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Innovations et Emploi – Partie II

Cette fois, c’est différent. C’est souvent comme cela que sont désormais perçus les effets des innovations sur l’économie et l’emploi. La lecture plutôt déterministe que je faisais dans ma dernière chronique (lire ici) est-elle à oublier ou ce cadre est-il toujours le bon ? En d’autres termes, est-ce que les innovations et l’emploi sont, in fine, complémentaires, c’est la leçon de l’histoire vue par Alfred Sauvy et c’est aussi ce que suggérait le petit modèle développé par Paul Krugman, ou existe-t-il des risques pour que l’impact des innovations soit durablement négatif pour l’emploi ?

 

Sur de nombreux sujets, la caractéristique « cette fois, c’est différent » ne fonctionne pas et c’est pour cela qu’il faut s’en méfier. Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont écrit un livre remarquable sur cette thématique appliquée aux crises financières (« Cette fois, c’est différent : Huit siècles de folie financière » Pearson – Septembre 2010). Ils suggèrent que, dans les crises financières, ce n’est jamais franchement différent même si sur le moment chacun, emporté par son élan, y voit une rupture de l’histoire.

Mais les innovations, que l’on observe aujourd’hui dans l’économie, reflètent un changement radical pour le fonctionnement des économies. Elles s’inscrivent dans la durée et ne ressemblent pas à un emballement tel que ceux qui caractérisent les crises financières. Il n’y aura pas de retour en arrière (alors que c’est cela une crise financière) et c’est pour cela que la multitude des innovations pourrait se traduire par un résultat différent de celui que l’on a envie d’imaginer au regard du passé.

Sur un autre plan, les innovations affectent tous les secteurs de la vie privée et de l’activité professionnelle. C’est peut être cette capacité des créations nouvelles à englober l’ensemble des aspects de la vie qui est le plus générateur d’incertitude et le plus porteur d’interrogations.

Les quelques développements sur des innovations, passés en revue ci-dessous, sont heuristiques. Ils n’y a aucune idée de complétude sachant, en outre, qu’il existe des interactions fortes entre tous ces éléments. On constate néanmoins que d’une manière ou d’une autre ces innovations repoussent la frontière technologique modifiant ainsi profondément l’arbitrage entre capital et travail.

L’intelligence artificielle lève le paradoxe de Polanyi ; les machines peuvent apprendre même lorsque le détail de l’apprentissage n’a pas été explicité par l’homme. Elles peuvent en conséquence prendre des décisions pertinentes. On en observe l’utilisation dans nos smartphones (Siri sur l’iPhone par exemple) ou encore dans de nombreux processus d’analyse (médicale, juridique,..).
L’apprentissage par la machine permet de disposer d’une analyse et d’une capacité à décider dont la finesse est au-delà des capacités de l’homme. Associée aux données de masse (Big Data), l’intelligence artificielle révolutionne le mode de décision et est susceptible de surpasser l’homme dans sa capacité à discriminer et en conséquence à décider. C’est cette fracture qui change l’ensemble des perspectives.
Cette rupture s’observe encore davantage lorsque l’intelligence artificielle montre qu’elle est capable de s’auto-alimenter et de créer une dynamique qui lui est propre. L’emploi qui servait à la mettre en œuvre peut alors devenir redondant. Que deviennent les codeurs informatiques, personnes précieuses et essentielles de ce courant innovant, lorsque les machines deviennent capables de coder toute seule de façon efficace?

Les robots permettent la mise en œuvre d’opérations complexes avec des marges d’erreur quasiment inexistantes. Le robot peut désormais suppléer l’homme dans un grand nombre de tâches et pas simplement dans le secteur industriel. Désormais les services ne sont plus épargnés. C’est le cas par exemple des Fintech dont le fonctionnement est à base de robots.
La robotisation ne concerne plus simplement les tâches lourdes et répétitives de l’industrie, elle affecte aussi les services. Cela peut alors provoquer des gains de productivité forts et une contraction de l’emploi. Mais alors vers quels secteurs ces emplois supprimés iront-ils? Quels sont les secteurs qui permettront de retrouver un équilibre macroéconomique de plein emploi?

Les algorithmes qui sont capables de résoudre très rapidement des questions complexes. C’est le cas par exemple du trading à haute fréquence. Les ordinateurs font des opérations à une vitesse qui n’est pas accessible à l’homme. L’homme est supplanté parce que la machine est trop rapide pour lui. Un article récent (7 mars) du journal Les Echos indiquait récemment qu’une banque d’affaire avait réduit le nombre de ses opérateurs de marché de 600 à 2 mais avait embauché en contrepartie 200 ingénieurs en informatique. C’était moins coûteux et plus efficace.

La communication de machine à machine: une machine donne un signal à une autre pour provoquer une action de celle-ci sans qu’il y ait intervention de l’homme. Cela peut être très utile, par exemple, dans le cadre médical. Un capteur placé chez un patient envoie un signal relatif à une ou plusieurs mesures permettant d’appréhender l’évolution d’une caractéristique de ce patient. La machine recevant le signal peut permettre un ajustement du traitement.
La dynamique des décisions peut s’opérer désormais sans l’intervention de l’homme.

L’impression 3D permet de reproduire un bien en 3 dimensions avec une grande facilité. Elle permet aussi de piloter une production à distance. Plutôt que de produire un bien dans un lieu et de le transporter ensuite, il peut être plus simple et plus facile d’installer la capacité de l’impression 3D dans le lieu de destination et de piloter l’opération depuis le point de départ. Cela modifie fondamentalement l’ensemble du processus de production. Cette situation est particulière car l’on peut imaginer une entreprise européenne ou américaine implantant un tel processus dans un pays émergent. On doit aussi imaginer l’inverse avec une entreprise d’un pays émergent pilotant à distance un tel processus dans un pays développé.

Les véhicules autonomes, que ce soient des automobiles ou des drones, dont l’usage s’opère sans l’intervention de l’homme et avec des résultats très probants. Le transport est une source d’emplois très importante notamment dans les services de livraison. Ces chauffeurs sont souvent peu qualifiés et sont l’équivalent des cols bleus du monde industriel d’antan. La voiture sans chauffeur crée une rupture sans retour.

On doit aussi évoquer ces plateformes qui, via internet, transforment nos façons de faire et nos habitudes. Blablacar, Amazon ou encore Airbnb modifient en profondeur le comportement des consommateurs en mettant en avant une offre originale. Ces entreprises fonctionnent avec des rendements croissants. En conséquence, leur taille améliore leur productivité et leur profitabilité. Jusqu’à présent, le monde fonctionnait avec des rendements décroissants : plus la production s’étendait moins elle était profitable. C’est le contraire avec ces plateformes : la taille devient un atout en faisant baisser le coût marginal. L’analyse de la concurrence en est profondément bouleversée. La dynamique de ces entreprises s’opère via les réseaux informatiques et la mise en place d’intelligence artificielle et de robots. Dès lors, ces entreprises très puissantes emploient finalement assez peu de personnes. La taille n’est plus une garantie d’un bassin d’emplois important.

Tous ces développements indiquent que la machine conditionne désormais le travail. Jusqu’alors la machine suppléait le travail. Cette situation sera d’autant plus complexe que l’intelligence artificielle est déjà susceptible de créer sa propre dynamique sans recours à l’homme.

C’est ce renversement qui est au cœur des interrogations que l’on peut avoir sur l’emploi. L’impact négatif sur l’emploi sera forcément durable. Pour quatre raisons :

La première est que même si l’on a envie de suivre Alfred Sauvy, l’ajustement de l’emploi prendra un temps important.
Tous les secteurs de l’activité seront affectés. Il n’y aura pas la possibilité de contourner les secteurs qui ne sont pas affectés par ces innovations. Lorsque l’on parle des luddites ou des canuts on parle d’un secteur d’activité dont le mode de fonctionnement est remis en cause. Aujourd’hui la digitalisation est le mot qui est sur toutes les lèvres dans tous les secteurs de l’activité. Changer de secteur d’activité n’est donc pas forcément le salut comme cela pouvait l’être.
Ces phénomènes n’en sont qu’à leur début. Les entreprises commencent seulement à se saisir pleinement des stratégies digitales.
Les banques en France, par exemple, ne commencent que maintenant à adopter de véritables stratégies digitales. Une étude récente de McKinsey va dans ce sens et suggère que la transformation à venir sera spectaculaire; peut être comme les 10 dernières années (le smartphone a seulement 10 ans, comment on faisait avant ?) ou encore plus. Donc la transformation ne va pas s’arrêter. En conséquence, le monde de demain n’existe pas. Cela veut dire que même si l’on veut suivre Sauvy cela prendra des années voire des décennies avant de retrouver un nouvel équilibre. Les historiens dans 500 ans nous le feront peut-être remarquer, mais pour nous il sera trop tard.
Le 4ème point est celui développé par Richard Baldwin dans son dernier livre (« The Great Convergence: Information Technology and the New Globalization » Harvard UP Novembre 2016). Le développement technologique va permettre la mise en œuvre d’opération à distance sur une grande échelle. C’est ce que j’expliquais sur l’impression 3D mais sur une échelle plus vaste. La globalisation ne sera plus une question de baisse de coûts de transports mais de capacité à opérer à distance via un service digital complexe. Cela se traduira par une concurrence multiforme encore plus forte renforçant la nécessité de rester à la pointe des innovations et au risque de peser lourdement sur l’emploi.

Il est impossible de rendre compte de l’effet final sur l’emploi. Les effets de complémentarité peuvent s’inscrire dans la durée mais à court terme, tant que l’on n’aura pas retrouvé une situation stable il est probable que la dynamique de la machine l’emportera sur l’emploi.
Des économistes ont pourtant tenté de mesurer l’impact de ces innovations sur les emplois actuels. Une première étude a été publiée en 2013 par deux économistes d’Oxford University. Si l’on regarde au niveau des emplois concurrencés par la machine, les auteurs indiquent, qu’aux USA, 47% des emplois sont potentiellement sous la menace, à un horizon de 20 ans, d’être remplacés par des machines. Cette méthodologie a été critiquée car une personne dans son emploi met en œuvre plusieurs tâches et toutes ne sont pas concurrencées de la même façon par la machine. L’OCDE en décomposant les emplois par tâche trouve que les emplois soumis à concurrence directe sont de l’ordre de 10%. Le chiffre de l’OCDE est rassurant alors que celui d’Oxford est anxiogène.
Ces chiffrages sont déterministes alors que l’économie des 10 ou des 20 prochaines années est encore à inventer. Je pense qu’au regard des bouleversements technologiques 100% des emplois sont à risque. Tous les emplois seront affectées par ces innovations directement ou indirectement.

Ces développements suggèrent la nécessité de faire des efforts considérables sur l’éducation, limiter le risque entre l’évolution des machines et la capacité des hommes à se les approprier. La dynamique d’innovation est sur une tendance robuste et c’est désormais au travail de s’adapter à ce nouvel environnement. Le challenge est là.

C’est une société un peu folle que l’on est en train de créer puisque le travail qui est notre façon de nous définir nous échappe et devient conditionné par la machine. Et cela ne s’arrêtera pas spontanément. Les Etats-Unis, le Japon et l’Europe ont travaillé dur sur ces concepts mais aujourd’hui la Chine est au cœur de ces développements technologiques. Chacun veut être leader et la concurrence va s’opérer sur ces développements.
On ne sait pas combien de temps ce biais technologiques va engendrer cette impulsion spectaculaire que l’on connait actuellement. En conséquence, on doit imaginer une économie au sein de laquelle cohabitent des modes de fonctionnement très différents entre ceux qui vivront au rythme de la machine et ceux qui se seront essoufflés. C’est cette complexité qu’il faut désormais appréhender. C’est pourquoi il est probable que cette fois ce sera différent.

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