée en conseil pour M&A entre la Banque Indosuez et Blackstone. Qu’y avait-il d’unique dans l’approche de Blackstone pour expliquer un tel succès?

R.-P. A. : J’ai eu la chance d’être parfois un acteur direct, longtemps un auditeur de premier rang, dans les premières acquisitions qu’a faites Blackstone. Blackstone faisait rarement des erreurs. Ils contrôlaient les risques au maximum même si cela entraînait de moindres profits. Leur étude des cibles était extrêmement poussée. Ils utilisaient des consultants extérieurs, ce qui se faisait peu alors, pour mieux comprendre les industries dans lesquelles ils investissaient. 

Ils ont été pionniers dans le recrutement de dirigeants opérationnels, c’est-à-dire d’anciens de conglomérats comme General Electric, et de vétérans de la politique de manière à injecter ce savoir-faire dans les grands groupes qu’ils ont repris. Le co-fondateur même de Blackstone, Pete Peterson, était sous-secrétaire au commerce de Nixon. Roger Altman, numéro trois du Groupe, avait été sous-secrétaire des finances de Jimmy Carter. David Stockman, qui dirigeait l’analyse des secteurs ciblés, avait été le plus jeune responsable du OMB (Office Management of Budget) sous Ronald Reagan. L’équipe dirigeante débordait d’intelligence et de connections politiques, financières et industrielles. Cela a influencé la nature de leurs affaires et leur manière de les réaliser. 

La plus belle affaire a été réalisée avec US Steel, qui avait d’énormes actifs mais besoin de cash. Blackstone a pris 51% de l’infrastructure de US Steel dans les Grands Lacs, qui permettait d’acheminer le charbon dans un sens et l’acier dans l’autre, et d’acheminer les produits finis vers la Nouvelle-Orléans en descendant le Mississippi. Des centaines de locomotives, des dizaines de milliers de km de rail et de canaux, des milliers de wagons, d’immenses entrepôts ont ainsi été rachetés au Book Value. Les facteurs décisifs ont été l’accès à cet industriel, la compréhension de l’infrastructure rachetée au cœur du Midwest et leur analyse très fine du cash-flow de US Steel. 

 

Vous êtes l’un des rares banquiers à avoir réussi une SPAC, une société cotée en bourse, sans autre activité opérationnelle que d’acquérir une entreprise. Vous avez récidivé avec le groupe Prisa, propriétaire de El Pais et partenaire du « Monde », puis avec Burger King. Quels sont les facteurs de réussite d’une entreprise qui ne produit rien? Comment les acteurs du marché font-ils pour juger sa compétence?

R.-P. A. : La SPAC est une réponse à la difficulté qu’ont certaines entreprises à utiliser la Bourse pour lever des capitaux. C’est la raison pour laquelle les banques d’affaires ne les aimaient pas : la mise en bourse leur rapportait 6 à 8 % alors que la SPAC leur rapportait 1%. Il y a aujourd’hui 450 SPACS en Europe et en Amérique car la concurrence a forcé les banques d’affaires à adopter cette structure. La SPAC est un compte en banque coté en bourse, ce qui en fait toute sa beauté. 

J’ai réussi à réaliser 3 SPACS au début des années 2010, quand elles n’étaient pas connues et suscitaient une grande méfiance de la part des financiers étrangers et du tissu industriel. Les financiers qui ont levé l’argent de ces SPACs, entre 800 millions et 1,5 milliard de $ chacune, étaient extrêmement créatifs et agiles. Leur dextérité financière était reconnue par le marché. 

Or, celui-ci parie, dans le cadre d’une SPAC, d’abord sur le flair du jockey, et ne prend en compte le cheval que lorsqu’on révèle son identité. Le cheval peut ne pas être coté en bourse, ou bien coté en bourse mais dans une situation difficile comme Prisa. Dans tous les cas, entrer en bourse ou utiliser la bourse ne sont pas des options dont l’entreprise visée dispose. 

La SPAC est un raccourci pour une cotation boursière, ce qui a beaucoup d’avantages. L’argent est déjà là, donc on ne dépend pas des institutions pour décider si elles vont investir, et on n’a pas besoin de faire la même présentation devant 100-200 investisseurs pour lever de l’argent. La valeur de la cible, déterminée par un contrat d’acquisition ou de fusion, est fixe, alors que dans le cas d’une mise en bourse, on ne sait pas à quelle valeur le titre sera cote au jour J, et on n’a aucun contrôle. 

La SPAC est une mise en bourse sans les risques classiques de l’IPO, mais avec d’autres risques: la négociation avec la SPAC est ardue. Les acheteurs souhaitent gagner le maximum d’argent aux dépens des vendeurs. Les cibles idéales pour une SPAC sont les entreprises trop endettées (Phoenix), celles que le marché des actions néglige (Prisa), ou encore celles qui souhaitent accéder très vite à de grosses liquidités (Burger King). Aujourd’hui, les SPAC s’imposent également pour coter très vite les licornes américaines. 

Comment est-il encore possible de créer une banque ?

R.-P. A. : Il faut bien faire la différence entre une banque d’affaires et une banque de dépôts. Créer une banque de dépôts est très compliqué, car les réglementations visant à protéger les déposants sont complexes et l’obtention d’autorisations est extrêmement limitée. 

Créer une banque d’affaires est plus facile ; et c’est ce que j’ai fait avec Tegris LLC. La première étape est de créer un cabinet de conseil qui fournit des services financiers contre honoraires. Ces services sont bien délimités et ne requièrent pas forcément une licence de broker-dealer. Ils incluent l’évaluation d’actifs et le conseil en fusions et acquisitions. Sur le marché de New York, ceci est tout à fait suffisant pour démarrer une entreprise florissante !

 

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