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Avec le pass sanitaire, le retour brutal de l’entre-soi ?

OPINION | Alors que la France connaît un mouvement de mobilisation contre le passe sanitaire, et que la société italienne alterne entre non-application et guerre ouverte, le monde s’éveille, et prend conscience de l’immense changement de la conception de l’espace qui nous a tous pris, sans que nous nous en rendions compte, depuis mars 2020.


 

Le Covid marque le retour de la frontière. Depuis les années 1960, l’idéologie libérale-libertaire voulait l’abolition de cette dernière. Les marchés devaient être ouverts, les flux de capitaux et de population libérés, les cultures mélangées. La société entière devait ressembler à une immense fête techno sur une plage publique sud-américaine, ou à un gargantuesque Starbucks californien dans lequel chacun pourrait créer sa startup. En mars 2020, les frontières se sont fermées. Les frontières européennes d’abord, puis les frontières nationales, et désormais, avec le pass sanitaire, les frontières locales. Il faut désormais, comme au XIXe siècle, montrer patte blanche. Une nouvelle société est en train de se former. Une société bien plus archipellisée que tout ce que nous avions exploré depuis 2015. Cette société se créera ses propres valeurs, son propre idéal. Nous serons tous des hommes nouveaux, qui dans dix ans regarderont rétrospectivement ce que nous étions à la fin des années 2010 en pensant, comme Montesquieu fait dire à ses personnages: « comment peut-on être persan? ». 

 

Dans de certaines conditions, quand un événement vient perturber de manière brutale la vie de tous les membres d’une population, la société évolue de manière quasiment autonome vis-à-vis de ses membres. Le collectif devient actif, l’individu passif. Les Français n’ont pas fait le choix individuel en 1914 de devenir violents. La guerre les a rendus ainsi. Le Sida dans les années 1980 a transformé notre sexualité sans que chacun ne se rende compte qu’il avait changé. Tous disent : « J’ai discuté avec un tel, et il m’a fait changer d’avis. », sans que personne ne soit plus avancé sur l’identité du premier untel, du premier qui ait été à l’initiative de quoi que ce soit. Chacun a ainsi l’impression de réagir plutôt d’agir, de subir plutôt que d’être à l’initiative. Sous l’impulsion du coronavirus, les sociétés du monde sont en train de changer de manière quasiment autonome vis-à-vis des individus qui les composent. Dans quelques années, nous écrirons l’Histoire, et dans ce récit révisionniste, l’Homme aura repris le rôle actif face aux événements. On glorifiera l’Homme d’Etat qui avait prévu, le scientifique qui a résolu, les pouvoirs qui ont su. On dira de l’évolution brutale qu’ils s’agissait d’un choix de société, dont nous étions à l’origine. Puis, une seconde génération d’Historiens viendra contester ce que la première a dit, attribuera la gloire d’avoir agi à d’autres personnalités, assimilera le étouffement dialectique à d’autres choix. Ce sera, comme le dit Heidegger, l’oubli de l’oubli. Quand chacun se sera approprié sa page d’Histoire, plus rien ne subsistera du chaos que nous avons vécu, et dont, il faut le dire, nous avons joui.

 

Ce qui a surtout changé avec le coronavirus, sans que chacun n’en fasse la décision consciente, est notre conception de l’Espace. Concevoir l’Espace, savoir où l’on est, c’est se repérer par rapport à d’autres positions dans l’espace. C’est distinguer le dedans du dehors, le près du loin, le dessus du dessous. C’est écrire l’espace en le délimitant, en dessinant ses frontières. Oui, frontière! Voici le mot honni, interdit. Il y a des gestes : on se lave les mains quand on rentre chez soi, on présente son pass sanitaire quand on va au restaurant ou au cinéma, ou on enlève son masque quand on sort du métro. On distingue l’espace public de l’espace privé. L’espace public était un lieu de vie. On se l’appropriait. On y jouait de l’accordéon, on y haranguait les foules, on y fumait une cigarette en regardant les jolies passantes. Hier encore, l’espace public appartenait à tout le monde. Aujourd’hui, il n’appartient plus à personne. Encore des gestes : on ne fait la bise qu’aux gens que l’on connaît. On marche d’un pas pressé, en étouffant sous son masque. On regarde avec inquiétude au restaurant le voisin de table qui vient de tousser : est-il malade ou a-t-il avalé de travers? On ne danse pas avec n’importe qui lors d’une soirée. On se protège davantage contre les MST lors d’un premier rapport charnel. L’espace public n’est plus le lieu festif d’antan, le lieu de rencontres fortuites comme dans les films de Truffaut ou de Godard. C’est le lieu des échanges intempestifs, des maladies contagieuses et des harcèlements. La civilisation de la fête publique a laissé place à celle de la fête privée.

 

L’Espace où l’on jouit est plus petit, il est désormais circonscrit, mais l’espace où l’on travaille est désormais plus grand et plus ouvert que jamais. C’est la grande surprise du coronavirus : on peut désormais travailler de n’importe où, avec n’importe qui lui-même n’importe où. Quiconque veut travailler pour un employeur étranger tout en restant en France peut désormais le faire. Quiconque a besoin d’une secrétaire pourra employer les services bon marché d’une « assistante virtuelle » marocaine ou indienne. Les barrières sont tombées, l’océan bleu immense du marché mondial s’ouvre devant l’entrepreneur ambitieux. A certains égards, c’est une libération pour les jeunes entrepreneurs issus de la classe moyenne qui n’ont plus besoin de dépenser des fortunes en costumes, en bureaux, en frais de bouche pour lancer leur entreprise. Derrière son IPad cassé, devant un fond d’écran Zoom aux armoiries de la startup pour cacher la piaule étudiante, le nouveau Steve Jobs se sent, plus que jamais, l’égal d’IBM. Cependant, ne nous leurrons pas. Cette égalité est une égalité à l’intérieur de la bourgeoisie, c’est le Niveau dont parle Goblot. Plus que jamais, l’éloquence, l’élocution, les réseaux, les apparences ont joué un rôle important. Une photo de profil qui ne respecte pas les codes est rédhibitoire. Un parcours scolaire qui ne présente pas les bonnes adresses est un CV qui termine à la poubelle. L’Homme se rattrape à ce qu’il connaît en ces temps d’incertitudes. Si les inégalités entre les générations de la Bourgeoisie se réduisent, et les jeunes privilégiés n’ont jamais eu autant d’opportunités, les inégalités entre les classes sociales se creusent.

 

Enfin, l’Espace a changé parce que quelqu’un l’a volé. Ou plutôt, non, il a profité de la crise pour reprendre ce que chaque féodalité, chaque entreprise, chaque association des droits, chaque individu lui avait volé depuis cinquante ans. Avec le coronavirus, l’espace public est redevenu la propriété de l’Etat. Il fut un temps où la gauche nationaliste répondait à la droite nationaliste, où les grandes parades staliniennes du PCF à la gloire du prolétariat français répondaient aux « Vive le roi ! » des militants de l’Action Française. L’esprit national était alors à son sommet, et la machine d’Etat régnait plus toute-puissante, convaincue de sa supériorité hégélienne. Puis, vint le temps des séparatismes, des entreprises, des associations, des individus. Le devoir envers la Révolution ou celui envers l’Empire furent remplacés par les droits. Il y eut les droits de droite, ceux des entreprises et des millionnaires, et puis ceux de gauche, les droits des immigrés et des minorités. On ne se gênait même plus pour parler à voix haute quand on visitait une église : « pourquoi devrait-on se gêner pour quelqu’un d’autre désormais ? ». Le coronavirus a chamboulé toute la logique séparatiste. Être séparatiste aujourd’hui, c’est être un salaud, un égoïste, un abruti, un rétrograde, un complotiste, un obscurantiste. La Science n’affirme plus la liberté mais l’autorité, elle censure les propos qui nuisent au nouvel ordre public rationaliste. L’espace public est celui du masque, du vaccin, du test PCR, de la distanciation sociale. On prend un certain goût à faire remettre son masque à quelqu’un qui l’a enlevé, à réclamer sur un ton grave son passe sanitaire, à s’inquiéter dans un courriel professionnel de la santé de son collaborateur. A l’interdit d’interdire a succédé le devoir du devoir: l’inévitabilité de la norme, quelle qu’elle soit, pour garantir l’harmonie sociale.

 

La bateau file désormais vers de nouveaux rivages. Face à l’orage, les matelots ont renoncé à le diriger, et vont désormais avec les vagues des mutants successifs. Quelques vieux garçons philosophes, avec une modération qui aurait rendu Burke fier du XXIe siècle, insistent que les choses changent trop, trop vite, qu’il nous faudrait réfléchir davantage : ultime tribut à l’autonomie de la société vis-à-vis de ses membres. Est-il raisonnable de commercialiser un vaccin si vite? Est-il raisonnable d’imposer de telles restrictions sur la liberté de se déplacer ? Ces questions n’ont plus d’intérêt. Comme disait Paul Valéry, « le vent se lève, il faut tenter de vivre ».

 

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